La Famille Elliot/1

La bibliothèque libre.


Traduction par Isabelle de Montolieu.
Arthus Bertrand (1p. 1-19).

LA


FAMILLE ELLIOT.


~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~


CHAPITRE PREMIER.


Sir Walter Elliot, seigneur de Kellinch-Hall en Somertshire, vivait dans cette terre ; son amusement favori était la lecture continuelle du Baronnetage, ou la liste et l’histoire des familles titrées du royaume ; il y trouvait de l’occupation pour ses heures d’oisiveté, et de la consolation pour ses heures de tristesse : toutes les facultés de son esprit s’élevaient en admiration et respect en contemplant le mince résidu des anciennes patentes, et s’abaissaient avec mépris et pitié sur les créations sans fin du dernier siècle ; il revenait alors avec plus de plaisir à sa propre histoire et à ce qui regardait la noble famille Elliot, et le livre était toujours ouvert à la page qui contenait ce qui suit :

Elliot de Kellinch-Hall

« Walter Elliot, né le 1.er mars 1760, marié le 15 juillet 1784, à Elisabeth, fille de James Stevenson, esq. de South-Parck dans le comté de Glocester ; sont issus de ce mariage Elisabeth, née le i.er juin 1785 ; Alice, née le 19 août 1787 ; un fils mort en naissant, le 5 novembre 1789, et Maria, née le 20 novembre 1791. »


Voilà comme ce paragraphe était sorti des presses de l’imprimeur ; mais sir Walter y avait ajouté de sa main, pour sa propre instruction et celle de sa famille, après la date de la naissance de Maria, sa fille cadette : « Mariée le 16 décembre 1808, avec Charles, fils et héritier de Charles Musgrove, esq. d’Uppercross dans le comté de Sommerset. »

Il avait aussi inséré plus précisément la date du jour et du mois où il avait perdu sa femme. Suivait ensuite l’histoire abrégée de la respectable famille Elliot, dans les termes accoutumés : comme elle avait été d’abord établie en Cheshire, comme elle avait occupé pendant la durée de trois parlemens la dignité de représentant d’un bourg, comme l’un de ses membres avait obtenu la dignité de baronnet dans les premières années du règne de Charles II, on avait inscrit les noms et prénoms de toutes les femmes qu’ils avaient épousées ; le tout formait deux pages imprimées, terminées par les armes et par la devise de la famille Elliot, et par ces mots : « Demeure principale, Kellinch-Hall dans le comté de Sommerset. » Après quoi sir Walter avait encore inséré de sa propre main le paragraphe suivant :

« Le propriétaire actuel n’ayant pas d’enfant mâle, l’héritier présomptif de cette belle terre est William Elliot, petit-fils du second sir Walter, marié le … avec … »

La vanité était la base du caractère de sir Walter Elliot, ou plutôt il était vain, et n’était que cela ; vanité personnelle, vanité de situation composaient tout son être et toutes ses pensées. Il avait été remarquablement beau dans sa jeunesse, et même encore à cinquante-quatre ans il pouvait passer pour un bel homme, tant il était bien conservé ; il s’occupait de sa figure autant et plus qu’une coquette, et le soin de sa toilette marchait même avant la lecture du Baronnetage. Être beau, être baronnet, lui paraissait le comble du bonheur et de la gloire, et sir Walter Elliot, qui réunissait ces deux avantages, était le constant objet de son admiration et de son respect. Il avait certes raison de priser ces dons de la nature et la civilisation : il leur avait dû ce qui est bien réellement le suprême bonheur, une femme d’un mérite distingué, et digne à tous égards d’un meilleur sort que celui dont elle avait joui ; sensible, aimable, vertueuse, elle n’eut qu’un seul tort dans sa vie, celui d’être entraînée, bien jeune encore, par la belle apparence de sir Walter, à lui donner son cœur, et le titre de baronnet décida ses parens à l’accepter pour gendre. La jeune épouse ne tarda pas à être convaincue qu’on peut devenir milady et femme d’un bel homme sans en être plus heureuse ; mais elle avait fait son sort ; elle le supporta avec un courage, une patience, une douceur qui ne se démentirent jamais : pendant dix-sept ans elle ne fut occupée qu’à supporter, adoucir et cacher les torts de son mari, à le faire respecter par le respect qu’elle lui témoignait elle-même, dissimulant l’ennui profond qu’il lui faisait éprouver, et trouvant dans ses devoirs, ses amis, et l’éducation de ses enfans, de quoi remplir sa vie, et des motifs assez puissans pour ne pas la quitter sans regret. Trois filles, l’une de seize ans, la seconde de quatorze, et la plus jeune de neuf, étaient une terrible charge à laisser aux soins d’un père tout-à-fait incapable de les guider et de les protéger : mais elle avait une intime amie à qui elle pouvait se fier entièrement pour maintenir ses filles dans les bons principes qu’elle avait tâché de leur inculquer. Lady Russel, c’était le nom de cette dame, étant devenue veuve quelques années après le mariage de lady Elliot, n’ayant point d’enfans, et jouissant de la liberté de s’établir où elle voudrait, fut entraînée à se rapprocher de son amie. Elle acquit une petite propriété au village de Kellinch, rendit les dernières années de lady Elliot plus heureuses, et lui promit de la remplacer, autant qu’il lui serait possible, auprès de ses enfans. Elle continua en effet, après la mort de lady Elliot, à vivre dans la même intimité avec la famille, et l’on pensait généralement que sir Walter n’aurait pu mieux faire que de l’engager à remplacer sa digne compagne, à devenir la mère des trois jeunes personnes confiées à ses soins ; mais treize années s’écoulèrent sans qu’il en fût question ; ils continuèrent à être voisins, intimes amis, et rien de plus : ni l’un ni l’autre n’avait formé de nouveaux liens.

On comprendra facilement que lady Russel, d’un âge et d’un caractère raisonnables, possédant déjà un titre, une belle fortune, n’avait pas eu même la pensée de se remarier. Une femme qui n’est plus jeune a souvent tort de reprendre les chaînes du mariage, et les reprendre avec sir Walter Elliot eût été une folie impardonnable ; lady Russel le connaissait trop bien pour en être tentée. Mais qu’un homme veuf à quarante-un ans, et chargé de trois jeunes filles, n’ait pas eu l’idée de prendre une seconde femme, c’est ce qui demande une explication, et la voici :

Après lui-même, le premier objet de ses affections était sa vivante image, qu’il aimait à retrouver dans Elisabeth, sa fille aînée ; il se souciait très-peu des deux cadettes, auxquelles il ne pensait que lorsqu’il voyait leurs noms inscrits dans le Baronnetage ; mais pour sa fille chérie, il aurait volontiers sacrifié tout, ce dont il n’était pas très-tenté. Dans les premières années de son veuvage, il avait fait deux ou trois tentatives, une fois auprès d’une lady dont le titre flattait son orgueil, une autre auprès d’une jeune héritière, et enfin une dernière auprès d’une beauté à la mode ; mais ayant échoué, sa vanité blessée lui suggéra d’annoncer hautement qu’il aimait trop sa chère Elisabeth pour lui donner une belle-mère, et qu’elle suffisait à son bonheur. Elle jouissait donc entièrement de son droit d’aînesse, et presque de ceux de fille unique et de maîtresse de maison ; à seize ans, elle était parvenue à tenir exactement le rang de lady Elliot. Elle était aussi belle femme que son père avait été bel homme ; elle avait le même degré de vanité sur sa figure et sur son nom, et la même nullité à tout autre égard ; enfin, elle lui ressemblait tellement, qu’il avait le plaisir de s’admirer lui-même en admirant sa fille, et l’influence d’Elisabeth et sa considération augmentaient chaque jour : elle en jouissait sans partage. L’alliance de Maria, sa fille cadette, avec un bon gentilhomme, M. Charles Musgrove d’Upercross, lui donna un peu d’importance factice. Il aimait à parler de madame Charles Musgrove ; mais comme elle n’était plus là, elle ne nuisait pas à Elisabeth ; et la seconde, la douce, l’intéressante Alice, qui aurait obtenu le premier rang avec des gens dignes de l’apprécier, n’était rien aux yeux de son père et de sa sœur, et comptait pour rien dans la maison, quoiqu’elle se chargeât de tout ce qu’il y avait de pénible et d’ennuyeux. Ses paroles n’avaient aucun poids, ses avis n’étaient jamais demandés ; elle était Alice, et voilà tout. Mais ne la plaignez pas trop ; son caractère adorable, son jugement exquis, une élégance physique et morale qu’elle tenait de sa mère, l’avait rendue la favorite de lady Russel ; cette dame aimait généralement toute la famille, mais Alice seule lui rappelait l’amie qu’elle n’avait cessé de regretter.

Quelques années auparavant, Alice avait été très-jolie, moins par la régularité de ses traits, qui n’égalaient pas ceux de sa sœur aînée, que par beaucoup de fraîcheur et une aimable physionomie ; mais elle avait beaucoup maigri et pâli, et même lorsqu’elle était dans tout son éclat, son père n’avait jamais voulu convenir qu’elle fût bien : des traits fins et délicats, des yeux d’un noir velouté, un teint clair de brune, tout cela n’avait aucun rapport avec lui et avec la belle Elisabeth, et ne pouvait lui plaire : il n’accordait la beauté qu’à des cheveux blonds, de grands yeux bleus, un nez aquilin, des lèvres fines et vermeilles, et une taille bien prise et bien roide, au-dessus de la grandeur ordinaire ; celle d’Alice était moyenne et pleine de grâces qu’elle n’avait pas perdues. Alice, si différente de ce beau modèle, et qui n’avait plus même la fraîcheur de la jeunesse, ne lui paraissait pas digne d’être regardée ; il n’avait plus aucun espoir d’inscrire à côté de son nom celui d’un époux digne de figurer dans son livre favori ; mais Elisabeth, toute belle et toujours belle, lui procurerait sûrement ce plaisir indicible, et ferait sans doute un très-brillant mariage.

Il arrive quelquefois qu’une femme approchant de trente ans est plus belle encore que dans sa jeunesse, si du moins elle n’a eu ni chagrins ni maladie, ces deux fléaux de la beauté. De vingt à trente, une femme ne perd aucun de ses charmes, et sait mieux les faire valoir : Elisabeth Elliot en était la preuve ; elle était exactement la même à vingt-neuf ans qu’à dix-huit ; son père ne cessait de le dire et de l’admirer : Alice maigrissait, Maria grossissait ; lady Russel avait depuis long-temps quelques rides aux tempes et au front même ; au grand regret de sir Walter, il avait entrevu quelques cheveux qui blanchissaient ; lui seul et sa fille Elisabeth restaient invulnérables contre les injures du temps.

Elisabeth n’était pas tout-à-fait aussi contente ; son père, et même son miroir, lui disaient bien qu’elle était toujours belle ; mais elle ne pouvait se dissimuler qu’ils le lui disaient au moins depuis treize à quatorze ans. Elle avait été si jeune maîtresse et souveraine dans la maison de son père, qu’elle-même devait se croire plus âgée, et le paraître surtout aux yeux des étrangers qui la voyaient depuis si long-temps à la même place : pendant treize longues années, elle avait fait les honneurs de la table, assise au haut bout avec un air d’importance et de dignité qui la vieillissait même dans sa première jeunesse ; décidant de tout, engageant, grondant, renvoyant les domestiques comme bon lui plaisait ; disposant à son gré d’un équipage à quatre chevaux, dont elle occupait le fond à côté de lady Russel ; la suivant immédiatement dans les salons et les visites du voisinage ; ouvrant tous les bals du comté avec la même attitude, les mêmes pas, et treize printemps l’avaient vue voyager sur la route de Londres avec son père, qui la produisait toutes les années dans le grand monde pendant la saison des longues soirées. Elisabeth calculait tristement combien de fois elle était allée et revenue sans la moindre variation que celle de l’atmosphère, sans le moindre changement dans son sort ou dans sa figure, ce calcul la conduisait à celui de ses années, et ramenait toujours les deux croix et le nombre neuf, si près de la troisième. Sans doute elle était très-satisfaite d’être encore aussi belle qu’elle l’eût jamais été ; mais elle voyait s’approcher l’époque dangereuse où la fraîcheur se fane, où la beauté passe ; elle n’aurait pas été fâchée de voir le nom de quelque ancien baronnet à côté du sien dans le livre chéri de sir Walter, qu’elle lisait aussi avec plaisir dans la fleur de sa jeunesse, mais qu’elle commençait à trouver fastidieux. La date du jour de sa naissance et celle du mariage de sa sœur cadette lui étaient devenues insupportables : quand son père, après sa lecture journalière, laissait le livre ouvert sur la table, le premier soin d’Elisabeth était de le fermer, et de le pousser loin d’elle avec une expression d’humeur et de dépit. Une circonstance ajoutait encore à son dégoût pour ce livre : cette ligne écrite par son père, à la fin de l’article de famille, héritier présomptif, William Walter, écuyer, etc., etc., lui perçait le cœur, et non sans raison. Dès sa plus tendre jeunesse, on l’avait habituée à l’idée que cet héritier présomptif à qui la terre de famille était substituée, dans le cas où elle n’aurait point de frère, deviendrait un jour son mari, et sir Walter assurait que les choses ne pouvaient aller autrement ; il ne connaissait point ce jeune homme, mais il suffisait qu’il s’appelât Elliot, et qu’il dût hériter de Kellinch-Hall, pour être accompli, et ce parti devenait alors le plus convenable pour son adorable Elisabeth.

Bientôt après la mort de lady Elliot, sir Walter rechercha ce parent, alors âgé de vingt ans ; quoique ses avances fussent reçues assez froidement, il les redoubla, attribuant cette froideur à la timidité de la jeunesse ; et dans une de ses excursions à Londres, Elisabeth étant alors dans tout l’éclat de sa beauté, il força presque son jeune parent, qui étudiait le droit, de venir admirer sa belle cousine, convaincu qu’il en serait bientôt passionnément amoureux. Rien de la part du jeune homme ne confirma cette espérance, mais Elisabeth ne le trouva pas moins très-agréable. « C’est l’excès de l’admiration et le trouble d’une passion soudaine qui l’a retenu, disait sir Walter ; il faut l’encourager, il s’expliquera bientôt. » En conséquence, il fut invité à venir passer les vacances à Kellinch-Hall ; il fit un salut qu’on prit pour un consentement ; il fut attendu de semaine en semaine, de jour en jour, et ne vint pas. Le printemps suivant, on le retrouva à Londres, toujours plus agréable aux yeux de la belle Elisabeth : ou lui fit de tendres reproches, auxquels il répondit poliment. Il fut de nouveau encouragé, invité, attendu ; il ne vint point encore, et les premières nouvelles qu’on reçut de lui, furent la communication de son mariage ; au lieu de poursuivre la ligne marquée à l’héritier de la famille Elliot, il avait préféré l’indépendance, en épousant une femme riche, mais d’une naissance très-inférieure à la sienne.

On comprend que l’orgueil de sir Walter fut doublement blessé ; son Elisabeth rejetée, et un vil sang plébéien figurant dans le Baronnetage, c’était plus qu’il ne pouvait supporter : il trouvait aussi que, comme chef de la famille, il aurait dû être consulté, surtout après avoir pris publiquement le jeune homme sous sa haute protection. « On nous a vu ensemble, disait-il, deux fois au parc, et une fois sous le portique de la chambre des communes ; on croira que j’approuve cette indigne alliance. » Il témoigna son ressentiment, qui fut peu sensible au nouvel époux ; il n’essaya ni apologie ni excuse, et parut, par son oubli total de la famille de Kellinch-Hall, désirer aussi d’en être oublié. Sir Walter ne l’honora plus d’aucun souvenir, et toute relation cessa ; mais Elisabeth ne put l’oublier aussi complètement ; même après plusieurs années, elle ne pouvait penser à cet ingrat cousin sans un vif sentiment de colère : c’était le seul homme pour qui son cœur de glace eût été légèrement ému ; c’était celui qui, à tous égards, lui convenait le mieux ; ce mariage l’aurait laissée en possession du beau nom d’Elliot, et de la souveraineté de Kellinch-Hall, deux avantages que son père l’avait accoutumée à regarder comme au-dessus de tout : elle ne pouvait donc s’empêcher de soupirer encore et de jeter le Baronnetage avec dépit, quand elle y voyait écrit de la main de son père : Héritier présomptif, William Elliot, fils du second Walter Elliot, marié le … avec … Ce paragraphe avait été écrit dans le temps où sir Walter espérait d’y ajouter le nom de sa fille : il n’avait pu prendre sur lui d’y mettre celui de la femme de son cousin, et il pouvait alors se flatter de nouveau de pouvoir inscrire celui d’Elisabeth. La jeune dame Elliot venait de mourir sans laisser d’enfans ; mais sa mort n’atténuait point les torts qu’on avait à reprocher à son mari ; peut-être à-présent qu’il était veuf, on aurait pu lui pardonner cette mésalliance ; mais sir Walter et sa fille avaient appris que, peu sensible à l’honneur de leur appartenir et de porter le nom d’Elliot, il parlait avec mépris et légèreté de cet honneur, et même de la terre dont il devait hériter un jour, et cela était impardonnable. Elisabeth passait donc une moitié de sa vie à regretter que William Elliot ne l’eût pas demandée, et l’autre moitié à déclarer que la bassesse de ses sentimens le rendait indigne du bonheur de la posséder. Telles étaient les sensations qui remplissaient le vide de la vie de la belle Elisabeth ; elle s’écoulait inutilement dans le cercle étroit d’une société de campagne, sans intérêt, sans autre activité que celle de la toilette, peu variée, ainsi que ses plaisirs, hors de la maison, et sans talens, sans occupation lorsqu’elle y restait ; mais un nouvel incident vint mettre quelque mouvement dans cette existence insipide, en lui donnant de la sollicitude, et la tirant de son état ordinaire.

Son père lui confia qu’il était très-arriéré sur ses revenus, criblé de dettes, et ne sachant où prendre de l’argent. Chaque jour il recevait ou des comptes énormes des marchands qui fournissaient sa maison, ou des lamentations de son agent, M. Shepherd, à qui il les renvoyait ; la lecture même du Baronnetage, à laquelle il avait recours dans sa détresse, ne pouvait le distraire, et quand il avait lu en se redressant : Sir Walter Elliot, chevalier baronnet, seigneur de Kellinch-Hall, il baissait la tête en soupirant, et en pensant qu’il n’avait plus les moyens de soutenir ces beaux titres. Kellinch-Hall était une belle et bonne propriété, mais non pas égale à la dépense qu’elle exigeait de son possesseur. Tant que lady Elliot avait vécu, son savoir-faire, son ordre parfait, son économie sur de petits objets qui reviennent à chaque instant, et dont la dilapidation ne fait rien ni pour le bonheur ni pour le faste, avaient égalisé les revenus et les dépenses ; mais depuis qu’elle n’était plus, l’entretien de la maison excédait chaque année les rentes. Quand M. Shepherd le représentait à sir Walter, il assurait qu’il ne lui était pas possible de retrancher la moindre chose, qu’il ne faisait rien au-delà de ce que sir Walter Elliot était tenu de faire ; en attendant, les dettes s’augmentaient, les marchands criaient, menaçaient, et les choses en vinrent au point qu’il ne lui fut pas possible de cacher sa gêne même à sa fille chérie, à qui il aurait voulu épargner cette inquiétude. Déjà le dernier printemps, pendant leur course à la ville, il lui avait fait entendre que des réductions dans leur manière de vivre devenaient indispensables. « Je vous prie, chère Elisabeth, lui avait-il dit, de penser à ce que nous pourrions retrancher ; quant à moi, j’avoue que je ne vois pas un seul article dont il nous soit possible de nous passer. »

« J’y penserai, avait-elle répondu avec dignité ; » et, il faut lui rendre justice, elle s’en occupa sérieusement, et proposa enfin deux branches d’économie : l’une, de cesser quelques charités annuelles aux pauvres de leur paroisse, continuées par habitude depuis la mort de lady Elliot, mais qui lui paraissaient très-inutiles ; l’autre, de n’apporter aucun présent à sa sœur Alice, comme c’était leur coutume. Elle ajouta, avec un air contrit, que s’il le fallait absolument, on renverrait d’une année à faire un ameublement neuf au salon de compagnie, quoique celui qui y était déjà depuis trois ans ne fût plus du tout à la mode. Sir Walter, en adoptant les deux premières réductions, dit que celle du meuble lui paraissait impossible, que le laisser encore serait un aveu public de sa pénurie, et qu’il fallait sur toutes choses la cacher avec soin, et faire des économies qui ne parussent pas : mais c’est bien cela qui devint impossible ! Les charités, le présent d’Alice, même la privation du meuble, ne furent pas des moyens suffisans pour rétablir la balance dans les affaires de sir Walter, et lui-même se vit forcé d’en chercher de plus efficaces. Elisabeth ne trouva plus rien à proposer, mais en revanche elle se plaignait horriblement dès qu’il était question de toucher à son bien-être ; la bonne chère, la parure, l’élégance de sa toilette et de la maison, et le carrosse à quatre chevaux, lui semblaient, ainsi qu’à son père, des objets de première nécessité : ni l’un ni l’autre n’étaient capables du moindre sacrifice qui compromettait leur dignité ou diminuait leurs jouissances. Sir Walter ne pouvait vendre la terre de Kellinch Hall, puisqu’elle était substituée aux mâles de la famille. Une petite partie du domaine lui appartenait en propre, mais ce dont il pouvait disposer était depuis long-temps hypothéqué à ses créanciers, et lors meute qu’il aurait pu vendre avec avantage, il ne l’aurait pas voulu ; il trouvait que c’était dégrader son nom, et que la terre de Kellinch-Hall devait rester intacte comme il l’avait reçue.

Il se décida enfin à prendre les avis de son ami et agent, M. Shepherd, et de lady Russel ; il espéra que ces deux bonnes têtes trouveraient quelques expédiens pour le tirer d’affaire, et qui ne blesserait en aucune manière ni ses goûts, ni ceux de sa fille Elisabeth, ni leur orgueil ; ils furent donc priés de se rendre à Kellinch-Hall pour une affaire essentielle.