La Femme Auteur, ou les Inconvéniens de la célébrité/Tome 1/IX

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CHAPITRE IX.




Six mois s’étaient écoulés sans avoir apporté aucun adoucissement au chagrin de madame de Simiane ; le marquis la pressait vainement de reparaître dans le monde, elle ne pouvait s’y décider. La solitude la plus entière était devenue le besoin dominant de son ame : elle goûtait un charme douloureux à se livrer à de sombres méditations, et le seul aspect d’une personne qui venait les troubler, lui causait une sorte d’effroi. Ses jours se passaient à contempler l’image de ceux qu’elle avait aimés si chèrement ; ses nuits, à rêver à eux ; quelquefois un doux mensonge lui rendait leur présence. Ô ! combien alors son réveil était cruel !

Sa santé déclinait visiblement ; M. de Simiane ne s’en apercevait pas, ou s’en inquiétait peu. L’ambition et l’amour du plaisir le retenaient toujours hors de chez lui ; il n’était occupé que du soin de faire sa cour à son roi, et à une grande dame dont il se croyait le seul amant favorisé, et pour laquelle il dépensait en fêtes, au-delà de ses revenus.

La fidelle Rosine, alarmée de la situation de sa maîtresse, la conjura, mais sans succès, de songer à sa conservation. On ne prend que bien peu d’intérêt à sa vie, quand on ne vit plus que pour soi.

Madame de Simiane était tombée dans un état de langueur dont les suites pouvaient devenir funestes, quand Mr. D., ce même savant qui lui avait appris le premier que la gloire peut être aussi l’apanage des femmes, revint d’un voyage de long cours. Il se présenta à sa porte ; on lui dit qu’elle ne recevait personne : il demanda à voir sa femme-de-chambre ; il parut si touché des pertes que la marquise avait faites, et supplia avec tant d’instances Rosine de lui procurer la faveur d’un moment d’entretien avec sa maîtresse, qu’elle se risqua d’enfreindre les ordres sévères qu’elle en avait reçus.

Mr. D., qui connaissait mieux le cœur humain que ceux qui avaient cherché jusqu’à ce moment à distraire Anaïs, ne s’occupa, dans cette entrevue, que de sa légitime douleur ; il ne paraissait pas se lasser d’entendre les détails du funeste événement qui causait son désespoir ; il les lui faisait répéter, répondait à ses plaintes par des plaintes, à ses larmes par des larmes. Il obtint la permission de venir partager quelquefois sa retraite ; l’espoir de lui être utile l’y ramena bientôt.

Les poésies d’Ossian venaient de paraître ; cet ouvrage, dont on a peut-être également exagéré les beautés et les défauts, produisait alors une sorte de révolution dans les lettres. L’ame sensible, livrée à de profonds regrets, trouve, dans sa lecture, un charme monotone qui plaît à sa tristesse. Il ne fut pas difficile à Mr. D. d’amener adroitement la conversation sur Ossian. Il récita à madame de Simiane plusieurs strophes des chants de Selma, et ce passage du poëme de Fingal : « Ô mon père ! je n’entends plus le son de ta voix. Mes yeux ne peuvent plus te voir. Souvent, dans ma mélancolie solitaire et sombre, je vais m’asseoir auprès de ta tombe, et je me console en la touchant de mes mains tremblantes. Quelquefois je crois encore entendre ta voix ; ce n’est que le murmure des vents du désert. Il y a déjà long-temps que tu es endormi pour toujours ».

Anaïs pria Mr. D. de lui procurer Ossian ; il le lui apporta dès le lendemain. Les regrets touchans de ce poëte firent un peu diversion à l’amertume des siens. Elle se pénétra tellement des ingénieuses fictions du célèbre Barde, qu’elles eurent pour elle tout l’entraînement de la vérité. Bientôt elle souhaita de visiter les lieux qui renfermaient les cendres de son père, et partit pour le château où elle avait passé auprès de lui quelques derniers jours de bonheur.

M. de Simiane, qui ne pouvait se plaire à la campagne que lorsqu’il s’y trouvait en nombreuse société, n’y accompagna point sa femme. Elle put s’abandonner, sans contrainte, à sa mélancolie.

Elle fit élever au milieu de son parc un mausolée à la mémoire de ses parens. Elle passait une partie de ses journées dans ce lieu ; là, son imagination remplie des rêves poétiques d’Ossian, elle voyait sans cesse errer autour d’elle l’ombre de son père et de sa mère ; entendait leurs voix dans le souffle du vent qui agitait le feuillage, et ne se croyait plus entièrement seule au monde. Un soir que, toute entière à l’exaltation de ses pensées, elle s’était endormie assise sur une des marches du lugubre monument, M. de Crécy lui apparut en songe ; elle s’imagina l’entendre lui adresser ce discours : « Cesse, ma fille de te livrer à d’impuissans regrets ; ce ne sont pas tes pleurs qui me prouveront ta tendresse, mais le soin constant que tu prendras de réaliser le plus cher de mes vœux. Ma fille serait-elle devenue tout-à-coup insensible à la gloire ? son cœur, que je formai, ne bat-il plus pour elle ? tromperas-tu mon espérance ? Non, tu sortiras d’un long abattement ! tu conserveras tes vertus ! tu immortaliseras les pleurs que te coûte mon trẻpas, et, de ma demeure céleste, j’applaudirai à tes travaux, je jouirai de tes succès. »

La marquise se réveilla dans une agitation inexprimable. Mon père ! s’écria-t-elle avec le plus vif enthousiasme, mon père ! tu seras satisfait ; un vain orgueil ne m’égare point. Tu me l’as dit cent fois, la véritable source du génie est dans l’ame, et je sens que la mienne renferme tout ce qu’il faut pour égaler, pour surpasser peut-être les femmes célèbres dont tu m’appris à révérer le nom !

En achevant ces paroles, Anaïs se relève dans une sorte d’ivresse, et reprend la route du château. L’extrême vivacité de sa démarche, l’éclat extraordinaire que jetait son regard, peu d’heures avant si languissant encore, apprirent à Rosine qu’il venait de s’opérer une grande révolution dans les idées de sa maîtresse ; elle l’examinait avec curiosité, et n’osait l’interroger. Anaïs était dans un de ces momens où l’ame ne peut contenir en soi ses transports ; elle les laissa éclater devant Rosine, lui raconta la vision qu’elle avait eue, les nouveaux projets dont elle était animée, et lui peignit avec feu la noble joie qu’elle éprouverait le jour où elle pourrait déposer sur le tombeau de son père la palme des arts.

Rosine, qui ne comprenait rien à ce langage, craignit d’abord que la tête de sa maîtresse ne fût égarée ; mais quand elle la vit reprendre ses anciennes occupations, visiter ses vassaux, les combler de bienfaits, et sourire avec bonté à l’expression de leur reconnaissance, elle devint tranquille et satisfaite ; seulement, elle se répétait quelquefois à elle-même : Il est bien singulier que ce changement favorable soit l’effet d’un simple songe. Elle ignorait que l’infortune ou la félicité, la mort ou la vie d’une personne douée d’un cœur sensible et d’une imagination ardente, repose souvent en entier sur la perte ou le retour d’une seule illusion.