La Femme Auteur, ou les Inconvéniens de la célébrité/Tome 2/VII

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CHAPITRE VII.




Les deux amies se hâtèrent de disposer leur départ. La marquise prit le nom de Senneterre ; madame de Saint-Elme garda le sien. C’était sous le couvert de celle-ci que les lettres pour madame de Simiane devaient être adressées. Il ne leur arriva rien de remarquable en route. On s’imagine bien que leur conversation roula continuellement sur le même sujet, et qu’elles parvinrent à leur destination sans avoir fait une remarque sur les endroits qu’elles avaient parcourus ; à peine s’étaient-elles informé de leur nom. Quand l’ame est fortement préoccupée, le voyage le plus intéressant ne devient qu’un simple changement de lieu.

Lorsqu’elles s’approchèrent de Baden, elles recommandèrent au postillon de les mener au meilleur hôtel garni : il les y conduisit.

La maîtresse de l’hôtel se décida, avec quelque peine, à leur louer un logement agréable. Leur suite modeste ne lui donnait pas une grande opinion de leur fortune. Elle tripla le prix du local qu’elles avaient choisi, dans l’intention de leur ôter l’envie de s’établir chez elle, où elle n’aimait à recevoir que les personnes très-riches. Mais Rosine ayant su, dès en arrivant à l’hôtel, que le général y demeurait, la marquise resta, malgré la mauvaise humeur de l’hôtesse et le prix exorbitant de son appartement.

Il y avait dans cet hôtel un vaste sallon, où plusieurs tables de jeu étaient toujours dressées. On y trouvait une bibliothèque composée de tous les ouvrages nouveaux et de tous les papiers publics. Ce sallon était occupé depuis le matin jusqu’au soir, tant par les locataires de l’hôtel, que par les personnes qui venaient les visiter. M. de Lamerville y passait une grande partie de ses journées, et sa présence en avait fait le lieu du rendez-vous de la bonne compagnie.

Anaïs était arrivée depuis huit jours, et n’avait pas encore paru au sallon. Madame de Saint-Elme la pressait en vain d’y descendre ; elle craignait de rencontrer quelqu’un de sa connaissance, ou plutôt elle craignait de voir s’anéantir l’espoir flatteur qui l’avait conduite aux eaux. Elle sentait que sa première entrevue avec M. de Lamerville devait être décisive, et, par cette raison, elle en retardait sans cesse le dangereux moment. Si l’incertitude est plus cruelle à supporter que le malheur, ce n’est pas en amour : le propre de ce sentiment est de se plaire à s’abuser soi-même. Après le bonheur d’être aimé, une des premières jouissances des amans est peut-être l’incertitude. La marquise chérissait la sienne. Respirer le même air, habiter le même toit que M. de Lamerville, le voir passer sous ses fenêtres, rêver aux moyens d’attirer ses regards sans paraître les chercher, étaient des plaisirs qu’elle redoutait de perdre. Elle n’écrivait pas, ne lisait pas, ne voyait personne, et pourtant n’éprouvait aucun instant de vide. Cette situation nouvelle et douce semblait lui avoir fait oublier le but de son voyage ; si elle s’en était remise au hasard du soin de la servir, elle n’eut pas tort de compter sur lui.

Un matin qu’elle sortait avec la comtesse, elle rencontra dans l’escalier Monsieur de Lamerville. Il se rangea pour la laisser passer, et lui fit un salut profond. Comme elle s’apprêtait à lui rendre sa politesse, le pied lui glissa, et elle serait infailliblement tombée si le général ne se fût empressé de prévenir sa chûte. — Ne vous êtes-vous pas blessée, Madame ? demanda-t-il. — Non, Monsieur, grâces à votre secours. — Permettez que je vous accompagne jusqu’en bas.

La marquise accepta la main qu’on lui offrait, non sans éprouver une vive émotion. Le général s’aperçut qu’elle tremblait, et se méprit sur le motif qui en était la cause. Vous avez eu peur, observa-t-il ; si vous m’en croyez, vous vous arrêterez quelques instans au sallon pour respirer des sels ; j’en ai d’excellens à vous offrir. — Je vous remercie, Monsieur ; l’air me sera plus salutaire. Oui, dans ce cas l’air est ce qui vaut le mieux, dit madame de Saint-Elme, et les amies continuèrent leur chemin.

Un grand chapeau de paille recouvert d’un voile, cachait entièrement la figure d’Anaïs. Le général n’avait donc pu la voir, mais il avait été frappé de la grâce de sa taille, et le son de sa voix lui avait rappelé cet organe enchanteur qu’il avait eu tant de plaisir à entendre au bal de l’Opéra. Il pensa qu’il serait fort singulier que cette femme fût la même que la séduisante inconnue dont il avait été à regret séparé la dernière nuit de son séjour à Paris, et désira d’avoir quelques détails sur son compte. Dans cette idée, il entra chez son hôtesse, sous le prétexte de la charger de quelques emplettes, et lui demanda si elle logeait dans son hôtel d’autres dames que celles qu’il avait vues au sallon. — Non, général, si ce n’est les deux nouvelles locataires qui occupent le petit corps-de-logis au fond de la cour. — Depuis combien de temps sont-elles chez vous ? — Depuis une semaine. — Sont-ce des personnes de distinction ? — Je ne sais trop que vous en dire ; elles n’ont pour toute suite qu’une femme-de-chambre, font assez maigre chère, et n’ont pas encore reçu une seule visite. — Sont-elles ici pour leur santé ? — Je le présume. — Comment s’appellent-elles ? — Le nom de l’une est Senneterre ; celui de l’autre Saint-Elme. — Sont-elles jolies ? — Assez bien. — Quel est leur âge ? — La première doit avoir de vingt-cinq à vingt-sept ans ; l’autre de dix-sept à dix-huit. — Personne n’est venu les voir ? — Personne. — Sortent-elles souvent ? — Tous les matins. — En voiture ? — À pied. — Il est extraordinaire qu’elles ne descendent pas au sallon. — Il paraît qu’elles sont sauvages. — Que peuvent être ces femmes ? — Oh ! ce ne sont pas des savantes, elles n’ont encore demandé ni un roman ni un journal.

M. de Lamerville rit de la judicieuse remarque de son hôtesse, et voyant qu’elle ne pouvait satisfaire sa curiosité, il la quitta.

De retour dans son appartement, il interrogea aussi son valet-de-chambre. Celui-ci ne lui apprit rien, sinon que les étrangères étaient l’objet de beaucoup de conjectures pour les habitans de l’hôtel. Quant à moi, général, ajouta-t-il, je parierais qu’elles ont quelques raisons politiques de se cacher. Cela seul explique comment deux femmes de leur âge ont pu se condamner à passer huit jours ici, dans une solitude absolue.

Amador pensa que si son valet-de-chambre devinait juste, les dames qu’il avait envie de connaître ne seraient peut-être pas fâchées de former une liaison avec lui. Il crut qu’il pouvait profiter du léger accident dont il avait été témoin, pour solliciter l’honneur d’être admis à leur faire sa cour. Le résultat le plus fâcheux de cette démarche étant d’essuyer un refus honnête, il ne balança point à s’y exposer ; il réclama, dans un billet, la faveur de se présenter chez mesdames de Senneterre et de Saint-Elme. On lui fit répondre de vive voix que ces dames le recevraient à sept heures du soir.

La marquise employa beaucoup d’art et de temps à faire une toilette qui parut simple. La question me trouvez-vous bien ? fut répétée cent fois à madame de Saint-Elme, dont les éloges ne rassuraient pas Anaïs. Une femme sensible devient à la fois modeste et coquette, quand elle désire de plaire.

L’heure du rendez-vous sonna. La marquise sentit la nécessité de cacher son trouble sous un air d’occupation. Elle se mit à son métier de broderie. Rosine annonça M. le général de Lamerville.

Je serai toute ma vie reconnaissant, mesdames, dit le général, de la faveur que vous m’accordez. Je craignais que l’espèce de frayeur que vous avez eue ce matin ne vous devînt nuisible. — Cet intérêt est très-flatteur, balbutia la marquise. ― Je ne me suis pas trompé, il n’y a qu’une voix comme celle-là dans le monde, s’écria le général. Anaïs feignit de ne pas entendre, et continua de broder. Cette seconde rencontre, ajouta-t-il, est plus heureuse que la première ; une foule importune ne viendra point la troubler ; un masque envieux ne me dérobe pas ces traits charmans. (Regardant Amélie). Je ne vois ici que des objets aimables ; mais je ne me dissimule pas que je suis environné de dangers. ― Un homme comme vous ne doit en redouter aucun, répondit Amélie. ― Je ne suis pas invulnérable. ― Comptez-vous rester long-temps aux eaux, Monsieur, demanda la marquise. — Je voudrais ne plus les quitter. — Elles vous font du bien ? — Je commence à croire qu’elles sont merveilleuses. — Mon médecin me les a beaucoup vantées. — Est-ce pour une affection nerveuse que vous êtes venue les prendre ? — Précisément. — Dans ce cas, les promenades à cheval sont utiles : si vous vouliez en essayer, j’ai une jument très-docile dont je vous prierais de disposer. — Mille gråces, le cheval me fait peur ; je ne suis pas une Amazone. — Si vous aimez mieux courir en wiski, j’en ai un à vos ordres. — Je préfère me promener à pied.

Je ne suis pas heureux dans mes offres, je n’essuie que des refus. — On dit qu’il y eut hier un concert chez une des personnes distinguées de cette ville, y fûtes-vous, Monsieur, demanda madame de Saint-Elme ? — Oui, Madame. — Était-il beau ? — Assez brillant. — Les femmes, demanda la marquise, étaient jolies, sans doute ? — Beaucoup moins que celles que je vois, répondit le général. — Vous aimez la musique, Monsieur, demanda madame de Saint-Elme ? — À la folie. — Ai-je l’avantage de partager ce goût avec vous, Mesdames ? Mon amie, répondit madame de Saint-Elme, a un si beau talent sur la harpe, qu’elle m’a rendue mélomane. — Je conçois facilement, dit le général, qu’il naisse des accords célestes sous une main divine. — C’est trop de flatteries. Songez, Monsieur, observa la marquise, que nous ne sommes pas au bal de l’Opéra. — Je le sais, Madame, et je m’en félicite ; mais le dois-je ? N’avais-je pas raison de présumer que celui qui voulait conserver sa liberté, ne devait pas vous voir. — Vous vous êtes bientôt remis de votre blessure, Monsieur, dit la marquise. — Celle-là n’était pas profonde, répondit le général : il en est, ajouta-t-il en jetant un regard significatif sur Anaïs, il en est dont on ne doit pas guérir, et qu’on se plaît pourtant à recevoir. On prétend que la société de cette maison est agréable, dit madame de Saint-Elme. — Elle est fort bien choisie, et ne laisserait rien à désirer si vous veniez l’embellir, répondit M. de Lamerville ; mais je n’ose vous en presser, on a quelquefois des motifs de rester dans la solitude.

On vint avertir le général qu’il était attendu par une estafette du Ministre de la guerre. Il témoigna aux deux amies le regret qu’il avait d’être contraint de les quitter, et obtint la permission de renouveler sa visite.

Eh bien ! dit madame de Saint-Elme quand il fut parti, n’ai-je pas eu raison de penser que M. de Lamerville n’avait besoin que de vous voir pour se sentir entraîné vers vous par le plus doux penchant. — Ne nous flattons pas encore ; son ton était celui de la galanterie : il tient peut-être le même langage à toutes les femmes. — Croyez-vous aussi qu’il leur adresse les mêmes regards. — Oh ! ses regards étaient charmans ; mais ne peuvent-ils pas être trompeurs ?

La marquise et la comtesse passèrent le reste de la soirée à s’entretenir de M. de Lamerville. L’hôtesse, qui avait appris que le général avait fait une attention particulière aux dames qu’elle avait assez mal accueillies, se repentit de sa conduite, et vint les prier, dans les termes les plus humbles, de disposer de tout ce qui était dans son hôtel : elle leur vanta la réunion qui se tenait dans la salle de compagnie, et les pria de l’honorer de leur présence. Le soupçon qu’Amador montrait sur leur retraite, les avait déjà décidées à en sortir. Elles reçurent, avec noblesse et bonté, la proposition et les excuses de leur hôtesse, et lui laissèrent espérer qu’elles se joindraient dorénavant à la société du soir.