La Duchesse de Châteauroux/8

La bibliothèque libre.
Michel Lévy frères, éditeurs (p. 36-40).


VIII

LA BIBLE


Habiter sous le même toit, n’entendre parler que de lui, ne voir que des gens dont l’existence, les volontés lui étaient soumises, pour qui la moindre des actions, des paroles du roi, avait une importance extrême, c’était mal choisir un asile contre son souvenir. Mais le spectacle continuel de cette sorte de culte rendu par les courtisans au monarque, à celui dont ils implorent un sourire comme un bienfait de la Divinité, était bien moins dangereux pour elle que le sentiment de respect et d’amour que la reine conservait à Louis XV, en dépit de ses torts. Rien n’est si contagieux pour les âmes tendres que l’exemple d’un dévouement qui résiste à tout. De combien d’attraits il pare celui qui peut l’inspirer ! qu’on lui suppose de qualités, de charmes, pour expliquer tant d’indulgence !

Excepté les jours où il y avait jeu chez elle, la reine vivait presque dans la retraite au milieu de la cour. Elle donnait à ses enfants et à l’intimité d’un petit nombre de personnes connues par leur piété austère le peu de moments que lui laissaient ses pratiques religieuses. Mais dans sa tolérance extrême, elle permettait souvent à ses dames du palais de quitter son triste salon pour aller embellir le souper des petits appartements.

Un soir que madame la princesse de Conti et la comtesse de Toulouse étaient venues faire leur cour à la reine avant de se rendre dans les cabinets du roi, on vint à parler d’un certain docteur allemand qui prétendait découvrir le caractère d’une personne parfaitement inconnue de lui, au moyen de trois questions fort simples, et qui ne paraissent pas devoir conduire à une si grande connaissance ; chacun voulut savoir quelles étaient ces questions.

— D’abord, dit la princesse, il exige une extrême franchise, et vous verrez que cela n’est pas difficile à lui accorder : il demande en premier quelle est la fleur que l’on préfère, puis le livre qu’on emporterait dans une île déserte. et le règne sous lequel on aurait voulu vivre.

— Faites un peu l’épreuve de son moyen, dit la reine, et voyons s’il nous éclairerait sur nos caractères. Commençons par vous, ma cousine, ajouta-t-elle en s’adressant à la princesse.

— J’en demande pardon à Votre Majesté, mais j’aurais besoin de me recueillir pour répondre en toute conscience. J’ai des goûts très-incertains.

— Eh bien, je vous donne du temps ; commençons par la plus jeune ; madame de Chevreuse tiendra note des réponses et nous les enverrons à ce fameux docteur pour qu’il nous apprenne ce que nous sommes. À vous, madame de la Tournelle. Dites-nous, mais dans toute la bonne foi de votre âme, la fleur que vous préférez.

— L’héliotrope, madame, répondit-elle d’une voix assurée.

— Et le livre que vous emporteriez dans l’île déserte ?

— La Bible.

Un murmure d’approbation suivit cette réponse.

La troisième question jetait un grand trouble dans le cœur de madame de la Tournelle ; mais la religion de la vérité l’emporta sur son embarras, et lorsque la reine lui demanda : Sous quel règne auriez-vous désiré vivre ? elle répondit d’une voix émue :

— Sous celui-ci, madame.

— C’est répondre à merveille, s’écria la princesse de Conti, et le savant n’aura pas grand’peine à deviner que vous êtes la plus aimable personne du monde ; mais je veux, pour ma part, lui donner plus de peine.

Alors chaque personne répondit à son gré, et cette épreuve, innocente en apparence, fournit un bon nombre d’épigrammes sur certains caractères.

Si peu important que fût ce sujet de conversation, ils sont si rares à la cour, où l’on ne peut parler sans danger d’aucun des grands intérêts de la vie, qu’on en reparla encore au souper du roi. Madame la comtesse de Toulouse cita les réponses de madame de la Tournelle, on les commenta. Le roi seul n’en dit rien ; madame de Mailly, qui guettait toutes les impressions qui se peignaient sur son visage, s’aperçut qu’il devenait rêveur ; elle en fit la remarque, et Louis XV reprit un air gracieux comme à son ordinaire.

Le dimanche suivant, après avoir accompagné la reine à la chapelle, madame de Flavacourt et sa sœur vinrent se placer dans la travée qu’elles occupaient habituellement. Cette dernière, s’étant agenouillée, s’apprêtait à chercher son livre de messe, lorsqu’un autre livre relié magnifiquement avec un fermoir orne de Pubis et d’opales frappa ses regards ; elle l’ouvrit, ne doutant pas que le nom de la personne qui l’avait oublié ne fin inscrit sur ce livre précieux. C’était une Bible avec des peintures gothiques sur parchemin, aussi belles que celles qui décorent le livre d’heures d’Anne de Bretagne.

Sur la première page, on lisait ces mots tracés au crayon :

« À madame la marquise de la Tournelle. »

Son premier mouvement, en voyant ce superbe présent, fut de porter ses yeux sur la tribune royale, comme pour remercier la reine d’une faveur si grande ; mais son regard rencontre celui du roi, elle le voit sourire avec l’expression d’une joie douce et tendre. Il est dans le secret de cette gracieuse surprise… ou bien c’est lui… lui-même qui en est l’auteur… À cette pensée, madame de la Tournelle sent battre son cœur avec violence ; l’émotion qui la domine lui permet à peine de se soutenir. L’évangile commence, tout le monde se lève, elle est forcée de rester assise, et la crainte d’être remarquée ajoute encore au trouble qu’elle éprouve. Il y a, dans toutes les solennités de l’église et de la cour, quelque chose qui agit vivement sur l’imagination ; l’aspect de cette chapelle resplendissante, remplie de tout ce qu’il avait de plus brillant en France et dont les voûtes dorées retentissaient des chants sacrés les plus harmonieux ; la vue plus imposante encore du pouvoir terrestre prosterné devant la puissance suprême : cette égalité que la religion établit entre tous ceux qui prient ; cet oubli momentané de la vie mondaine pour ne penser qu’à la vie de l’âme ; enfin cet ensemble pompeux et mystique ajoutait encore à l’exaltation des sentiments de madame de la Tournelle.

En voyant Louis XV agenouillé sous la grande image de Charlemagne[1], en face de celle qui représentait saint Louis, elle se sentait atteinte pour lui d’une jalousie de gloire qui dévorait son cœur.

— Eh quoi ! jeune, si beau, si brave, ou l’enchaîne au milieu de cette cour, plutôt que de le laisser commander ceux qui se battent en ce moment pour lui ! il n’est pas une voix qui lui crie : La France est en péril, les rois en personne s’arment contre elle. Une reine[2], une femme donne à l’Europe l’exemple du courage, tous marchent en tête de leurs armées. Vous seul laissez, à vos généraux le soin de défendre, de sauver la patrie ; et pourtant le cœur de Louis XV est digne de comprendre ses devoirs : il est exempt de crainte, il sait se faire aimer, il conduirait ses sujets par l’amour à la victoire. Ah ! que ne peut-il entendre ce cri de mon âme qui l’appelle où l’honneur a marqué sa place ; que ne peut-il confondre l’hypocrite qui lui parle au nom du ciel pour lui défendre de s’illustrer, qui ferait voiler, s’il l’osait, l’image de ses aïeux triomphants, pour éteindre en lui tout souvenir de gloire ! Ô mon Dieu ! ajouta-t-elle, en priant d’une double ferveur, relève cette âme noble et courageuse ; délivre cet esprit enchaîné par les vie l’entourent, laisse parvenir à ce regard si puissant ta lumière divine ; et, pour prix d’un si grand bienfait, j’offre le sacrifice de mon bonheur et de ma vie !

Cependant l’office s’achève sans qu’elle ait osé lever les yeux une seconde fois vers la tribune royale. Chacun se rend dans la galerie où va passer le roi avec l’espoir de recueillir un mot, un sourire de lui ; madame de la Tournelle seule se tient à l’écart. Elle frémit d’entendre sa voix, d’apprendre que cette Bible vient de lui ; elle veut garder son incertitude, et se refuse à croire qu’ayant su ce qu’elle préférait par la princesse de Conti, le roi a pensé à le lui offrir d’une manière si gracieuse. Pourtant elle hésite à montrer ce présent magnifique et saint, tant elle craint de le devoir à un sentiment profane, et s’empresse de le soustraire à tous les yeux en le mettant dans le grand sac de velours à galons d’or qui renferme son livre de messe. Ce sac devenu si précieux, elle prie un huissier de la chambre de le faire remettre tout de suite à ses gens ; car elle ne peut sortir encore de la galerie ; l’instinct des courtisans semble les avertir d’une faveur cachée, elle est accablée de politesses, de prévenances et même de flatteries. Enfin elle va se renfermer chez elle pour admirer à loisir les peintures fines et brillantes qui ornent le livre sacré, et pour rêver au bonheur et au malheur d’être l’objet d’une attention si ingénieuse.

Avec une pensée à la fois douce et tourmentante, on vivrait un siècle dans la solitude sans ennui. C’est une mine inépuisable de suppositions, de terreur, d’espoir, de souffrances et de délices. Aussi madame de la Tournelle passât-elle le reste de cette journée sans vouloir recevoir personne. Il y avait le lendemain spectacle à la cour, elle devait y accompagner sa sœur ; et, malgré ses résolutions précédentes, elle se félicite de pouvoir rester toute une soirée en présence de Louis XV, sans avoir ni à l’écouter, ni à lui répondre, deux choses que sa faiblesse redoutait également.

  1. Aux deux extrémités de la chapelle sont, du côté de la tribune du roi, le portrait de Charlemagne ; du côté du sanctuaire, celui de saint Louis.
  2. Marie-Thérèse.