La Duchesse de Châteauroux/9

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Michel Lévy frères, éditeurs (p. 40-45).


IX

LE SPECTACLE


La nouvelle de la prise d’Égra par le comte de Saxe, secondé par Chevert, fut l’occasion d’un spectacle à la cour, suivi d’un souper dans les grands appartements. C’était la première fête qu’on y donnait depuis la mort de madame de Vintimille. Mais cette victoire, remportée sur les Autrichiens, devait ménager un point d’appui ou de refuge pour l’armée française enfermée dans Prague, et, quoique d’un assez faillie avantage, on voulait paraître y attacher l’importance d’an l’ait éclatant. Criait faire sa cour que de s’en réjouir hautement, et l’on ne pouvait se dispenser de se montrer à cette fête sans se laisser accuser d’indifférence pour la gloire du pays.

Madame de la Tournelle venait de voir finir son deuil ; elle avait commandé un habit de cour, simple, mais d’une élégance extrême, et que la beauté de sa taille devait rendre encore plus remarquable ; comme elle ne l’avait point essayé, elle voulut commencer de bonne heure à s’habiller pour ne pas faire attendre madame de Flavacourt, qui devait venir la prendre, et elle passa dans son cabinet de toilette.

Tout était préparé : la robe de velours bleu de ciel aux bouffettes d’argent, l’aigrette de turquoises et les barbes de dentelle. Mais, en soulevant la mousseline doublée de taffetas rose qui encadre le miroir de sa toilette, elle aperçoit une corbeille brodée en perles et en chenille de couleur ; elle l’ouvre, impatiente de savoir ce qu’elle renferme : c’est un bouquet d’héliotropes… Pas un mot d’écrit, nul indice n’apprend de quelle part il vient. La marquise sonne, et sa femme de chambre est questionnée sur cet envoi, qu’on présume lui avoir été remis.

Mademoiselle Hébert, dont l’attachement pour sa maitresse a été plus d’une fois mis à l’épreuve, ne voudrait pas la tromper. Mais elle ne sait pas plus qu’elle par qui cette jolie corbeille a été déposée sur la toilette ; elle va s’en enquérir, et parle déjà de faire subir un interrogatoire dans les formes à toute l’aile gauche du château. Madame de la Tournelle, redoutant le bruit qui peut naître de ce grand zèle de sa femme de chambre, lui défend de faire aucune démarche à ce sujet. Elle prétend avoir la certitude que ce bouquet lui vient de la princesse de Conti ; mademoiselle Hébert renonce à regret au plaisir de traiter l’affaire avec importance : mais elle se promet bien, tout en obéissant à sa maîtresse, de chercher à percer ce mystère.

Pendant que le coiffeur de la reine achève de coiffer madame de la Tournelle, mademoiselle Hébert va s’informer, sans affectation, des personnes qui ont été vues depuis l’heure du dîner dans les corridors de cette partie du château. Elle apprend qu’un page du roi y a passé, si rapidement qu’on n’a pas eu le temps de le reconnaître ; elle s’empresse de venir communiquer cet avis à madame de la Tournelle, qui répond en rougissant :

— Il suffit. Je vous ai dit que la princesse devait m’envoyer ce bouquet.

Et, tout en mentant à sa pensée, elle cherchait à se persuader qu’en effet une des personnes qui l’avaient entendue l’autre soir parler de sa préférence pour l’héliotrope pouvait seule être l’auteur de cette galanterie. Quant au page du roi, ce n’était point un indice ; il en venait sans cesse de ce côté du château : les fils des femmes de la cour commençant presque toujours par être pages.

À force de se persuader ce qu’elle voudrait désirer, madame de la Tournelle décide qu’elle va se parer du bouquet qu’elle doit au soin de l’amitié. Cependant sa main tremble eu l’attachant à son côté, l’épingle qui doit le fixer pique ses jolis doigts, le sang coule ; de ce petit malheur elle fait un présage, et son front se couvre d’un nuage de tristesse. Elle hésite à se rendre dans le salon où madame de Flavacourt vient d’entrer, et frémit de la suivre dans les grands appartements, comme si elle cherchait à fuir un destin fatal, mais irrévocable. On dirait que l’avenir se déroule à ses yeux d’abord éclatant, joyeux, puis douloureux et funèbre ; elle voudrait jeter au loin sa parure, arracher ce bouquet qui lui brûle le sein ; elle souhaite que le ciel secourable la frappe en ce moment même, avant d’affronter le péril qu’elle redoute ; mais on vient la tirer subitement de cette rêverie sinistre. Sa sœur est là qui l’attend. Elle va la joindre, et, quelques minutes après, toutes deux sont assises dans la salle de spectacle, aux places réservées pour les femmes de la maison de la reine.

Elles sont sur le premier rang, en vue de la loge du roi. Madame de la Tournelle ne peut lever les yeux sans les porter de ce côté ; mais il n’est point encore arrivé : elle respire. Ces moments d’attente où l’on s’examine mutuellement, où l’on cause librement avec ceux que l’étiquette place près de vous, où l’on questionne, l’on médit, madame de la Tournelle les passe à raisonner son émotion dans l’espérance d’en triompher ; elle cherche à se prouver que l’espèce de fièvre qu’elle ressent est l’effet d’un grand mal de nerfs. Elle se persuade que le plaisir de voir Zaïre jouée par la railleuse mademoiselle Gaussin va la captiver tout entière, et qu’enfin l’impression qui la domine tient seule à la pompe de ce spectacle imposant.

Mais le bruit des siéges que l’on arrange dans la loge du roi suspend toutes les conversations. Chacun se lève. Un gentilhomme de la chambre, vêtu d’un riche habit brodé, porte les flambeaux croisés et précède le roi. C’est l’auteur de Zaïre. C’est Voltaire lui-même.

À sa vue, le public de cour a besoin de se rappeler les lois de l’étiquette pour ne pas éclater en applaudissements ; car il venait de faire imprimer Mahomet, et la lecture des beaux vers semés avec profusion dans cet ouvrage, la hardiesse du sujet, la nouveauté de l’exécution, inspiraient l’enthousiasme de tous ceux qui en avaient fait la lecture. Le roi n’ignorait point le succès que cette tragédie venait d’obtenir à Lille, où il y avait une fort bonne troupe dirigée par Lanoue, auteur et comédien, et par mademoiselle Clairon, devenue depuis si célèbre. Cette représentation à Lille avait eu d’autant plus d’éclat, qu’un courrier prussien était venu apporter dans un entr’acte, à l’auteur, une lettre de Frédéric II. Cette lettre lui apprenait la victoire de Molvitz. Voltaire l’avait lue à l’assemblée. On avait battu des mains ; et il avait dit : « Vous verrez que cette pièce de Molvitz fera réussir la mienne[1]. » Ces détails communiqués à Louis XV par le cardinal de Fleury, avaient été présentés sous un jour très-défavorable. L’ouvrage, dénoncé comme dangereux, contraire aux intérêts de la religion, trouvait de grandes difficultés à être représenté à Paris. C’était pour solliciter cette représentation et défendre sa pièce contre les attaques de certains prêtres, que Voltaire avait quitté Bruxelles pour se rendre à Versailles.

Le roi lui promit justice et protection, et Mahomet finit par être joué à Paris. Mais Louis XV, jaloux et blessé de la préférence fastueuse de M. de Voltaire pour le roi de Prusse, et de son affectation à louer les exploits et la prétendue philosophie de Frédéric II, lui gardait un sentiment de rancune que les spirituelles flatteries du poète ne parvinrent point à vaincre. Cependant il était fier de le voir à sa cour ; car, ce qu’il enviait le plus au siècle de Louis XIV, c’était la foule de grands hommes qui avaient entouré le trône de son aïeul.

Le roi salue avec sa grâce ordinaire, il s’assied, le rideau se lève. Pendant ce temps, Louis XV se penche vers le duc de Richelieu, lui dit quelques mots, puis, se retournant du côté de la salle, il laisse voir un visage radieux où la plus douce espérance semble avoir remplacé les regrets et la langueur ; il n’a jeté qu’un regard sur madame de la Tournelle, et déjà elle n’a plus de doute sur l’envoi du bouquet ; d’ailleurs le roi tient à la main une petite branche d’héliotrope presque imperceptible, mais qui a bien vite frappé les yeux de madame de la Tournelle.

La voix enchanteresse de mademoiselle Gaussin se fait entendre, et l’attention générale se porte sur Zaïre. C’est Granval qui fait Orosmane, car Lekain n’avait point encore recréé ce rôle, et pourtant il produisait déjà beaucoup d’effet. À chaque tirade pompeuse, à chaque sentence rimée, des murmures d’approbation remplaçaient les témoignages bruyants d’un libre enthousiasme, tant il est vrai qu’en France la louange ou le blâme ont toujours un langage qui se fait jour à travers tout ce qu’on invente pour les réduire au mutisme.

Une grande partie des vers du rôle de Zaïre faisait allusion aux sentiments qui se disputaient le cœur de madame de la Tournelle. Aussi n’osait-elle point détourner ses yeux de dessus la scène, tant elle avait peur de l’observation dont elle se sentait l’objet. Les combats de Zaïre entre son devoir et son amour, quelle leçon à recevoir en face du sultan français ! Comme elle s’efforce de rester immobile au moment où mademoiselle Gaussin, emportée par la passion, s’accuse et s’écrie d’un accent déchirant : Frappe, dis-je, je l’aime !

Il lui semblait, en écoutant cet aveu, que chacun lisait sur son front qu’elle en pouvait faire un semblable. Malgré ses soins à ne point se tourner du côté du roi, une secrète oppression l’avertissait qu’elle était sous le poids de son regard ; ce ne fat qu’à la fin de l’acte qu’elle s’enhardit à lever la tête, et à paraître seulement émue comme tout le monde.

Quand vint le mot de la pièce ou plutôt de l’acteur, ce fameux « Zaïre, vous pleurez… » qu’on prétendait avoir été inspire à l’auteur par la belle fille du maréchal de Villars, par cette charmante duchesse dont Voltaire avait été si amoureux, et qui s’était vue contrainte par le public à embrasser l’auteur le jour de la première représentation de Zaïre, tous les regards se portèrent sur la duchesse de Villars. La vraie Zaïre pleurai ! aussi, et Voltaire put voir de sa place ce tribut payé au souvenir d’un amour malheureux. de petit épisode de la représentation rendit plus d’assurance à madame de la Tournelle ; elle crut que l’observation maligne des courtisans ayant changé d’objet, on ne penserait plus à elle, et ses yeux se fixèrent sur Louis XV lorsque Orosmane dit ces vers :

Qui, moi, que sur mon trône une autre fût placée !
Non, je n’en eus jamais la coupable pensée ;
Pardonne à mon courroux, à mes sens interdits
Ces dédains affectés et si bien démentis ;
C’est le seul déplaisir que jamais dans ta vie
Le ciel aura voulu que ta tendresse essuie :
Je t’aimerai toujours…

Alors une attraction invincible, une espèce de fascination retint son regard attaché sur celui du roi. Il semblait lui répéter les mots passionnés d’Orosmane ; c’étaient les mêmes regrets, le même serment ; tout un avenir de bonheur et d’amour brillait dans ce regard magique. Il aurait fallu une force plus qu’humaine pour se soustraire à sa puissance : et madame de la Tournelle, tremblante d’une joie inconnue, s’abandonna un instant au charme délirant de se sentir aimée.

Cet enivrement dura tout le reste de la représentation ; il s’accrut encore lorsqu’on passa dans la salle où les tables étaient dressées ; car, malgré La saison, tous les vases de porcelaine de Sèvres qui décoraient les surtouts étaient remplis de roses et d’héliotropes… d’héliotropes !… Hélas ! qu’il peut v avoir de poison caché dans le parfum d’une fleur !!…

  1. Voltaire, Commentaires historiques.