La Femme Auteur, ou les Inconvéniens de la célébrité/Tome 2/IX

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CHAPITRE IX.




Le lendemain, de bonne heure, M. de Lamerville vint chercher les dames dans un élégant wiski. Quoique la marquise craignît cette voiture, elle y monta sans inquiétude. Pouvait-elle redouter quelqu’accident, lorsqu’Amador était son conducteur ? Après avoir fait environ trois lieues, on arriva dans une vallée, dont l’aspect admirable rappelait à la marquise les séduisantes descriptions que les poëtes ont faites de celle de Tempé. Elle montra l’envie de traverser à pied ces beaux lieux. Amador et madame de Saint-Elme se prêtèrent à son désir : tous trois gagnèrent, à pas lents, l’ermitage, où un excellent déjeûner les attendait.

Il est peu de plaisirs qui surpassent celui qu’on goûte dans le premier voyage ou dans le premier repas qu’on fait à côté de l’objet qu’on aime ; il semble qu’on en prenne possession. M. de Lamerville et la marquise étaient dans le ravissement. Tout devenait pour eux un sujet d’éloge. Ces fruits ont un goût exquis, disait l’un ; le parfum de ces fleurs est divin, disait l’autre : cependant ces fruits, ces fleurs n’avaient rien d’extraordinaire ; mais ils les respiraient, les savouraient ensemble, et l’Amour est un enchanteur, qui sait donner le plus grand prix aux moindres choses.

Après le déjeûner, M. de Lamerville conduisit les dames dans une longue allée de lilas, de chèvrefeuille, de jasmin et d’épine-rose. Cette allée était bordée par un bras de rivière qui portait bateau ; au-delà s’étendaient, d’un côté, des prairies artificielles ; de l’autre, une grande route qui, aboutissant à plusieurs campagnes superbes, se trouvait si continuellement garnie de voitures, qu’elle ressemblait à un boulevart. Tandis que madame de Saint-Elme s’arrêta pour considérer ce rare point de vue, les amans s’avancèrent sous un bosquet qui était taillé de manière qu’on jouissait à la fois de l’ombrage et de la perspective la plus étendue et la plus pittoresque. Cette retraite est un véritable Éden, s’écria la marquise. J’ai quelquefois songé qu’il y manquait une Ève, répondit Amador, aujourd’hui je n’y désire rien. — Vous visitez souvent ce lieu, à ce qu’il paraît ? — Très-souvent : il m’est cher à plus d’un titre ; j’y ai passé les plus belles années de ma jeunesse. — Auprès d’une amie, peut-être. — De l’amie la plus tendre. — Une palpitation violente souleva le sein d’Anaïs ; Amador ajouta : Hélène (c’est le nom de cette amie) me fut destinée pour épouse : son grand-père était lié, depuis l’enfance, avec mon oncle chéri, le duc de Lamerville. Ces deux respectables vieillards se flattaient de resserrer encore leurs nœuds par notre hymen. Hélène était jolie, spirituelle ; j’avais vingt ans quand je la connus : à cet âge on ne voit guère aucune femme avec indifférence ; on s’abuse sur le trouble que sa présence fait naître, on le prend pour de l’amour ; je crus en avoir pour Hélène, et je me disposais à former une union imprudente, quand celle qui devait en être la victime eut assez de confiance en moi pour m’avouer que son cœur était engagé sans retour. Elle cachait avec soin sa passion à son aïeul, dont elle redoutait la colère. Je ne craignais pas celle de mon oncle, il me portait trop d’affection pour ne pas sacrifier, sans balancer, ses désirs aux miens. J’eus l’air de refuser la main d’Hélène, elle épousa son amant. Peu de temps après, elle acheta cette habitation, où elle restait une partie de l’année ; je l’y suivis trois printemps de suite. Cette femme charmante était devenue une sœur pour moi ; la plus étroite intimité existait entre nous ; il n’était pas un secret qui ne nous fût commun. Combien de fois ce bosquet n’a-t-il pas été le témoin de nos mutuelles confidences ! Combien de fois ne lui ai-je pas juré qu’elle serait la première personne aux regards de laquelle j’offrirais la femme dont je souhaiterais de faire ma compagne. Le sort a détruit mes projets ; tu ne la verras point, bonne Hélène, celle qui fixera mes vœux, mais ton asile favori recevra du moins ses pas. Auriez-vous eu le malheur d’avoir à pleurer la mort de cette dame, demanda Anaïs ? Heureusement non ; mais elle n’en est pas moins perdue pour moi ; elle est établie pour toujours à Londres.

Quel dommage que Léon ne soit pas ici ! s’écria madame de Saint-Elme en s’approchant, il nous déclamerait le magnifique épisode des Géorgiques. Combien ne serait-il pas agréable d’entendre un bel ouvrage dans ce beau lieu ! J’ai, dans ma poche, un volume de la meilleure traduction du Paradis perdu, dit le général ; voulez-vous que je vous en lise quelques passages ? La proposition fut accueillie, un siége de verdure reçut les dames. M. de Lamerville s’assit à leurs pieds, et leur lut le chant des Amours. La comtesse l’interrompait par de fréquens applaudissemens ; il dirigeait alors ses regards sur Anaïs, et répétait, d’une voix émue, la phrase qui répondait le mieux à sa pensée. Quant à la marquise, elle restait comme anéantie sous le poids des plus enivrantes sensations. Au moment du cantique nuptial, ses yeux se mouillèrent de douces larmes. Cette lecture aurait-elle réveillé en vous des souvenirs trop tendres, lui demanda M. de Lamerville avec inquiétude ? — Non, répliqua-t-elle, mon émotion ne naît que du charme de cet instant. Il est céleste, prononça M. de Lamerville, d’une voix passionnée ; les délices décrites par Milton n’approchaient pas des pures voluptés qui pénètrent mon ame. Vraiment, dit la comtesse en riant, je ne suis pas étonnée que les poëtes cherchent l’ombrage, il est favorable à l’enthousiasme.

Le concierge vint avertir que le dîner était prêt. On se mit en chemin pour rejoindre la maison. M. de Lamerville osa presser plus d’une fois le joli bras qu’il tenait sous le sien ; mais Anaïs, craignant d’avoir trop laissé paraître sa tendresse, ne put cacher son trouble.

M. de Lamerville parvint à rendre le calme à la marquise, par le soin délicat qu’il prit d’entamer, à table, un entretien qui fit diversion. Il préférait déjà Anaïs à lui : sa retenue le prouva mieux que n’auraient fait ses transports.

On alla le soir se promener sur l’eau : une sérénade charmante se fit entendre du bosquet voisin. Anaïs, que la conduite de son amant avait réconciliée avec elle-même, se livra sans crainte à ce nouveau plaisir. On retourna fort tard à la ville, et l’on se sépara sans se quitter. On n’est jamais absent de ce qu’on aime.