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La Femme Auteur, ou les Inconvéniens de la célébrité/Tome 2/X

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CHAPITRE X.




La confiance s’établit vîte en amour. M. de Lamerville et la marquise furent bientôt très-liés. Amador jouait bien de la flûte ; il venait faire, tous les matins, de la musique avec Anaïs, et souvent le prétexte d’une lecture le ramenait le soir : il ne paraissait plus dans la salle de compagnie, qu’aux heures où les dames y descendaient. Il s’applaudissait, chaque jour, du refus qu’il avait fait de madame de Simiane. Quelle différence ! disait-il entre cette femme douce, simple, modeste, qui conserve les goûts de son sexe, à la femme qui a la folle vanité de rivaliser avec la nôtre. Quel charme ne trouvai-je pas à faire sentir les beautés de nos grands écrivains, à madame de Senneterre, comme je jouis de son étonnement, lorsque je lui découvre toutes les richesses de cette mine féconde, où l’on peut fouiller sans cesse sans jamais l’épuiser. L’admiration que madame de Senneterre éprouve pour nos illustres auteurs, est mon ouvrage. Est-ce madame de Simiane qui daignerait former son opinion sur la mienne ? Est-ce elle qui n’aurait pas encore aimé ? Est-ce elle, enfin, qui se contenterait de l’hommage d’un seul homme ? Non, certainement. Ainsi les préventions de M. de Lamerville contre la marquise, s’accroissaient encore de l’amour qu’elle lui avait inspiré.

Amador se répétait continuellement qu’Anaïs était la seule femme qui pût le rendre heureux ; mais il voulait, avant de lui déclarer ses vues, percer le mystère qui l’entourait ; il pensa que la marche la plus sûre et la plus franche était de s’ouvrir de ses desseins à madame de Saint-Elme, et se résolut de le faire.

Un soir, qu’il s’était rendu au sallon, et cherchait l’occasion de causer à part avec Amélie, l’hôtesse introduisit dans le cercle la veuve d’un président. Cette dame, qui comptait au moins cinquante ans, ne paraissait pas avoir été dépourvue de beauté ; mais elle l’était totalement de grâces. Elle fit un léger salut aux dames, s’approcha d’un groupe d’hommes qui dissertait sur la politique, et interrompit leur conversation pour leur demander s’ils avaient lu l’impertinente brochure qui venait de paraître ? De quoi traite-t-elle, Madame ? dit l’un d’eux. — C’est une diatribe contre les femmes. — L’auteur n’est sûrement pas Français, observa M. de Lamerville. — À son style, qui pêche la plupart du temps contre les règles que prescrit la grammaire, et surtout au ton insultant qu’il prend envers nous, j’aurais cru qu’il était pour le moins un Hottentot, s’il ne nous apprenait dans sa Préface qu’il est né à Paris. — Ce ridicule écrivain vous défendrait-il, par hasard, l’amour ? demanda un jeune homme. — Non, Monsieur ; il nous fait la grâce de nous le permettre, dit la Présidente en minaudant ; mais il nous défend la gloire ; il veut que nous demeurions étrangères à la culture des beaux-arts ; il nous refuse tous les talens, même celui d’écrire. — Et Madame est auteur ? — Pas encore ; mais je travaille à me rendre digne de ce titre. Je possède maintenant le latin à un degré si supérieur, que je suis en état de tenir tête dans cette langue au plus savant professeur de rhétorique. Je sais mon Juvénal en entier, et mon premier ouvrage sera une longue et sanglante satire contre nos détracteurs. Votre sexe est plutôt fait pour le madrigal, observa M. de Lamerville. — Monsieur, à ce que je vois, est de la secte de ceux qui ne veulent pas que nous ayions du génie, et qui nous condamnent à plaire éternellement. — Serait-ce un si mauvais partage ? — Plaire est agréable, sans doute ; mais plaire ne suffit pas ; d’ailleurs, quoique vous en puissiez dire, on n’aime que rarement une femme qui n’a aucun savoir. Que voulez-vous faire, je vous prie, d’une jolie poupée qui ne vous entretiendra que de bals, de pompons, ou d’une insipide ménagère qui vous fatiguera de détails domestiques. — Je ne voudrais pour ma compagne ni de ces femmes, ni d’une femme bel-esprit. — Et laquelle choisirez-vous ? — Celle qui aura plus de grâces encore que de beauté, quelque peu de coquetterie et beaucoup de candeur ; celle qui possédera assez d’esprit naturel et assez d’instruction pour me charmer et me comprendre ; celle dont les vertus modestes et la bonté constante seront les premiers apanages. Ce portrait est séduisant, observa un prétendu philosophe ; mais où rencontrer le modèle ? On le cherche long-temps ; mais on le trouve enfin, répondit Amador en jetant un regard expressif sur la marquise. Elle baissa les yeux, étouffa un soupir, et songea à sa mère. Croyez-vous, Monsieur, dit la Présidente à M. de Lamerville, qu’il soit impossible qu’une femme de lettres possède les qualités que vous venez de peindre ? — Je fais plus que de le croire, j’en suis certain. Celle qui a l’ambition de devenir célèbre, a plus d’orgueil que de sensibilité. — Ainsi, vous proscrivez les Sapho, les Corinne, les Deshoulières, les Lafayette, les Riccoboni ? — Je ne les proscris point, je leur offre le tribut qu’elles ont souhaité ; je les admire ; mais je ne serais jamais l’amant, encore moins l’époux de celle qui marcherait sur leurs traces. — Je donnerais cent louis, s’écria la Présidente, pour que vous portassiez les fers de quelque Muse ! Cela serait plaisant, dit le peintre. On a vu des choses aussi extraordinaires, observa le jeune homme. Celle-là ne se verra point, répliqua M. de Lamerville. Anaïs sentit son sang se glacer dans ses veines. Ne pourrait-il pas arriver, reprit la Présidente, que vous devinssiez amoureux, malgré vous, d’une femme qui serait chargée du crime affreux d’enchanter l’univers par ses écrits ? — Je ne le crains pas, mon cœur ne m’appartient plus ; mais si au lieu d’avoir fait le choix dont je m’applaudis, j’avais eu le malheur de prendre, sans le vouloir, de l’amour pour une de ces femmes avides de renommée, je fuirais jusqu’au bout du monde plutôt que de céder à mon penchant. — Cela est trop fort, prononça Anaïs. Beaucoup trop fort, dit le peintre : je ne vois rien de fâcheux à s’abandonner au sentiment que vous inspire une femme célèbre. De bonne foi, général, ajouta-t-il en désignant la marquise, croyez-vous qu’une auréole de gloire gâterait ce joli front ? — Son éclat serait moins touchant, répondit M. de Lamerville. Injuste prévention ! s’écria madame de Saint-Elme. Très-injuste, dit le jeune homme. Quant à moi, je suis fou des talens. Si je les aime dans mon sexe, je les idolâtre dans l’autre ; ils sont à mes yeux le plus puissant et le plus solide des attraits. Les productions littéraires des femmes ont une grâce, une délicatesse que nous tenterions en vain d’imiter ; elles font le charme de mes loisirs, et j’avoue que je serais homme à devenir éperduement amoureux d’une femme, seulement parce qu’elle serait auteur. Vous voyez, Monsieur, dit la Présidente à M. de Lamerville, en rajustant le nœud de son fichu, vous voyez que tout le monde n’est pas de votre opinion. — La mienne est du moins celle du plus grand nombre. — Oh ! cela est loin d’être prouvé ; mille exemples attestent le contraire. De tous temps les femmes à réputation ont enchaîné sous leurs lois une foule d’amans. — Dites d’adorateurs, Madame. Il est, je le sais, des hommes vains et nuls, qui, brûlant de faire parler d’eux à quelque titre que ce soit, se proclament les esclaves de ces femmes présomptueuses. C’est un culte que l’orgueil rend à la vanité, et l’on ose traiter cela de sentiment ! l’on profane ainsi ce mot sacré ! Mais dans ce siècle on veut voir partout de l’amour ; il n’est presque nulle part. Vraiment, reprit la Présidente, d’un ton ironique, Monsieur emploie tant d’art et d’éloquence à soutenir son systême, que je tremble qu’on ne l’adopte. En effet, il est simple de croire que l’esprit est sottise, et que le sacrifice qu’on veut faire à une femme de son rang, de ses richesses, du séjour de sa patrie, n’est point une marque d’amour. — Je n’ai point tenu ce langage. — N’avez-vous pas nié que l’on pût ressentir une grande passion pour une femme supérieure ? — Je nie que ce que vous appelez une femme supérieure soit faite pour inspirer une tendresse véritable. — Voilà, Monsieur, ce qui s’appelle s’abuser étrangement. Un grand nombre de faits dément votre assertion. — Bon, ce sont de vrais contes ! — Des contes ! tout le monde sait qu’il y a peu de mois encore, un prince allemand, dont cent aïeux illustres et une fortune immense sont le moindre des titres, brigua la main de madame de Simiane. — Une ivresse passagère l’aveuglait ; je le répète, ces femmes-là ne peuvent ni donner ni recevoir le bonheur : elles subjuguent quelquefois, jamais elles n’attachent, et dans le dévouement extrême qu’on se plaît à faire éclater pour elle, la tête est tout, le cœur n’est rien ; mais elles n’y regardent pas de si près : l’article important pour elles est de faire du bruit. Général, dit d’un ton grave un vieillard qui ne s’était pas encore mêlé à la conversation, madame de Simiane honore autant son sexe par ses mœurs, qu’elle honore les lettres par ses ouvrages ; et son nom, permettez-moi de vous le faire observer, ne doit se prononcer qu’avec respect. Je ne prétends pas attaquer le caractère de madame de Simiane, répondit M. de Lamerville ; mais en dédaignant l’estimable obscurité qui doit être le partage de son sexe, elle m’a donné le droit de la juger sévèrement. — Eh ! que savez-vous, reprit le vieillard avec feu, que savez-vous si ce noble tort que vous lui reprochez, ne l’a point préservée de torts plus condamnables ? Que savez-vous s’il n’est pas le principe de ses éminentes vertus ? — Connaîtriez-vous madame de Simiane, demanda madame de Saint-Elme avec vivacité, au vieillard. — Je n’ai point cet honneur, mais je sais des traits d’elle qui me la font chérir. Son ame, d’ailleurs, se révèle dans ses écrits. C’est risquer beaucoup que de juger quelqu’un sur ses écrits, observa un partisan de Lavater ; quant à moi, je n’en crois que la figure. On assure que celle de madame de Simiane est des plus séduisantes, dit le jeune homme. On me l’a extrêmement vantée, dit le peintre ; je n’ai pu, malgré tous mes désirs, en juger par moi-même. On m’a montré une fois la marquise au spectacle : je cherchai à m’approcher d’elle au moment où elle en sortait. Je ne pus y réussir, une foule curieuse assiégeait ses pas. Elle ne paraît dans aucun lieu sans être soudain entourée d’un essaim d’admirateurs. — Heureuse ! heureuse femme ! s’écria la Présidente, sa marche est toujours un triomphe. Ce triomphe est peu digne d’envie, répondit d’un ton dédaigneux M. de Lamerville ; la femme la plus estimable est celle dont on parle le moins. N’êtes-vous pas de mon avis, Madame, demanda-t-il à la marquise ?

L’amour avait eu assez d’empire sur Anaïs pour qu’elle eût souffert jusque-là en silence des discours qui la blessaient ; mais ces dernières paroles du général ne laissèrent de place dans son ame qu’au ressentiment ; il lui sembla qu’elle ne pouvait les pardonner, sans faire un outrage à la mémoire de M. de Crécy ; et d’un ton à la fois sensible et ferme ; elle répliqua : Oui, madame de Simiane mérite le blâme, elle le mérite pour s’être écartée de la route qui lui fut tracée par un cher et respectable guide. Elle le mérite pour avoir embrassé, nourri la plus funeste illusion. Sa faute fut affreuse, sa punition sera plus affreuse encore. — De quoi voulez-vous, je vous prie, qu’on la punisse, demanda la Présidente ? De sa gloire, apparemment, répondit le vieillard avec véhémence ? — Sa gloire ! sa gloire ! elle est obscurcie, s’écria la marquise. — Obscurcie ? reprit la Présidente, en voici bien d’un autre ! Elle s’accroît chaque jour : la jalousie seule, l’odieuse jalousie pourrait le contester. Madame ne saurait être jalouse de personne, répondit le général d’un ton imposant. Le vieillard, en colère, proféra entre ses dents quelques mots qui ne furent pas entendus. Eh ! mon dieu, dit Amélie avec impatience, laissons cet entretien. Oui, laissons-le, répondit la marquise ; mais ne l’oublions pas.

La comtesse avait tremblé que le transport imprudent de la marquise ne l’eût trahie ; mais M. de Lamerville n’en tira aucune autre conséquence, sinon qu’elle connaissait quelques particularités qui n’étaient pas avantageuses à madame de Simiane. Ces femmes à talent, dit-il tout bas à la marquise, deviennent tôt ou tard les héroïnes de quelques aventures plus ou moins répréhensibles, et je gagerais, en dépit du pompeux éloge qu’on vient de nous faire de madame de Simiane, que sa conduite n’est pas entièrement irréprochable. L’indignation se peignit dans les traits d’Anaïs ; un éclat allait la compromettre ; la comtesse s’en aperçut : sortons, lui dit-elle, mon amie, sortons, je me sens très-indisposée.

M. de Lamerville voulait accompagner les dames jusque chez elles ; la comtesse le pria de les laisser, sous le prétexte d’avoir besoin de repos.