La Duchesse de Châteauroux/10

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Michel Lévy frères, éditeurs (p. 46-49).


X

LE JEU


Plusieurs fois, dans cette soirée, le roi s’était approché de madame de la Tournelle sans oser lui parler. En amour, les sentiments vrais sont timides, et ce roi, que tant d’aventures galantes devaient rendre confiant, et même audacieux, n’osait adresser la parole à la femme qui faisait battre son cœur.

Cependant il venait de lire dans sa pensée ; elle partageait son trouble, et Louis XV aimé ne pouvait tarder d’être heureux. D’où vient qu’il hésite à réclamer l’aveu qu’il espère ? C’est que, pour la première fois, il sent un obstacle à vaincre dans la noble résolution de madame de la Tournelle ; il sent qu’elle est de bonne foi dans son désir de lui résister, et il craint de perdre tout ce qu’il vient de gagner sur sa faiblesse en l’éclairant sur le bonheur qu’il en éprouve.

À la cour, où les émotions de l’amour-propre sont les seules qu’on puisse surprendre, une émotion du cœur paraît un phénomène dont chacun veut en vain se rendre compte ; car il faut pouvoir les éprouver pour expliquer ces troubles charmants qui naissent d’un regard, d’une inflexion, d’un rien, d’une fleur. Mais si la cause en est insaisissable, l’effet en est visible : c’est un vague dans les yeux qui ressemble à l’ivresse : c’est un visage animé, des lèvres roses et tremblantes, un front serein et des regards timides ; enfin c’est l’expression d’une joie craintive qui rendrait agréable la femme la moins belle, et donne à la beauté un charme irrésistible.

Celle de madame de la Tournelle en était si augmentée, que tout le monde sentait le besoin de le lui dire ou de parler à ses amis de l’admiration qu’elle inspirait.

— Vous me faites vraiment beaucoup d’honneur ce soir, madame, dit le duc de Richelieu : jamais oncle n’a reçu plus de compliments sur la beauté de sa nièce ; et quand j’entends tout ce qui se dit autour de moi, j’ai quelque regret d’avoir adopté si vite ce titre de grand-parent ; mais il me donne le droit de vous aimer tout haut ; et, comme vous ne m’en donneriez pas un meilleur, je m’en contente. Le fait est que je ne vous ai jamais vue si éclatante ; il y a en vous ce soir je ne sais quoi d’enchanteur qui ne permet pas de détacher ses yeux de vous. Voyez plutôt, excepté le roi, en ce moment, tout le monde vous regarde. Cet hommage, ou l’admiration le dispute à l’envie, vous flatte assez, je pense ?

— Eh bien, oui, je l’avoue, répondit-elle en souriant ; ces éloges faux ou vrais qui me parviennent me causent un plaisir dont je ne me faisais pas l’idée ; je sens qu’il est flatteur de plaire ici, au milieu de tout ce qui éblouit les yeux et l’imagination.

— Convenez que La Bruyère a raison de dire que lorsqu’on a vécu à la cour on ne peut vivre ailleurs.

— Il dit aussi qu’on n’y est pas heureux.

— Où l’est-on ? Est-ce au fond d’une province, où l’on vit de caquets ? est-ce dans la solitude, où l’on meurt d’ennui ? est-ce au milieu de braves gens communs, dont les habitudes et le langage vous choquent à chaque instant ? est-ce dans les austérités de la religion, où l’on perd sa santé sans perdre le souvenir des plaisirs du monde ? Croyez-moi, ma chère nièce, j’ai bien calculé toutes les chances de bonheur en ma vie, et l’expérience a prouvé que je m’y connaissais : eh bien, je prétends que, pour les gens nés dans le palais des rois, il n’y a pas d’autre habitation. Là, tous les intérêts, les passions, ont de grands résultats. Au choix d’un général, d’un ministre ou d’une favorite est souvent attaché le sort de la patrie ; et quand on a vu jouer si gros-jeu, quand on peut tenir les cartes à une semblable partie, il est impossible de s’amuser du cent de piquet de son curé ou du tresset de sa voisine.

Richelieu, dit le roi, qui venait de se placer à la table de biribi, voulez-vous jouer sur mon jeu ? Je gagnerai ce soir, j’en ai l’assurance.

— Ah ! Votre Majesté a le pressentiment du bonheur ? C’est déjà une raison de succès, et je serai fort honoré de courir les mêmes chances qu’elle. Allons, venez faire des vœux pour nous, ajouta le duc en présentant la main à madame de la Tournelle.

Et, comme il la voyait hésiter à l’accepter :

— Je m’engage, ajouta-t-il, à consacrer mon gain à votre protégée, à cette pauvre infirme que vous m’avez recommandée ce matin.

Alors madame de la Tournelle se leva pour s’approcher de la table de jeu ; M. de Richelieu la fit asseoir sur une chaise qui se trouvait entre lui et le roi.

— J’étais bien sûr de vous faire obéir au nom d’une bonne action, dit le duc. Puis, se tournant vers ceux qui tenaient la banque : Messieurs les banquiers, continua-t-il, traitez-nous charitablement, car nous jouons ce soir pour une pauvre mère infirme et ses quatre enfants. Vous devenez en ce moment la providence de toute cette malheureuse famille.

— Vouloir attendrir des banquiers de biribi ! dit le duc de Grammont, voilà une prétention singulière.

— Et que n’obtiendrait point madame ? dit le roi d’une voix si basse, qu’à peine madame de la Tournelle l’entendit.

— Si j’allais vous porter malheur, dit-elle en n’ayant l’air de ne parler qu’à M. de Richelieu, j’en serais inconsolable.

— Tranquillisez-vous, madame, reprit le roi, votre protégée ne jouera que sur les bons numéros.

En effet, à chaque coup gagnant, le râteau d’ivoire que tenait le roi amenait l’or devant madame de la Tournelle. L’infirme était censée ne pas jouer les coups perdants. La marquise voyait s’augmenter de moment en moment la fortune de la pauvre famille ; son cœur battait de reconnaissance en pensant à la joie qu’elle allait répandre dans cette maison de deuil et de misère ; c’était de quoi assurer l’existence entière de la mère et de ses quatre enfants. Et le changement subit, ce bonheur qu’elle allait donner, c’est au roi qu’elle le devrait ! G puissance divine ! rendre la vie aux mourants par le secours de celui qu’on aime, l’associer à tout le bien qu’on rêve, disposer de sa protection pour soulager la misère, consoler le malheur, n’est-ce pas imiter la Providence sur terre, et le Ciel pourrait-il voir un crime dans la source de tant de bienfaits !

Ainsi madame de la Tournelle perdait toute idée de résister au charme qui l’entraînait ; son esprit, fasciné par le plus grand des prestiges, L’amour, transformait en vertu sa faiblesse : c’était, pensait-elle, offenser Dieu que de se refuser au bien qu’il donnait occasion de faire. Un calcul d’égoïsme pouvait seul inspirer le courage de conserver son repos, sa vertu même, plutôt que de les immoler au bonheur, à la gloire de son pays. C’est dans le délire de ces charmants sophismes qu’elle entendit madame de Flavacourt lui dire que la reine se retirait.

C’était le signal de son départ, c’était le réveil d’une imagination perdue dans les plus doux songes ; c’était le rappel au devoir, à la reconnaissance ; c’était la réalité dans tout ce qu’elle a de sévère. Ce nom de la reine, prononcé dans cet instant d’illusions brillantes, eut l’effet de ces mots magiques qui font écrouler les palais de fées. Madame de la Tournelle pâlit et se leva pour suivre sa sœur.

— Vous partez déjà, madame ? lui dit le roi en se retournant brusquement de son côté.

— Oui, sire, répondit-elle d’une voix tremblante, j’accompagne la reine.

Elle n’aurait pas dit d’un ton plus sinistre, ni avec des traits plus altérés : Je marche à la mort. Le roi fut tellement frappé de cette altération subite, qu’il en conçut les plus tristes présages. La même franchise d’impression qui lui avait laissé voir l’amour qu’il inspirait venait de lui démontrer la difficulté de vaincre les scrupules d’une âme pure et reconnaissante, que le nom seul de sa bienfaitrice avait la puissance de ramener au devoir. Il devint triste, rêveur, car le plaisir d’être aimé n’est pas assez pour le cœur d’un roi : il veut régner.