La Femme Auteur, ou les Inconvéniens de la célébrité/Tome 2/VIII

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CHAPITRE VIII.




Le lendemain matin le général envoya savoir des nouvelles des dames, et leur fit demander à quelle heure elles seraient visibles. Elles répondirent qu’elles ne pourraient le recevoir de la journée, mais qu’elles le verraient au sallon. Amador avait passé une partie de la nuit à rêver à la marquise. Aucune femme ne lui avait encore semblé réunir tant de charmes. Quelques mots sortis de sa bouche avaient suffi pour le convaincre qu’elle avait infiniment d’esprit. Le mystère dont elle s’entourait excitait sa curiosité, sans lui faire naître le plus léger doute sur sa vertu : tout dans elle annonçait une naissance distinguée, et la montrait, sous tous les rapports, digue de lui plaire ; mais était-elle libre ? C’est ce dont il comptait s’informer adroitement dans le premier entretien qu’il pourrait obtenir. Il fut chagrin du retard apporté à ses vœux, et chaque heure qui s’écoula jusqu’au soir, lui parut d’une lenteur insupportable.

Anaïs trouva le temps moins long. L’amour n’a pas le même caractère chez les deux sexes. L’homme veut surtout jouir, la femme veut surtout espérer : l’un ne contient qu’avec effort l’aveu de sa flamme, l’autre ne le laisse échapper que malgré soi ; l’un s’abandonne avec ivresse à ses transports : il croit ne pouvoir jamais les faire assez éclater ; ce n’est qu’en tremblant que l’autre découvre une partie des siens à celui qui les fait naître : il se mêle pour la femme, au bonheur d’aimer, une sorte de confusion qui l’empêche de le goûter dans toute sa plénitude, en présence de son amant ; aussi arrive-t-il qu’elle retarde quelquefois le moment de le voir, ou avance celui de le quitter, pour être davantage à lui. Seule, elle se répète mille fois, avec délices, ce qu’elle oserait à peine entendre, ce qu’elle oserait encore moins dire. L’homme qui règne sur le cœur d’une femme délicate, ne sait jamais jusqu’à quel point il est aimé.

Le général était depuis long-temps dans le lieu du rendez-vous commun, où il ne prenait, contre son ordinaire, que peu de part à la conversation, quand la marquise et la comtesse entrèrent.

Amélie avait plus de jeunesse et d’éclat qu’Anaïs ; mais cette dernière possédait, au suprême degré, ce je ne sais quoi, aimant des ames, que personne n’a su définir, mais qui nous attire d’abord. Tous les yeux se dirigèrent au même instant sur elle ; toutes les bouches s’ouvrirent pour prononcer la même exclamation. Amador courut vers elle, et la conduisit s’asseoir, en se plaignant avec grâce de ce que sa porte lui avait été défendue. J’espère, dit un peintre aux hommes qui étaient venus faire cercle autour de la marquise, j’espère que vous serez maintenant de mon avis sur les traits dont se compose la beauté la plus touchante. Un oui unanime se fit entendre. J’avais tort, dit le général à voix basse à la marquise, de désirer de vous rencontrer ici. Je ne devais gagner à cela que des rivaux.

Quand on eut cédé au premier élan d’admiration que l’aspect de la marquise avait causé, il s’entama une discussion littéraire. Anaïs, qui craignait, en s’y mêlant, de se décéler, accepta une carte de whist. M. de Lamerville s’arrangea pour être son partenaire. Plus occupé de la marquise que de son jeu, il fit beaucoup de fautes ; mais Anaïs ne lui en reprocha aucune.

Il chercha inutilement, après la partie, le moyen d’avoir un instant de conversation particulière avec la marquise. Le peintre s’était rapproché d’elle, et ne la quitta plus : lorsqu’elle se retira, il lui offrit sa main pour la reconduire jusqu’à la porte de son appartement. Amador présenta la sienne à madame de Saint-Elme, en adressant un regard chagrin à la marquise : elle comprit tout ce que ce regard signifiait, et sut bon gré au peintre d’avoir été importun.

Quand le général fut retiré chez lui, il demanda à son valet-de-chambre s’il avait appris quelque chose de relatif à ses voisines. Oui, Monsieur : la plus jeune est mariée à un homme de condition ; l’autre est veuve. — De qui ? — Je n’ai pu le savoir ; mademoiselle Rosine ne parle pas plus qu’une muraille : tout ce que j’ai tiré d’elle, c’est ce que je viens de vous apprendre ; mais ce qui, je crois, vous fera plaisir, c’est qu’à force d’adresse je suis parvenu à m’assurer de l’endroit où ces dames vont se promener chaque fois qu’elles sortent. M. de Lamerville, satisfait de cette dernière découverte, se proposa de la mettre à profit dès qu’il en trouverait l’occasion. Elle se présenta le lendemain.

Anaïs s’était levée avec une gaîté charmante ; les souvenirs de la veille lui faisaient trouver le jour plus beau que de coutume. Elle se sentit le besoin d’en aller jouir au-dehors, prit à la hâte un léger déjeûner, et sortit, accompagnée de la comtesse.

M. de Lamerville le sut, et se rendit au lieu indiqué par son valet-de-chambre. Il aborda les dames au moment où elles causaient de lui avec chaleur. La marquise jeta un cri. Il s’excusa de l’avoir surprise, et l’invita, ainsi que sa compagne, à venir visiter un petit bois qui n’était pas éloigné. Elles y consentirent. Elles s’y promenaient depuis environ une heure, et se préparaient à le quitter, quand elles entendirent une flûte et une clarinette qui exécutaient le duo de Roland. Cette galanterie du général flatta infiniment les dames ; elles regardèrent de tous côtés, sans apercevoir personne. Anaïs, ravie, ne savait si elle devait en croire son oreille. Ce bois est-il enchanté, demanda la comtesse ? — Oui, depuis quelques momens, répondit le général.

La musique cessa, l’entretien le plus intéressant la suivit. La marquise, appuyée sur le bras de son amant, s’étonnait des charmes nouveaux qu’elle trouvait à la nature. Un frémissement délicieux agitait en secret tout son être. Le battement précipité de son cœur la forçait quelquefois à ralentir son pas. Si le bonheur dont je jouis n’est qu’un rêve, pensa-t-elle, puissai-je mourir avant que de me réveiller !

Cette douce matinée fut suivie d’une douce soirée. Anaïs descendit au sallon, belle d’amour et d’espérance. Son arrivée produisit une sensation plus vive encore que la veille. Amador, cette fois, se sentit plus orgueilleux que jaloux des hommages qu’elle recevait : il avait deviné que le sien pourrait lui plaire. Il s’assit auprès d’elle, et lui dit : Je n’oublierai de long-temps la promenade du matin. — Ni moi non plus, répondit-elle. Ces mots ne lui furent pas plutôt échappés, qu’elle en sentit toute la force. Elle crut en affaiblir l’effet, en ajoutant : Ce que j’aime le plus au monde, c’est la campagne. L’altération de sa voix, la rougeur subite dont ses joues se couvrirent, prouvèrent à M. de Lamerville que cette dernière phrase était une ruse de la pudeur : il s’applaudit en lui-même de son triomphe. Pour l’assurer davantage, il eut l’air de l’ignorer, et reprit : Puisque vous aimez la campagne, accordez-moi la faveur de vous conduire demain dans un ermitage qui réunit tous les agrémens. Les propriétaires sont absens, le concierge a beaucoup de complaisance pour moi ; il nous recevra à merveille : nous pourrions y passer la journée, et nous procurer le plaisir de faire venir l’élite des musiciens de cette ville. — Je me fais une fête de cette partie, dit madame de Saint-Elme ; certainement, marquise, vous ne la refuserez pas. Anaïs ne répondit rien. Amador prit son silence pour un consentement. Il l’en remercia d’une manière si aimable, qu’elle ne se trouva point le courage de ne pas mériter sa reconnaissance.