La Femme Auteur, ou les Inconvéniens de la célébrité/Tome 2/XI

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CHAPITRE XI.




Dès que les amies furent seules, madame de Simiane s’écria : Je veux partir demain avant le point du jour. — Partir ? y songez-vous ? — Je veux partir ; je ne veux plus le voir. — Vous l’aimez, il vous adore ; la perspective la plus heureuse s’offre à vous. Encore quelques momens, et vous devenez l’arbitre du destin d’Amador. Il me fait un crime de mes succès, ajouta-t-elle avec un sourire amer.

Le préjugé a ravi sa foi à madame de Simiane, mais l’amour la lui assure. L’amour, l’invincible amour triomphe de tout. N’en doutez pas, mon amie, vous verrez M. de Lamerville abjurer son erreur à vos pieds. — M. de Lamerville aux pieds de madame de Simiane ! Lui ? Ah ! ma chère ! que vous jugez mal de ce caractère impérieux, inflexible ; mon seul nom suffira pour changer sa tendresse en haine ; vous le verrez attribuer à l’artifice ce qui fut le résultat d’un amour pur et vrai ; et s’il était possible qu’il m’aimât encore après la fâcheuse découverte qui ne peut manquer d’avoir lieu ; si, malgré ses efforts, il ne pouvait parvenir à vaincre sa passion pour moi, je n’ai que trop lu dans l’ame de cet homme si fier : inébranlable dans ses préventions, qu’il croit être des principes, il ne me confierait pas pour cela le soin de son bonheur. Oui, j’en suis certaine, il préférerait mourir plutôt que de me donner le titre de son épouse. Eh bien ! moi aussi, je suis fière, je dois l’être, je dois aussi savoir mourir, et je pars. Ce départ, semblable à une fuite, pourrait faire prendre une opinion défavorable de vous à M. de Lamerville ; calmez-vous, ne précipitez rien, je vous en conjure au nom du ciel, au nom de votre père. — Mon père (répliqua madame de Simiane dans le plus grand désordre) ! mon père ! c’est lui, lui surtout, qui m’ordonne de ne pas rester ici un instant de plus. Ne voyez-vous pas son ombre irritée qui me poursuit ? ne l’entendez-vous pas m’accuser du peu de soin que j’ai pris de ma gloire ? Quel fruit ai-je retiré des préceptes, des exemples de ce bon père ? Pourquoi ai-je quitté le paisible séjour où reposent ses cendres ? Ah ! je ne devais pas m’éloigner de sa tombe, mon unique refuge. Je devais la tenir embrassée jour et nuit ; là, je devais braver les feux d’un trop fatal amour ! Là je devais périr avant que de m’être abaissée à venir mendier l’hommage d’un cœur dédaigneux.

Rosine entra pour remettre une lettre à la comtesse ; cette lettre était de M. de Saint-Elme : il instruisait sa femme qu’il profitait de son absence pour accompagner sa mère chez une de ses parentes, qui demeurait à Sens, et que Mr. D… était parti pour la Touraine, où il avait à renouveler les baux des fermiers de feu M. de Lamerville.

Cette lettre fortifia Anaïs dans sa résolution. Si vous pouviez vous décider, dit-elle à la comtesse, à vivre tête-à-tête avec moi, jusqu’au retour du comte, nous n’irions ni à Paris ni à Villemonble. J’ai besoin d’habiter quelque temps un lieu qui ne me rappelle aucun souvenir : il faut que je m’arrache à moi-même. La solitude où j’ai rencontré M. de Saint-Elme, convient à la situation de mon esprit. Je suis inconnue aux domestiques qu’il y a laissés ; je m’y rendrais avec vous et Rosine, je garderais le nom de Senneterre ; je ne veux reprendre le mien que lorsque je me sentirai la force de lui rendre son ancien lustre. J’attendrai ce moment dans la retraite où Saint-Elme a recouvré sa raison. Si je n’y retrouve pas bientôt la paix, j’y trouverai bientôt la mort.

La comtesse ayant fait en vain de nouvelles tentatives pour dissuader Anaïs de son projet, cessa de s’y opposer. Elle régla ses comptes avec l’hôtesse ; Rosine emballa les effets des dames, et elles avaient fait six lieues de poste avant qu’aucun locataire de l’hôtel ne fût levé.