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La Femme du capitaine Aubépin/Texte entier

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E. Plon et Cie, imprimeurs-éditeurs.
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LES


MÉNAGES MILITAIRES


L’auteur et les éditeurs déclarent réserver leurs droits de traduction et de reproduction à l’étranger.

Ce volume a été déposé au ministère de l’intérieur (section de la librairie) en octobre 1875.


paris, typographie de e. plon et Cie, rue garancière, 8.
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LES
MÉNAGES MILITAIRES




LA FEMME
DU CAPITAINE AUBÉPIN




I


En 1862, les environs du camp de Châlons n’étaient pas encore aménagés de façon à offrir un abri confortable aux femmes d’officiers que le dévouement conjugal, pour beaucoup d’entre elles, et la curiosité pour beaucoup d’autres, amenaient dans ces parages crayeux,

La spéculation n’avait pas songé à leur préparer des logements, et moins encore à leur créer les villas qu’elle a improvisées depuis lors.

Il fallait chercher un asile à peu près décent dans les fermes des paysans ou dans les rares maisons de campagne disséminées au milieu de la plaine champenoise.

Il fallait s’y établir tant bien que mal, sans aises, sans luxe, souvent même sans le nécessaire.

Il fallait surtout faire abnégation absolue de soi-même pour accepter philosophiquement ces installations sommaires et ce dénûment relatif.

Le Grand-Mourmelon offrait bien quelques ressources, et encore !…

Du reste, comme il se produit toujours en pareil cas, avant l’arrivée des dames des divers régiments, on avait vu s’abattre sur le village un essaim de ces folles et accapareuses personnes qui, n’ayant droit à rien, s’emparent naturellement de tout.

Avec la galanterie qui sied si bien à l’uniforme, les officiers garçons mirent au service des nouvelles venues toute leur bonne volonté, toutes leurs démarches et jusqu’à leurs ordonnances, pour les aider dans cet établissement de hasard.

Quitte à prendre ensuite une mine contrite quand les maris, leurs camarades, déplorèrent devant eux la difficulté qu’ils éprouvaient à caser leurs infortunées moitiés et leurs pauvres petits enfants.

Les villages du Petit-Mourmelon, de Livry, de Louvercy reçurent en masse la visite des maris ; désolés.

Ce fut dans ces chaumières assez proprettes, mais effroyablement incommodes, qu’ils tentèrent des miracles pour contenter leurs compagnes.

Jugez donc :

Tel mari, qui louait assez cher deux misérables chambrettes nues, avait en poche le programme détaillé de ce qu’exigeait sa femme : « un salon assez grand pour y offrir le thé aux officiers de son bataillon, une chambre où le berceau de l’enfant fût bien à l’aise, une salle à manger petite, car elle renonçait à donner à dîner au camp, plus un coin pour la bonne. »

Tel autre, en face du carré de choux, émaillé de mauves sauvages, qui s’ouvrait devant les fenêtres, pensait douloureusement à l’ambition de sa jeune femme, — une nouvelle mariée lettrée et sentimentale, — qui lui avait demandé, avant toute chose, un beau jardin ombreux pour y rêver, le soir, en parlant aux étoiles.

Un troisième se voyait contraint d’entasser ses quatre enfants dans une chambre étroite.

Et certain vieux capitaine, haut de buste et large d’épaules, découvrait avec stupeur qu’il n’entrerait jamais chez sa femme sans se tourner de trois quarts et labourer de son dos le chambranle grossier des portes.

Un matin de mai trois maris quêteurs entrèrent au Petit-Mourmelon, marchant de front, se surveillant mutuellement pour ne laisser aucun d’entre eux, en cas d’heureuse découverte, prendre l’avance sur les autres.

Ils descendaient lentement l’unique rue, qui est la grande route, en jetant des regards lamentables aux écriteaux primitifs qui pendaient aux volets clos.

Certaines vitres crasseuses étaient également garnies d’un carré de papier où l’écrivain public avait calligraphié : Ici on loue des logements.

Ils s’arrêtaient en corps, s’informaient, — ce n’était qu’une unique chambre, — et poursuivaient leur chemin, la tête de plus en plus basse.

Un jeune lieutenant, de mine intelligente et de tournure distinguée, parut prendre le premier son parti de l’inutilité de leurs recherches.

— Après tout, s’écria-t-il tout à coup, nous en serons quittes pour abdiquer nos pouvoirs aux mains de ces dames. Nous n’avons pas la baguette de Moïse pour faire sourdre du sol une belle maison confortable. N’en déplaise à madame de Lestenac, cet objet désiré est absolument inconnu ici.

Un chirurgien-major qui faisait partie du petit groupe ne sembla pas accepter aussi bravement leur déconvenue.

— Vous en parlez bien à votre aise, mon cher Lestenac, dit-il avec un soupir ; on voit bien que vous n’avez pas reçu des recommandations pressantes.

— Mais si, mais si !… ma femme a trouvé charmant de passer une saison au camp et tient positivement à satisfaire sa fantaisie.

— Moi, je connais madame Lémincé, elle ne croira pas à cette impossibilité… elle imaginera je ne sais quelle mauvaise volonté de ma part… Elle m’écrira vertement. Ah !… Aurélie est une femme qui a tant de caractère !

M. de Lestenac eut un sourire discret qui prouvait surabondamment sur quelles bases incontestables la réputation de madame Aurélie Lémincé comme femme énergique était établie au régiment.

Le troisième interlocuteur, qui portait une tête brune et caractérisée sur des épaulettes de capitaine, fit un geste légèrement dédaigneux.

— Je vous trouve bien bons de vous inquiéter ainsi, dit-il ; puisque nous, ne trouvons rien, ces dames viendront, verront et se résigneront.

— Comment ! se récria le docteur, vous voulez faire venir madame Aubépin, sans savoir…

— Madame Aubépin sera ici ce soir même.

— Sans logement ?

— Elle aidera à en découvrir un.

— Mais comment voulez-vous qu’une femme…

— Une femme de militaire doit être au-dessus de toutes ces misères-là, dit sèchement le capitaine Aubépin.

À ce moment, et malgré la jalouse surveillance de ses camarades, M. de Lestenac, doué d’une vue excellente et de jambes de cerf, se jeta brusquement dans un petit chemin mal entretenu qui conduisait à un moulin.

Au bord du chemin, à gauche, se dressait une maisonnette blanche avec un écriteau.

— Je suis un maladroit, grommela le capitaine.

Le chirurgien-major serra les poings avec dépit.

— Eurêka ! cria la voix joyeuse du lieutenant de Lestenac.

Ses compagnons enfilèrent le petit chemin et lurent distinctement sur l’écriteau ce bienheureux renseignement : Appartements à louer.

— Ce Lestenac a une chance ! soupira M. Lémincé.

— Permettez, major, observa le capitaine Aubépin, il y a un s à appartements.

Ce disant, en homme prudent, il allongea le pas et rejoignit M. de Lestenac sur le seuil de la maisonnette.

— Hé !… quelqu’un ! cria celui-ci.

Une bonne femme, encore jeune et avenante, accourut les mains pleines de savon, un enfant pendu à sa jupe, un autre pleurant derrière elle.

— Pouvons-nous voir les logements à louer ? demanda le capitaine, prompt à dominer la situation.

— Certainement, mes bons messieurs, et même qu’ils ne sont finis que de ce matin, et que c’est mon mari qui a tout fait, et qu’il vient seulement de mettre l’écriteau.

Ou grimpait déjà un petit escalier tournant, juste assez large pour laisser passer une personne mince.

On trouva un palier, et sur ce palier cinq portes, que les trois officiers parurent disposés à emporter d’assaut.

Celle de gauche donnait accès dans deux petites pièce ? propres et gaies, éclairées largement sur la route.

— Je les prends, dit vivement M. de Lestenac.

Celle de droite ouvrait sur une grande chambre située au nord, mais d’où la vue s’étendait sur des champs verts et de petits bouquets de bois.

Un corridor la séparait d’une autre pièce moins vaste et d’un cabinet de débarras complètement obscur.

— Voici mon logement, déclara le capitaine Aubépin.

Le chirurgien-major, très-inquiet, ouvrit la cinquième porte et ne vit qu’une chambrette étroite, sans air, complètement insuffisante.

— Ah ! mon Dieu ! que va dire Aurélie ? s’écria-t-il d’un ton si piteux que la bonne femme émue s’empressa de le consoler.

— Monsieur, dit-elle, il y a là-bas deux chambres, que Nicolle, notre homme, pensait garder pour faire un bel atelier, car il est charron de son état, mais je pense, moi, qu’elles feront joliment votre affaire et je vas vous les louer.

Plein d’espoir, le docteur dégringola l’escalier, se précipita dans l’atelier carrelé, vide, froid…, et l’on entendit bientôt sa voix triomphante ;

— Messieurs, madame Lémincé est logée.

Une petite question d’intérêt promptement résolue, entre la mère Nicolle et les trois officiers, termina cette importante conférence dont ils sortirent justement fiers.

Ils allèrent dîner au mess du régiment, le 204e de ligne, arrivé l’avant-veille d’Orléans, et rentrèrent ensuite chacun dans leur lente pour y procéder à une correspondance, qui, si nous lisons par-dessus leur épaule, nous donnera quelque idée des caractères et des goûts de nos personnages.

« Ma chère Louise, écrivait le lieutenant de Lestenac, imaginez-vous que loger votre charmante petite personne au camp de Châlons est un tour de force que j’ai le mérite d’avoir accompli non sans peine !…

« Vous aurez deux chambres, ma mignonne, deux chambres pour étaler vos jolis colifichets… Comment allez-vous faire ? l’une sans cheminée, l’autre sans tapisserie.

« Votre horizon sera un petit chemin pierreux, fréquenté par les soldats, et vos voisines seront madame Aurélie Lémincé, l’énergique épouse du docteur, et madame Berthe Aubépin… vous savez, la jolie, la triste, la mystérieuse madame Aubépin.

« Tout cela pour quatre grands mois !… Je ne veux rien vous dissimuler, même si cette peinture réaliste devait nuire à mes espérances.

« Voyez, chère amie, si la perspective de cette installation, on ne peut plus rustique, ne révolte pas trop vos délicats instincts de Parisienne, et répondez bien vite à votre très-empressé et très-malheureux

« Flavien. »

— Hum ! murmura M. de Lestenac en cachetant soigneusement à ses armes cette missive encourageante, si Louise a ses vapeurs en recevant le tableau du confort qui l’attend, sa décision est claire : elle ne viendra pas.

Il alluma un cigare, et, fredonnant un air du Barbier, il retourna au mess du 204e qui brillait dans l’obscurité du camp.

De son côté, le docteur Lémincé, penché sur son buvard de campagne, griffonnait avec ardeur :

« Tu seras satisfaite, ma bonne Aurélie, j’ai découvert un petit nid qui n’est certainement pas celui que j’avais rêvé pour toi, mais qui réunit les meilleures conditions possibles dans ce pays arriéré.

« Dans une maison neuve, au rez-de-chaussée, — c’est moins fatigant, — tu vas occuper un petit salon-salle à manger.

« Je vais y faire placer des meubles ; ce ne sera pas élégant, à mon extrême regret ; tu l’embelliras.

« La chambre à coucher sera vraiment bien, j’y tiens beaucoup ; devant les yeux une Cour, un champ de blé, quelque chose d’agreste et de frais que tu aimeras.

« Du reste, si quelque chose te déplaît, nous le changerons. Si, par hasard même, la maison ne te convenait pas, nous en chercherons une qui rentre mieux dans les goûts.

« Les autres appartements sont retenus pour madame Aubépin, dont le voisinage te sera agréable, et pour madame de Lestenac, la jeune mariée parisienne.

« Tu ne t’ennuieras donc pas, tu ne resteras pas seule. Et puis j’obtiendrai de n’avoir pas de tente, ou du moins de ne pas y habiter, et je demeurerai près de toi.

« Mille tendresses, et viens vite, ma chère Aurélie.

« A. L. »

— Ah ! fit le docteur en repoussant sa plume avec un soupir involontaire, elle viendra certainement.

Le capitaine Aubépin, lui, n’avait écrit qu’une note, celle des meubles qu’il louait à un entrepreneur de Châlons : un lit, un fauteuil, quelques chaises, une toilette, une table.

Il regarda Sa montre, mit son caban, et, courant à travers champs, il arpenta le terrain d’un pas élastique jusqu’à la gare du Petit-Mourmelon, où le train de Châlons arrivait au moment même.

Il attendit la sortie des voyageurs en regardant impatiemment ceux qui paraissaient aux portes.

Une femme s’avançait hésitante, indécise, serrant contre elle deux petits enfants de trois à quatre ans.

Il alla vers elle aussitôt, en disant de ce ton sec, qui semblait en si parfait accord avec sa physionomie sévère :

— Bonjour, Berthe. Les enfants ont-ils fait un bon voyage ?

La jeune femme poussa les enfants vers leur père, et, sans répondre, releva son voile.

Elle avait vingt-cinq ans environ, une tête fine, expressive et pâle ; rien de correct, mais rien de banal dans les traits ; des yeux très-grands, dont les cils allongés semblaient s’ouvrir sur du velours brun ; des joues assez pleines pour laisser à deux adorables fossettes le loisir de s’y creuser un nid ; une bouche sérieuse, plus sérieuse certes que celle des femmes de cet âge ; et c’était à cette bouche, dont les coins découragés disaient une amertume contenue, que la physionomie tout entière empruntait un caractère vaguement douloureux.

Les enfants, une fillette délicate et un bébé, joufflu, sautèrent au cou du capitaine, qui leur rendit leurs caresses avec une sorte de passion ; puis revenant à sa femme et lui offrant le bras :

— As-tu terminé tes emballages en temps utile ?

— Tout a été prêt,

— Tu apportes mes cannes à pêche ?

— Certainement.

— Tous les comptes sont réglés à Orléans ?

— Tous.

— C’est bien.

— Où allons-nous, Auguste ?

— À l’hôtel des Trois-Pignons, au Grand-Mourmelon. Demain, je vous installerai dans le logement que j’ai retenu.

— Êtes-vous content ?

— Hum !… Tu n’y seras pas très-bien, mais les enfants auront de l’air et de l’espace.

— C’est tout ce qu’il faut, dit-elle simplement.

Il était tard, la nuit était noire ; les enfants se serraient peureusement contre eux, tandis qu’ils franchissaient en silence la distance, assez considérable, qui sépare les deux Mourmelon.

Ils ne s’étaient point vus depuis quinze jours, et pourtant pas une question affectueuse ne vint aux lèvres de la femme, pas un mot tendre à celles du mari.

Une fois seulement, madame Aubépin, passant distraitement sa main sur la tête bouclée du petit garçon, dit avec effusion :

— Il vous a bien souvent demandé.

Le père eut un sourire satisfait.

Et la mère, retombant dans sa réserve, laissa ses grands yeux mélancoliques errer sur le paysage sombre que des silhouettes de tentes découpaient bizarrement çà et là.



II

Le camp de Châlons, depuis qu’un décret du 14 novembre 1856 l’a transformé, de camp provisoire établi à titre d’essai, en camp permanent d’instruction militaire, est connu non-seulement de nos régiments, qui y passent à tour

de rôle une saison laborieusement employée, mais encore d’un grand nombre d’étrangers de distinction, qui viennent assister à ses grandes manœuvres annuelles.

Une foule de touristes le prenaient également pour but de leurs pérégrinations, à l’époque du séjour de l’Empereur.

Pour ceux qui n’ont jamais eu la curiosité ou la possibilité de le visiter, nous dirons que le camp est un terrain de 12, 000 hectares, à quatre lieues de Châlons, avec lequel il communique rapidement par un petit chemin de fer qui l’ut étudié, jugé nécessaire et exécuté en soi.ante-dix jours.

Le terrain est couvert d’un gazon rare, avec de larges plaques blanches dont les yeux des soldats gardent parfois l’ophthalmique souvenir.

Quelques maigres massifs, semés çà et là, y forment de petites oasis fort appréciées du troupier au repos.

Il est entouré, ou arrosé de trois rivières : la Suippe, la Vesle, le Chenu ; foré d’un grand nombre de puits ; élevé de 140 mètres au-dessus du niveau de la mer ; salubre, sec, exposé aux vents contraires qui en éloignent toute émanation dangereuse.

On y a très-froid en hiver : les épaisses capotes et les lourds sabots y florissent.

On y a très-chaud on été mais en 1862, les fraîches eaux, la liberté relative, l’exemple, la crânerie française et la présence du souverain qui couronnait les manœuvres, soutenaient le soldat et lui faisaient gaîment supporter une saison de fatigues qui tend déplus en plus à faire partie des habitudes militaires.

Le camp proprement dit est une sorte de ville longue, symétrique, coupée de grandes rues perpendiculaires de vingt pas de largeur.

Trois divisions l’habitaient annuellement : la première et la troisième sous la tente, la deuxième dans des baraques, c’est-à-dire dans une série de maisonnettes régulières et suffisamment commodes.

Les tentes des soldats s’étendaient en première ligne, parallèles au front de bandière.

Puis, toujours en reculant, venaient les campements des sous-officiers, des officiers subalternes, des officiers supérieurs et enfin des généraux, qui occupent, en arrière, le centre de leurs divisions respectives.

La deuxième division, baraquée, offrant au soldat une installation toute faite et invariable, ne sollicitait en rien le goût d’ornementation qu’il porte partout où il s’arrête.

Aussi l’aspect en était-il monotone.

L’originalité s’était réfugiée dans la première division, et la coquetterie dans la troisième.

En effet, cette heureuse troisième division, située à l’extrême gauche du camp, au milieu de pins sylvestres et dans le voisinage de petits bois qu’on trouve touffus là-bas, pouvait tout à son aise y développer son penchant pour l’arrangement et les ombrages.

On n’y voyait, en effet, que jardinets, parterres, tentes des chefs abritées avec adresse, et naïfs essais d’horticulture qui n’ont jamais le temps d’aboutir.

La première division cultivait les arts, ébauchait des sculptures, élevait à l’entrée de ses rues des Forts de terre glaise, des France et des Victoire en craie, des bustes de l’Empereur plus sincères que réussis, des Prince Impérial équestre ou pédestre.

Nous y vîmes même un jour un buste de l’Impératrice, traité avec une hardiesse de conception et une richesse de formes qui défient toute description.

Au milieu de ces esquisses et de ces essais, il se trouvait parfois de jolies statuettes, de belles pensées bien rendues, et tel de ces artistes improvisés a prouvé qu’il avait dans sa giberne un ciseau de sculpteur.

C’est à cette première division, qui s’appuyait sur un moulin à vent, à peu de distance du Petit-Mourmelon, qu’appartenaient les nouveaux locataires du charron Nicolle.

Tous trois n’avaient pas obtenu l’autorisation de déserter la tente ou ne l’avaient pas même demandée.

Le capitaine Aubépin occupait bel et bien la sienne.

Le lieutenant de Lestenac devait à une indisposition du capitaine de sa compagnie la libre disposition d’une tente pour lui tout seul ; ce que ses bons camarades, obligés de partager la leur avec leur sous-lieutenant, lui enviaient grandement.

Le chirurgien-major du 204e, par tolérance spéciale, — qu’il avait enlevée d’assaut pour complaire à madame Aurélie Lémincé, — pouvait venir prendre gîte auprès de sa femme.

Ces dames laissèrent tout juste à leurs maris le temps de faire apporter quelques meubles à la maison Nicolle, où le ménage Aubépin était installé déjà, et débarquèrent simultanément un beau jour à la gare du Petit-Mourmelon,

Elles avaient voyagé ensemble depuis Châlons et ne se déplaisaient pas trop encore en arrivant.

Ce fut également ensemble qu’elles se dirigèrent, aux bras de MM. Lémincé et de Lestenac, vers l’Éd en invraisemblable qui leur avait été préparé.

Madame de Lestenac trottinait légèrement, regardant çà et là d’un petit air ébahi qui lui allait à merveille.

Parisienne, dix-neuf ans, minois spirituel, petits yeux pétillants, bouche rieuse, grandes boucles blondes, costume coquet ; elle était ravissante.

— C’est très-drôle cette campagne blanche, disait-elle ; cela me rappelle un décor des Variétés, très-réussi, dans je ne sais plus quel vaudeville… Vous souvenez-vous, Flavien ?… Ah ! mais non, c’était avant que vous me fissiez la cour.

— Alors cela date d’une époque où j’étais un grand maladroit.

— Allons-nous bien loin ainsi ?

— Non, ma chère, nous y voilà.

— Où donc ?

— Cette maison… là… à gauche.

— Comment !… là ?

— Oui.

— Cette masure ?

— Mais, ma chère Louise, pour le pays, c’est un trésor de propreté et de confortable.

— Il est superbe, votre trésor !

— Je suis désolé, ma pauvre enfant… si vous saviez…

— Essayons d’y pénétrer.

— Un peu de courage, ma petite Parisienne.

L’escalier est étroit.

— Guidez-moi, mon cher ami.

M. de Lestenac s’élança dans l’escalier, tandis que sa femme faisait les plus jolies mines en franchissant le perron.

— Y êtes-vous, Louise ?

— Je vous suis.

— Prenez garde au premier tournant.

— Merci. Anna, relevez ma robe, je vous prie.

M. de Lestenac écouta, stupéfait.

— Anna ? répéta-t-il, qui donc Anna ?

— Eh ! ma femme de chambre.

— Votre femme de…

— Sans doute… une perle.

— Elle est là ?

— Où donc voulez-vous qu’elle soit ? Fallait-il vous télégraphier une demande d’autorisation, cher ami ?

M. de Lestenac s’arrêta court et regarda en arrière.

Dans la pénombre de l’escalier, suivant sa femme, il distingua un chapeau bleu impérial qui montait gravement sur une tête d’anglaise rousse et pincée.

— Mais, malheureuse enfant ! s’écria-t-il, vous n’avez donc pas lu ma lettre ?

— Quelle lettre ?

— Celle où je vous disais que vous aviez deux chambres… deux chambres…

— Si fait, j’ai très-bien compris : deux chambres à coucher.

— Non pas. Deux chambres en tout… deux chambres pour tout appartement.

— Vous plaisantez, Flavien ?

— Hélas !

— Vite, que je voie cet ermitage.

— Je vous assure, Louise…

— Laissez-moi passer, je vous prie… deux chambres !…

Madame de Lestenac se fit toute petite, glissa entre le mur et son mari, sauta sur le palier et s’arrêta interdite.

La porte de la première pièce était ouverte, et celle du fond, ouverte également, laissait entrevoir sa sœur jumelle.

Les murailles étaient couvertes d’un grossier papier gris à fleurs roses et bleues, le plafond absent était suppléé par un papier blanc tendu dans toute sa longueur, et que le courant d’air agitait avec un bruit bizarre.

Un étroit canapé de perse, un fauteuil Voltaire épuisé, trois chaises et une petite table de travail meublaient ce simulacre de salon.

Les rideaux du lit, en damas de coton marron et blanc, apparaissaient dans le lointain comme fond de tableau.

Madame de Lestenac inspecta tout cela d’un coup d’œil, et partit d’un joyeux éclat de rire, en frappant ses petites mains l’une contre l’autre avec un entrain qui décontenança complètement son mari.

— Une chaumière ! s’écria-t-elle… c’est donc ça, une chaumière ? Oh ! comme c’est laid ! mais c’est nature, n’est-ce pas ?

— Ma chère enfant…

— Moins le voltaire, cependant… le voltaire a un air pédantesque.

— J’espère, Louise, que vous comprendrez…

— Si je comprends ! — et elle riait toujours !

— je comprends que ni ma mère, ni ma sœur, ni mes cousins, ni personne de ma société, n’imaginerait jamais quelle cellule vous m’avez choisie… pour me faire expier mes fautes, sans doute.

M. de Lestenac, déconcerté tout à fait par ce persiflage, lui prît doucement les mains comme pour l’inviter à raisonner un peu.

Elle cessa de rire, et, se croisant les bras bien en face de son mari :

— Voyons, voyons, mon bon Flavien, dit-elle, avez-vous sérieusement l’intention de m’interner dans ce diminutif de prison ?

S’il eût été seul, Flavien aurait volontiers répondu par une caresse à cette impertinente interrogation.

Et qui sait si cette réponse n’aurait pas mieux convaincu la jeune femme que les meilleurs arguments ?

Malheureusement, le chapeau bleu-impérial dressait sa silhouette génante derrière les épaules de madame de Lestenac.

Il répondit d’un ton piqué :

— Vous êtes parfaitement libre, ma chère amie, d’accepter ou de rejeter ce que vous regardez comme une geôle ; il me restera le regret d’avoir compté sur votre raison un peu plus qu’il n’était juste de le faire.

Louise, à son tour, fit un mouvement comme pour sauter au cou de son mari ; mais une oscillation du chapeau bleu-impérial, qui s’agitait sur la tête de la femme de chambre comme une crête colossale, l’arrêta net dans son élan.

— J’admets que je me contente de ma cellule, dit-elle. Qu’avez-vous fait préparer pour loger Anna ?

— Rien, fit-il sèchement.

— Rien ? Voilà qui est d’un bon mari, galant et attentionné.

— J’espérais, ma chère, vous avoir fait comprendre que le camp n’est pas un lieu de plaisance où l’on puisse mener la vie de château.

Le chapeau Lieu-impérial crut le moment favorable pour entrer en scène.

— Que madame ne s’inquiète pas, dit-elle avec un effroyable accent angolais ; je vais ranger les effets de madame, et, si madame le permet, je retournerai à Paris, chez la mère de madame.

— Amen ! grommela Flavien.

— Miséricorde ! cria Louise, que dites-vous donc là, Anna ?… est-ce que je saurais me passer de vos services ?…

— Cependant, madame…

— Attendez, nous allons arranger tout cela. Et d’abord, qu’est-ce que toutes ces portes ?… des chambres, j’imagine.

Et, sans écouter son mari, qui essayait une explication, madame de Lestenac frappa résolument à la porte de droite, qui s’ouvrit aussitôt.

Le doux visage de madame Aubépin sourit à la belle indiscrète.

— Bonjour et pardon, madame, dit madame de Lestenac en tendant gracieusement la main à la femme du capitaine ; je suis une étourdie, qui vais à l’aventure, cherchant un coin pour abriter ma pauvre Anna.

Madame Aubépin serra cordialement la petite main.

— Un coin ! répéta-t-elle. Oh ! madame, c’est ici chose précieuse et rare, si rare même, que je crois sage de décourager tout de suite vos velléités de découvertes.

— Ah ! mon Dieu ! si j’avais su !… soupira la jeune femme.

Tout à coup, M. de Lestenac se frappa le front,

— Louise ! j’ai votre affaire ! Comment diable n’y ai-je pas songé plus tôt ?

— Qu’est-ce donc ?

— Une chambre… celle que le docteur Lémincé trouvait trop insuffisante, et qui est là… encore disponible… quelle veine !

Tout joyeux, il mit la main sur la clef, — une énorme clef campagnarde capable d’assommer un bœuf, — qui brillait à la serrure de la cinquième porte.

Mais, comme il allait la faire tourner, une voix fraîche et gaie cria du milieu de l’escalier :

— Pardon…, pardon, mon cher camarade, j’arrive à temps pour défendre énergiquement mon bien.

Tout le monde se retourna.

On vit surgir, des profondeurs de l’escalier, un grand jeune homme blond, dont runiforme sombre dés chasseurs à pied dessinait la taille robuste et souple.

Il salua avec grâce madame de Lestenac.

— Cette chambre est retenue pour ma mère, dit-il simplement.

Ce fut au tour de M, de Lestenac à s’incliner.

Louise, dépitée, rentra prestement dans son appartement, suivie de Flavien et d’Anna, et referma la porte derrière elle.

— Voilà un monsieur singulièrement gênant, dit-elle avec humeur.

— Ah ! s’il n’y avait que lui de gênant au monde ! soupira le pauvre mari,

Elle ne parut pas entendre.

— Sérieusement, Louise, où la nicherons-nous ? continua-t-il en désignant du coin de l’œil le chapeau bleu-impérial, qui déficelait paisiblement des cartons.

— Ici.

— Ici ?

— Sans doute.

Flavien promena autour de lui un regard cloquent.

— Mais…

— Oh ! cher ami, fit-elle coquettement avec le plus malicieux des sourires, n avez-vous pas votre tente ?

Flavien se mordit rudement la moustache, et vint tambouriner sur les vitres.

La femme de chambre, rassurée sur son avenir, coupa joyeusement la corde du troisième carton.

L’officier de chasseurs, demeuré seul sur le palier, ouvrit alors délibérément la cinquième porte.

Le jour, qui s’en échappa brusquement, éclaira sa haute stature, sa tête charmante, que mille folles boucles auréolisaient, au grand préjudice de l’ordonnance, et ses longues moustaches blondes, qui voilaient à demi une bouche fine d’un dessin correct.

Derrière lui retentit une plainte étouffée, quelque chose d’indistinct et de douloureux comme le gémissement d’une femme.

Il plongea un œil étonné dans la demi-obscurité du palier, et crut voir disparaître une robe brune dans l’entre-bâillement d’une porte qui se fermait.

Il écouta : la plainte ne se renouvela pas.

Il fit quelques pas dans la direction de cette robe disparue, puis s’arrêta devant l’indiscrétion apparente de cette démarche et l’impossibilité d’expliquer clairement ce qu’il avait entendu.

Il pensa bientôt que c’étaient des enfants qui jouaient dans la cour, sourit de sa frayeur, et rentra dans cette chambre qu’il destinait à sa mère.

Et pourtant, il n’avait pas rêve. Madame Aubépin l’avait vu, et, les deux mains sur les lèvres pour comprimer un second cri d’angoisse, elle venait de glisser, évanouie, derrière sa porte refermée.



III


Le capitaine Aubépin était un homme de quarante ans, rude, loyal, d’une obstination dauphinoise greffée, du fait de sa mère, sur un entêtement breton.

Son caractère, tout d’une pièce dans le service, ne s’adoucissait guère dans l’intimité.

Il savait vouloir ; il savait encore mieux ordonner.

Excellent soldat, on pouvait dire de lui, avec exactitude, qu’il ne désarmait jamais.

Cela se lisait dans les lignes fermes de son visage et dans l’éclair froid de son regard d’acier.

Dur à lui-même, il l’était également aux autres.

Parlant peu, il possédait le grand art de ne livrer de ses impressions que ce qu’il voulait bien laisser paraître.

On ne se plaignait pas au 204e d’une seule injustice qu’il eût commise, mais les hommes de sa compagnie étaient rarement tentés d’enfreindre le règlement.

Sans vouloir entendre un mot d’explication, il punissait tout d’abord. Si plus tard, quelque renseignement nouveau déchargeait le coupable d’une partie de sa faute, le capitaine souriait gravement dans son épaisse moustache noire.

— Cela rendra ses camarades plus prudents, disait-il.

Et sa conscience était parfaitement satisfaite de cette application nouvelle de renseignement mutuel dans l’armée.

Ses chefs l’estimaient. Ses collègues étaient faits à ses manières brusques. Le monde aurait trouvé qu’il avait trop négligé de se frotter à sa civilisation raffinée.

Mais le monde avait peu d’occasions de porter un jugement sur son compte, car le capitaine Aubépin ne voulait pas se soumettre à ses exigences et le fuyait systématiquement.

Cet homme entier avait une grande passion, celle de la famille. Il respectait sa vieille mère à l’égal d’une idole ; il avait successivement élevé, dirigé, placé dans de bonnes conditions ses trois jeunes frères ; il aimait sa femme, il adorait ses enfants.

Les indifférents qui voyaient cela disaient avec conviction : « Comme madame Aubépin est heureuse ! »

Où donc l’avait-il découverte, cette femme jeune et distinguée, qui, depuis cinq ans déjà, usait sa douceur persistante aux angles aigus de ce caractère de fer ?

Ce mariage s’était fait très-vite, à Paris, pendant un congé du capitaine. Il en avait fait part à son régiment, et s’était empressé de le rejoindre à Limoges, où le 204e tenait alors garnison.

Dès le lendemain de son arrivée, avec une rectitude militaire, il avait obligé Berthe à se parer, et l’avait présentée aux dix-neuf ménages du régiment.

Madame Aubépin fut trouvée gracieuse, réservée, mélancolique, et suffisamment jolie pour désoler quatre ou cinq dames mûres, qui avaient des prétentions à la beauté.

Avait-elle de l’esprit ? personne ne s’en inquiéta.

Sa dot était-elle brillante ? on ne le supposait guère.

Avait-elle une élégance redoutable ? nullement… et c’était là l’essentiel.

Madame Aubépin fut donc favorablement accueillie, et la sympathie des femmes d’officiers, ses pareilles, lui fut presque généralement acquise triomphe rare.

Depuis lors, on la vit d’année en année un peu plus sérieuse, un peu plus pâle, toujours calme, parlant sans ardeur comme sans lassitude, pleine de déférence pour son mari, de cette déférence délicate qui est aussi loin de la servilité que de l’enthousiasme ; enfin, s’occupant de ses enfants avec une tendresse plus effective que démonstrative.

Les enfants, qui n’échappaient jamais à la surveillance de cette jeune femme instruite et bonne, étaient déplorablement élevés.

Ceci était l’œuvre particulière du capitaine Aubépin, dont la faiblesse paternelle dépassait toutes les limites.

Les trois ans de Bébé comprenaient déjà qu’ils pouvaient abuser…, et c’étaient des cris, des colères, des exigences !…

Marie, la fillette pâle et nerveuse, avait quatre ans, une santé délicate et un art merveilleux pour rendre ses caprices muets aussi productifs que les fureurs bruyantes de son frère.

Berthe avait voulu réagir contre ces tendances inexplicables chez un homme absolu ; elle avait été brisée dans la lutte, et, pour ne pas s’entendre donner tort ouvertement devant ses enfants, elle portait en silence la croix de sa maternité.

Le jour où madame de Lestenac prenait possession, bien à contre-cœur, de ce qu’elle appelait sa cellule, le capitaine Aubépin, en descendant du camp au Petit-Mourmelon, fut étonné de ne point voir ses enfants venir joyeusement à sa rencontre comme ils l’avaient fait les jours précédents.

Vaguement inquiet, il hâta le pas, et les aperçut immobiles et tristes sur le petit perron.

— Qu’avez-vous donc ? leur cria-t il.

— Où est maman ? répondit la petite Marie en se levant.

— Ta mère ! elle n’est donc pas là ?

— Je ne sais pas. Je jouais avec Bébé, j’ai voulu remonter ; la porte est fermée.

— Il fallait appeler.

— J’ai appelé maman, elle ne m’a pas ouvert.

Le capitaine l’écarta doucement, escalada l’escalier, et chercha à ouvrir la porte de son appartement, qui résista tout en s’entre-baillant.

Il n’y avait à l’intérieur ni clef ni verrou mais quelque chose comme un meuble qu’on aurait poussé contre elle.

Effrayé, il fit un effort violent, repoussa l’obstacle et jeta un cri : le corps de Berthe barrait la porte.

Elle était étendue, raidie, blanche comme ces touchantes statues du moyen âge couchées sur les tombeaux.

Le capitaine la souleva dans ses bras nerveux, la déposa sur son lit, et descendit comme une flèche chez le chirurgien-major du 204e, qui présidait en ce moment même à l’aménagement de madame Aurélie Lémincé.

Celle-ci avait trouvé fort ridicules les petites façons de sa voisine de Lestenac, et démontrait à son mari qu’elle, Aurélie, était infiniment supérieure à ces Parisiennes frivoles.

Le capitaine entra sans frapper, renversa un échafaudage de paquets amoncelés, et, courant au docteur, qu’il saisit par le bras :

— Venez vite, major, s’écria-t-il, venez vite, j’ai besoin de vous.

Cette brusque intrusion dans son intérieur parut surprendre le docteur, mais ce fut surtout madame Aurélie à laquelle un pareil procédé parut intolérable.

— Qu’est-ce donc, monsieur ? s’écria-t-elle indignée ; le feu est-il à la bicoque où je veux bien venir camper pour être agréable à M. Lémincé ?… On le croirait, vraiment, à voir la façon… étonnante dont vous pénétrez ici.

— Pardonnez-moi, madame… je suis horriblement inquiet. Au nom du ciel, docteur, venez avec moi !

— Vous avez un enfant malade ? interrogea le docteur en abandonnant la malle qu’il décordait.

— Non, c’est ma femme.

— Ah ! c’est Madame…

Et le docteur marcha vivement vers la porte.

Cet empressement déplut à madame Lémincé.

— Qu’a-t-elle ?… qu’a-t-elle donc ?… insista-t- elle en les suivant tous les deux.

Elle est sans connaissance, répondit le capitaine en s’engageant dans l’escalier.

Madame Aurélie s’arrêta et parut réfléchir.

— Un évanouissement ! fit-elle du bout des lèvres… Peuh ! elle est donc nerveuse, cette petite femme-là ?… et il faut que ce soit mon mari qui l’en retire encore !… Les femmes n’ont plus ni santé ni pudeur. Comme c’est agréable pour moi d’arriver ici, de manquer de tout… et de voir M. Lémincé se prodiguer pour une voisine vaporeuse !

Elle haussa les épaules et rentra chez elle avec humeur.

Pendant quelques minutes, qui lui semblèrent des heures, elle mit en ordre les divers objets épars, tout en tenant une oreille attentive incessamment dressée vers l’étage supérieur, où des allées et venues multipliées se faisaient entendre.

— Ah çà ! murmurait-elle, M. Lémincé va-t-il m’abandonner longtemps ainsi ?… est-il, oui ou non, un médecin militaire ou un médecin de dames ?… Il est inimaginable que, tout médecin de régiment qu’il soit, je ne puisse pas avoir une heure de tranquillité !

Elle arpenta furieusement sa chambre et, prenant une résolution énergique :

— Il faut leur prouver, dès le premier jour, que je vois clair dans tous les manéges, dit-elle en s’élançant dans l’escalier.

Pour avoir de l’air autour de la malade, on avait laissé les portes grandes ouvertes, et rien n’était facile comme d’arriver à elle.

Madame Lémincé n’y manqua pas et se glissa jusqu’au lit.

Berthe revenait seulement à elle. Le premier regard qu’elle jeta sur son entourage était empreint d’un égarement douloureux.

— Où est-il ? prononça-t-elle faiblement en soulevant la tête.

— Je suis là, répondit le capitaine Aubépin en se penchant vers elle.

Mais lorsque leurs yeux se rencontrèrent, elle se rejeta en arrière avec un mouvement répulsif.

Le docteur interrogeait le pouls.

Elle étendit le bras dans la direction du palier sombre, que la porte ouverte laissait apercevoir. et, tandis que le même effarement éclatait sur ses traits décomposés, elle répéta d’une voix troublée :

— Je l’ai vu !… là… je l’ai vu !

— Qui donc ? s’écria le capitaine.

Cette voix la fit tressaillir, elle laissa retomber sa tête, le murmure de ses lèvres s’éteignit.

Madame Lémincé eut un mauvais sourire.

— Elle a beaucoup de fièvre, dit le docteur, il faut envoyer au Grand-Mourmelon chercher le calmant que je vais prescrire.

M. Aubépin ne l’entendit pas. Penché sur la malade, il épiait le sens des sons indistincts qui mouraient sur ses lèvres blanches.

Ce fut madame Aurélie, en épouse attentive, qui arracha un feuillet du cahier de bâtons de la petite Marie, pour permettre au docteur d’écrire sa prescription.

Lambert, l’ordonnance du capitaine qui vaguait dans la cour, reçut l’ordre de la porter, au pas de course, à l’unique pharmacien du village.

Madame Lémincé, s’approchant alors, offrit discrètement ses bons offices comme garde- malade.

Cette proposition, dont le dévouement était peut-être suspect, mais dont la politesse ne pouvait être niée, n’obtint qu’un remercîment banal et un refus positif du capitaine.

Il s’était installé déjà au chevet de Berthe, un peu en infirmier, beaucoup en inquisiteur.

Cette attitude, à laquelle l’instinct féminin de madame Aurélie ne se trompa pas, la décida à opérer sa retraite en emmenant son mari, ce qu’elle eut quelque peine à obtenir, car le digne homme n’était pas sans crainte sur les accidents cérébraux qui pouvaient se produire chez sa malade, et dont quelques paroles incohérentes semblaient les premiers symptômes.

Le capitaine songeait à ce mouvement de répulsion qu’il avait surpris chez sa femme. C’était le premier. Jamais il n’avait entendu ces lèvres indulgentes blâmer sa despotique tendresse. Jamais il n’avait soupçonné que la vie aisée, régulière et monotone qu’il faisait à la jeune femme ne suffisait pas à son complet bonheur.

Ce sont là des aberrations conjugales beaucoup plus fréquentes qu’on ne le croit.

L’homme, fatigué déjà, se repose, dans la paisible atmosphère de la famille, des stériles agitations de la vie de garçon. Il recueille, sur les lèvres fraiches de la jeune fille dont il fait sa femme, les premières aspirations d’une âme qui s’éveille ; il se grise de ce parfum virginal, et ne le voit pas s’échapper, insaisissable et fantasque, et voler plus loin, plus haut, non point toujours au pays des rêves insensés, mais à celui des sentiments tendres de la vie.

L’homme est heureux pourquoi donc la femme ne le serait-elle pas ?

C’était pourtant cette douce Berthe, cette femme modeste, distinguée, qui tout à coup semblait frappée d’égarement, perdait la notion des choses réelles, sa réserve habituelle et jusqu’à la raison.

Il y avait là un douloureux sujet de surprise et d’effroi pour le capitaine qui, pour la première fois, éprouvait l’irritation du doute et la torture du soupçon.

Qui donc avait-elle vu ? Quelle ombre indistincte avait passé devant ses yeux troublés ? Et quelle personne au monde était capable de lui inspirer ce sentiment de terreur et d’émotions à la fois ?

Il vint sans bruit sur le palier, cherchant autour de lui ce point mystérieux qu’avait désigné le bras étendu de Berthe.

Il ne vit rien que les cinq portes uniformes et closes.

Ah ! si pourtant, sur l’une d’elles, la cinquième, une carte, qui n’y était pas encore clouée le matin, se détachait toute blanche dans l’ombre.

Il s’approcha avidement. Ses yeux, dont une curiosité passionnée doublait la perspicacité ordinaire, lurent distinctement : Madame la comtesse de Curnil.

C’était tout, et ce nom ne lui apprenait rien. Désappointé, il tourna sur lui-même et revint monter sa garde attentive près du lit où Berthe s’était peu à peu assoupie.

La tête dans les mains, plongé dans un océan de conjectures invraisemblables, il avait oublié l’heure et ne fut tiré de sa longue rêverie que par un coup discret frappé par le docteur.

Lambert arrivait porteur de fioles et de petits paquets.

M. Lémincé s’approcha vivement de la malade et fut tout surpris de rencontrer ses yeux grands ouverts et calmes.

Avec un bon sourire, il lui enserra délicatement le poignet entre ses doigts. Le pouls, encore agité, était incontestablement meilleur.

— Ah ! vous voilà guérie ! dit-il joyeusement.

— J’ai donc été bien malade, que vous me regardez tous deux d’un air si inquiet ? fit-elle en parlant avec effort.

— Oh ! malade !… Vous avez eu tout simplement un évanouissement.

Et le délire, ajouta le capitaine.

Le délire ! répéta-t-elle avec un subit effroi.

Le docteur tourna un œil terrible sur son compagnon.

— Oui, une sorte de cauchemar que la fièvre vous causait, dit-il en s’efforçant de rire. Ces femmes nerveuses !… ne m’en parlez pas.

— Et qu’ai-je donc dit ?…

— Vous !… rien. Vous repoussiez des fantômes que vous aviez cru voir.

— Des fantômes ! ah ! mon Dieu !

— La belle affaire !… J’ai eu des malades, moi, qui, en tombant en faiblesse, croyaient voir l’enfer, le Père éternel et le jugement dernier.

— Tu ne souffres plus ? interrogea le capitaine en serrant sa main moite qu’elle ne retira pas.

— J’ai la tête lourde. Demain il n’y paraitra plus.

— Mes compliments, madame ; voilà ce que j’appelle une vaillante malade.

— Vous n’ordonnez rien, docteur ?

— Eh ! mon cher, le repos sera le meilleur remède, sauf ce léger calmant… là… prenez ça, madame… je décommande mes potions. Il ne faut pas en abuser par la chaleur, car c’est la chaleur, certainement…

— Oui, oui, dit-elle en saisissant avidement le prétexte qui lui était charitablement offert… J’ai eu très-chaud… ma tête a tourné…

— Ce ne sera rien… À revoir, madame…

— Mille remercîments, mon cher docteur, dit le capitaine en l’accompagnant.

— Où sont les enfants ? demanda Berthe.

Les enfants ! où étaient les enfants ? Depuis qu’ils étaient au monde, c’était la première fois que leur père les avait oubliés.

Il se troubla, balbutia et sortit précipitamment à leur recherche. Quand elle fut seule, Berthe serra son front dans ses mains et murmura d’une voix profonde :

— N’ai-je pas été folle un instant ?

Il se fit à sa porte un bruit de petits pas, et madame de Lestenac, tenant un enfant de chaque main, s’avança toute souriante.

Je vous ramène les chers petits, dit-elle. Berthe lui tendit la main en la remerciant. Tout était en révolution ici, les pauvres agneaux pleuraient. Je les ai appelés et consolés. Je ne savais trop comment faire, moi, je n’ai jamais eu d’enfants ; mais Anna leur a donné des chiffons, et nous les avons amusés tant bien que mal.

— Comme vous êtes bonne !

— Eh ! non ! c’est tout simple. Comment vous trouvez-vous ?… Mieux !… Allons, ce n’est qu’un étourdissement. Je m’étonne de n’en avoir pas déjà prix deux ou trois depuis ce matin, tant je vois ici de choses renversantes.

— Tant que cela ?

— Certes.

— Quoi donc ?

— D’abord, se peut-il imaginer quelque chose de plus baroque que le campement que nous acceptons ?

— Vous trouvez ?

— Je trouve que les bohémiens, au bord des routes, sont infiniment plus heureux que nous.

— Oh ! n’est-ce pas aller trop loin ?

— Ils ont l’habitude de manquer de tout, ce qui est déjà un avantage ; ensuite, c’est par goût qu’ils prennent une voiture roulante pour de- meure ; tandis que jamais, au grand jamais, je n’aurais choisi pour gite la petite cage que M. de Lestenac a pris soin de garnir de bátons pour m’empécher de m’en échapper.

— Que dites-vous donc là ?

— Et ces bâtons-là, chère madame, sont l’amour-propre et l’entêtement.

— Vous l’avouez.

— Il le faut bien. J’ai déclaré à ma famille vouloir suivre mon mari au camp. On m’a traitée de folle — et, entre nous, on n’avait pas tout à fait tort. — J’ai persisté, me voici.

— Et vous vous repentez déjà ?

— Hum !… décemment, je ne peux pas me désister si vite que cela.

Berthe souriait doucement en écoutant ce babillage d’enfant gâté, et sa main pâle caressait les petites têtes qui se pressaient contre son lit.

On entendit un grand bruit dans l’escalier.

— Bon ! voilà mes bagages, s’écria Louise de Lestenac ; je cours les recevoir pendant que Flavien n’est pas là… Ce seraient encore de beaux cris !

— Il est donc bien terrible, ce jeune mari ?

— Je n’ai fait apporter pourtant que le nécessaire, mais les hommes n’entendent rien de rien à ces exigences. M. Aubépin est-il plus conciliant ?

— M. Aubépin est toujours disposé à me faire plaisir, répondit Berthe faiblement.

— Recevez-en toutes mes félicitations… Au revoir… je me sauve.

C’étaient, en effet, les bagages de madame de Lestenac qui venaient d’arriver, et dont le développement insensé remplissait le palier, l’escalier, la cour.

Et le camion du chemin de fer versait toujours de nouveaux colis sur les degrés de la maison Nicolle.

À l’intérieur, le chapeau bleu-impérial se retrouvait dans son domaine, déployant des prodiges d’activité.

À l’extérieur, un homme était plongé dans une désolation indicible à la vue de cette marée montante.

C’était Flavien de Lestenac.

Il contemplait d’un œil morme cette succession fantastique de malles longues et respectables, de sacs de nuit arrondis, de cartons à chapeaux fragiles.

— Les deux chambres n’y suffiront pas ! grommelait-il en cherchant vainement à se frayer un passage ; et le lit de Louise…, et celui du chapeau bleu-impérial…, je ne trouverai jamais un brin de place… Allons, Louise a raison j’ai ma tente.

Ce souvenir eut pour résultat de faire renoncer M. de Lestenac à l’escalade de son appartement.

Il rentra au camp d’assez mauvaise humeur, et, pour la centième fois depuis six mois qu’il était marié, il se déclara totalement dépourvu de toute vocation conjugale.



IV

Le lendemain, d’assez bonne heure, Flavien de Lestenac réfléchit que l’emménagement devait tirer à sa fin, et qu’il serait convenable d’aller s’informer de la manière dont sa femme avait mené à terme cette laborieuse besogne.

La matinée était belle, fraiche. Le petit gazon clair-semé du front de bandière caressait le pied paresseux, et comme le jeune officier n’était pas pressé outre mesure, il contourna le campement du bataillon de chasseurs attaché à la 1re division, et s’attarda distraitement le long du sentier qui descend au village.

Il allait, pensant à sa folle jeunesse à laquelle on avait coupé les ailes, et fredonnait le refrain de la vieille chanson :

      Que je voudrais encore avoir vingt ans !

Or, le regret était d’autant plus hâtif que le brillant lieutenant n’avait guère dépassé que de cinq ou six ans cette belle vingtième année, si poétisée.

Un officier, assis sur le bord d’un talus, le regardait approcher avec une attention persistante.

Chaque pas que faisait l’un de ces deux hommes dans cette direction amenait une expression de contentement plus marquée sur le visage de l’autre.

Quand ils furent très-rapprochés, l’officier un lieutenant de chasseurs à pied — se leva et sauta au cou de Flavien de Lestenac avec un élan tout spontané.

Celui-ci recula très-étonné.

— Mon cher Lestenac, vous ne me reconnaissez pas, mais moi je n’ai pas oublié la bonne figure de mon copin de Saint-Cyr.

Flavien se remit aussitôt, rappela ses souvenirs, et rendant accolade pour accolade :

— Ah ! mon brave Curnil, s’écria-t-il, il faut s’en prendre à ces longues années de séparation.

— Où donc étes-vous, Lestenac ?

— Lieutenant au 204e de ligne. Et vous ?

— Lieutenant au 2e bataillon de chasseurs.

— Proposé ?

— Avec peu de chances.

— L’avancement ne marche guère mieux au 204e.

— Tant pis.

— Nous sommes de la première division tous deux, et nous ne le savions pas !

— Nous réparerons le temps perdu.

— Je le crois bien. Dès aujourd’hui je vous présenterai à madame de Lestenac.

— Ah bah ! vous êtes marié ?

— On ne peut plus, mon cher.

— Mes compliments alors.

— Peuh !… vous savez, il faut s’entendre.

— Comment cela ?

— Si vos félicitations sont en l’honneur de madame de Lestenac, je les accueille avec faveur : c’est une des plus jolies femmes de Paris,

— Bon, je les redouble.

— Si elles vont au contraire à l’adresse du mariage en général, et à mon état de mari en particulier, permettez-moi de faire quelques restrictions.

— Non-seulement je permets, mais j’encourage ; d’autant mieux que, menacé moi-même de complications matrimoniales, je ne suis pas fâché d’avoir l’avis d’un homme compétent.

— On veut vous marier, Curnil ?

— Oui… ma mère.

— Y tenez-vous essentiellement ?

— Moi !… pas le moins du monde,

— Alors résistez, mon cher, résistez.

— Vous me le conseillez ?

— Voyez-vous, il n’est bon de se jeter tête baissée dans l’inconnu que lorsqu’on s’y sent irrésistiblement attiré.

— Je comprends.

— Si vous n’êtes pas attiré, restez au bord.

— Eh ! comment le serais-je ? je ne connais même pas ma future fiancée.

— Excellente affaire. Vous n’êtes pas amoureux : vous avez les atouts.

— Ainsi, vous, Lestenac, c’est parce que vous étiez amoureux ?…

— Oh ! moi, je suis encore à me demander comment cela s’est fait.

— Pas possible ?

— Parole d’honneur.

— Contez-moi donc ça.

— J’étais en semestre chez ma tante, en pleine Bourgogne. Il y avait au château nombreuse société. Les dames de Blévillard entre autres.

— Vous dites… de Blévillard ? répéta M. de Curnil avec intérêt.

— Oui. Une mère admirablement conservée et deux filles adorables. Je fus bientôt au mieux Page:Berenger - La Femme du capitaine Aubepin.djvu/68 Page:Berenger - La Femme du capitaine Aubepin.djvu/69 Page:Berenger - La Femme du capitaine Aubepin.djvu/70 Page:Berenger - La Femme du capitaine Aubepin.djvu/71 Page:Berenger - La Femme du capitaine Aubepin.djvu/72 Page:Berenger - La Femme du capitaine Aubepin.djvu/73 Page:Berenger - La Femme du capitaine Aubepin.djvu/74 Page:Berenger - La Femme du capitaine Aubepin.djvu/75 permettre de consacrer à mes objets de toilette.

– Avez-vous du bonheur !

– Ils y sont très au large, et si vous vouliez.. Louise fit un saut de joie.

– Oh ! que vous êtes bonne !

– Mettez dans deux ou trois caisses les objets qui vous seront le moins utiles, et nous les dissimulerons très-bien dans le cabinet.

– Les moins utiles !… ah ! voilà l’embarras : tout m’est utile.

— Les moins indispensables, alors.

— C’est cela. Anna, faites vite le triage.

– Oui, madame, s’écria le chapeau bleu-impérial ravi.

– Gardez-moi seulement mes toilettes pour la messe du camp ; celles pour le séjour impérial… mes matinées… les robes simples pour aller visi- ter les tentes… les chapeaux assortis… et les bottines.

– Oui, madame.

— La lingerie fine doit rester également. Surtout n’enfermez pas le costume de mousseline blanche… ni celui de nankin soutaché.

Flavien fit un mouvement d'impatience.

Anna prévint un conflit probable en déclarant qu'elle organiserait tout, si madame voulait la laisser faire.

Sur cette promesse, madame de Lestenac accompagna Berthe en la remerciant de son attention et s'informant des suites de son malaise de la veille.

Madame Aubépin assura qu'elle se sentait tout à fait remise et se railla elle-même de sa délicatesse exagérée.

Flavien, mettant à profit cette disparition momentanée, prit le pas gymnastique dans la direction du champ de tir, où le 204 de ligne allait se rendre pour l'exercice du tir à la cible.



V


L'indisposition bizarre et subite de madame Aubépin n'eut pas d'autres suites qu'une lourdeur de tête et une pâleur plus intense.

Elle ne se plaignit pas et reprit dès le lendemain, avec le calme attristé qui lui était habituel, ses occupations ordinaires. 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— Petite mère, disait-elle, Bébé s’est endormi dans l’herbe.

Berthe sursauta et courut à son fils.

Antonin eut un tressaillement. Quelle ironie !… à l’heure où il retrouvait Berthe, sa jeunesse, sa passion, elle lui apparaissait épouse et mère !

La jeune femme revenait à lui, son fils dans les bras, Marie pressée contre elle.

— Voici mes chères consolations, dit-elle en les montrant par un geste adorable.

Hélas ! quel réveil ! ces beaux anges roses étaient les enfants du capitaine Aubépin.

Antonin détourna la tête.

— Adieu, madame ! dit-il d’une voix sourde ; qui sait si je vous reverrai jamais !

— Au moins, saurez-vous la vérité. Adieu ! mon but est rempli.

Elle lui fit, de la tête et du sourire, un salut où la dignité la plus noble s’alliait à une grâce touchante, et reprit à pas lents, sans se retourner une seule fois, le chemin de la maison Nicolle.

Le jeune homme, immobile sur la lisière du petit bois, regarda longtemps son ombre élégante onduler entre les blés.

Puis, quand elle eut disparu, ses yeux avidement attachés sur la maison, y virent s’allumer, comme une étoile, la lampe de nuit de Berthe.



XII

Le 15 août, un soleil radieux rayonna sur le camp en fête.

L’activité la plus vive y régnait, prélude indispensable de l’animation bruyante de cette journée de chauvinisme et de plaisir.

Les baraques étaient couvertes de feuillage ; des guirlandes de mousse, piquées de fleurs éclatantes, s’enlaçaient autour des drapeaux habilement disposés.

Les tentes se pavoisaient ; des inscriptions militaires, des trophées, des transparents préparés pour l’illumination du soir, donnaient à chaque rue de la ville de toile un aspect bizarre et joyeux.

Dès midi, les soldats vont et viennent, affairés, satisfaits.

La plaine se remplit d’équipages de toutes sortes. Le chemin de fer déverse sur les deux Mourmelons des flots de curieux.

Les Anglais sont en majorité ; ils ont en perspective une journée bien remplie.

Une société parisienne, débarquée du matin, s’était placée au premier rang de la foule, et contemplait ces scènes militaires avec curiosité.

Elle se composait de deux jeunes gandins d’une précoce décrépitude, tout à fait dans le mouvement ; d’un homme d’âge incertain et de prétentions positives, enfin de deux femmes : mademoiselle Z…, l’excellente artiste dont la voix fait fureur à l’Opéra, et madame de B…, une déclassée du grand monde, qu’une aventure éclatante avait jetée dans la vie interlope.

L’homme d’âge incertain conservait des vestiges d’ancienne beauté soigneusement entretenus.

Sa taille était encore souple, sa jambe élégante, sa démarche ferme, son œil vif, son teint bien fait, ses cheveux ébénisés et ses dents neuves.

Il se montrait d’une exquise amabilité pour mademoiselle Z…, dont il paraissait être le familier.

Lorsque l’empereur décora les officiers qui lui furent présentés par le maréchal, le monsieur d’âge incertain équilibra un monocle dans son œil gauche, et toisa les heureux élus d’un air impertinent.

– Votre fils est-il de la petite fête ? demanda mademoiselle Z…

– Mon fils est trop jeune pour être de ceux-là, répondit-il.

– C’est dommage.

– Oui, j’aurais trouvé piquant de voir ce garçon, qui est militaire contre mon gré, se faire étoiler par un Napoléon.

– Mon cher comte, si vous êtes si légitimiste que cela, que venez vous donc faire ici ?

– Je viens vous accompagner, madame, puisque vous avez bien voulu m’admettre à l’honneur d’être votre patito.

— Alors, que parliez-vous de votre fils ?

— C’est qu’il est ici.

– Ici ?

– Mon Dieu, oui ! quelque part par là, dans ces bataillons qui s’agitent.

– Montrez-le-moi.

– Je ne demande pas mieux…, quand je l’aurai découvert.

– Comment ! comment ! exclama la voix moqueuse de madame de B…, M. le comte de Curnil est donc marié ?

— Je le suis extrêmement peu, répondit le comte avec aisance ; mais assez toutefois pour posséder à mon actif un grand et beau chasseur à pied.

– Ah ! c’est un chasseur à pied ?… Eh bien, les voici qui ouvrent le défilé.

– Ils ont, ma foi, bon air !

– Désignez-nous votre héros.

Le comte de Curnil se mit en devoir de passer à son tour sa petite revue paternelle, et, quand la 4e compagnie du bataillon de chasseurs passa devant lui :

— Vicomte ! cria-t-il en agitant le bras.

À ce titre, qu’il ne portait guère au corps, mais qu’il était habitué à entendre dans la bouche de son père, Antonin tourna la tête, reconnut le comte, salua et passa avec un geste qui signifiait :

— À bientôt.

Quand le défilé eut cessé, quand les troupes se furent dispersées, que l’empereur et le jeune prince furent rentrés au quartier impérial, Antonin, revenant sur ses pas, rejoignit la société parisienne.

Il ne fallait rien moins que le respect qu’il avait toujours montré envers son père pour le décider à l’aborder avec un front calme.

Il était dans la plus mauvaise disposition du monde pour témoigner une affectueuse déférence à cet homme, peu soucieux de sa dignité, qui se compromettait ouvertement en compagnie douteuse.

En outre, le récit de Berthe avait ouvert dans son cœur mille sensations chaudes et vivaces.

Son père lui apparaissait depuis la veille comme l’ennemi de son bonheur, la cause première de toutes ses tristesses.

Le comte présenta son fils à ces dames, qu’Antonin salua froidement, et à ces messieurs, qu’il voulut bien honorer d’une inclination de téte assez gourmée.

– Je savais bien, vicomte, que vous deviez être au camp, lui dit son père ; mais, du diable si je me souvenais du numéro de votre bataillon ! Ces choses-là n’ont jamais pu m’entrer dans la tête.

– Il est fort heureux que vous m’ayez aperçu, car je passais sans vous voir, et j’allais directement rejoindre ma mère.

– Votre mère !… Quelle plaisanterie !

– Elle a bien voulu me donner quelques jours.

– Au camp ?

– Près du camp.

– La comtesse de Curnil ici… voilà un de ces hasards !… Je cours lui présenter mes devoirs.

Il s’inclina devant ses compagnes.

– Vous voulez bien me le permettre, mesdames ? la chose est assez piquante pour mériter votre indulgence.

– Faites, faites, mon cher comte, dit madame de B… avec un sourire indifférent.

– Nous serions désolés d’entraver une réunion conjugale qu’il faut de telles circonstances pour mener à bien, ajouta mademoiselle Z… en prenant le bras du moins laid des deux gandins.

Le comte se mordit les lèvres.

– Je suis à vous dans un instant, dit-il ; ce n’est point ma faute si ma femme donne à nos rares entrevues toute l’allure d’une bonne fortune.

Il pirouetta et rejoignit Antonin, qui, raide et mécontent, l’attendait à deux pas.

Le père et le fils descendirent au village en parlant de choses indifférentes. Sur le seuil de la maison Nicolle, ils rencontrèrent le chapeau bleu impérial, qui leur apprit que la comtesse, un peu souffrante, venait d’être emmenée, presque entrainée, par M. de Lestenac, dans une promenade circulaire autour du camp, au moyen d’un breack appartenant à l’état-major général, qu’un officier de ses amis avait mis à la disposition de Louise.

M. de Lestenac et un jeune aide de camp du maréchal, dont il venait de faire la connaissance, escortaient ces dames.

Ils venaient de partir ; on pouvait peut-être encore apercevoir à l’horizon le plumet tricolore du bel officier.

Antonin fut assez content de cette diversion apportée aux tristesses de sa mère, et qui l’arrachait lui-même, pour une partie de la journée, aux obsessions et aux larmes qu’il avait bravées la veille.

Le comte ne parut pas trop fâché non plus.

— Vicomte, dit-il, croyez-vous que je puisse avoir l’honneur de me représenter dans la soirée chez la comtesse ?

– Faites mieux, dit Antonin, qui espérait une grande distraction pour sa mère de la présence d’un tiers.

– Quoi donc ?

– Offrez-lui votre bras pour la conduire à la Retraite aux flambeaux.

– Très-volontiers. C’est un joli spectacle ?

– Infiniment curieux.

– Je viendrai me mettre à ses ordres. Je vais, en attendant, rejoindre ma caravane de Parisiens.

Ils se séparèrent. Le comte prit la route du Grand-Mourmelon, et retrouva, non sans peine, dans le cabinet le moins banal de l’hôtel des Trois-Pignons, les deux couples qu’il escortait, et qui témoignèrent une joie modérée de son prompt retour.

Le capitaine Aubépin, décoré de la main de l’empereur, rentra sombre et muet à la maison Nicolle, où Berthe l’avait précédé.

Soumise aux convenances, elle s’était rendue à la revue, seule, souffrante, sans forces, soutenue seulement par son énergique volonté.

Elle s’était réunie à un groupe de femmes dont les maris attendaient la même récompense que M. Aubépin.

Elle avait trouvé le courage d’échanger des félicitations avec elles, de sourire, de regarder, de s’intéresser à cette cérémonie toujours émouvante quand un être cher y prend part.

Quand son mari, sans avoir même cherché son regard, fut rentré dans les rangs, quand la représentation fut finie pour elle, elle se glissa dans la foule, et reprit à travers champs le chemin de sa maison.

Depuis la veille, il s’était fait en elle un grand apaisement. Le poids écrasant de la calomnie ne l’accablait plus d’une manière aussi lourde. Antonin avait cru à sa parole, Antonin avait imploré son pardon.

Elle était relevée à ses yeux, elle attendait patiemment de l’être aux yeux de son mari.

Berthe n’avait pas redouté les indiscrétions de la petite Marie ; elle était prête à dire au capitaine la démarche qu’elle avait faite, et à renouveler pour lui le récit de cette époque fatale.

Elle avait gardé le silence tant qu’elle avait cru pouvoir préserver de toute atteinte le repos de l’homme dont elle portait le nom ! mais, puisque ce repos n’avait pas été respecté, elle entendait le lui rendre elle-même.

Quand le capitaine Aubépin rentra, ses enfants lui sautèrent au cou, avec des cris de joie et des caresses.

Il fallut admirer la croix toute neuve, toucher le brillant joujou, l’épingler, le détacher : le père se prêtait à tout.

Les enfants épuisèrent enfin leur curiosité, et retournèrent à d’autres jeux sous la tonnelle.

Berthe, à son tour, vint prendre la croix d’honneur dans ses mains frémissantes. Elle la regarda longuement, pieusement ; puis, tout à coup, y déposant un baiser :

– Auguste, dit-elle, la porterez-vous demain ?

– Sans doute. Pourquoi ? Que voulez-vous dire ?

— N’est-ce pas demain que vous avez une rencontre ?

— Qui vous l’a dit ?

— Je l’ai deviné.

— C’est demain.

— Eh bien ! que cette croix vous protége ! car vous allez vous battre pour une honnête femme qui fut toujours, toujours, entendez-vous ? digne du nom que vous lui avez donné.

Le capitaine tressaillit et regarda la jeune femme.

— Puissiez-vous dire vrai ! fit-il avec rudesse.

Et, sans manifester le moindre désir de prolonger cet entretien poignant, il passa dans la seconde pièce.

Ce n’était pas, certes, qu’il fût indifférent aux explications que sa femme, pour la première fois, paraissait disposée à lui donner.

Cette phase nébuleuse de la jeunesse de Berthe excitait toujours sa curiosité passionnée.

Mais, nature rude à lui-même comme aux autres, il ne voulait se laisser influencer ni par l’émotion, ni par la crainte, ni par la conviction, avant d’avoir vengé son honneur compromis dans la personne de madame Aubépin.

— Si je la savais coupable, sûrement, pensa-t-il, demain ma main tremblerait de haine ; si je la croyais innocente à n’en pouvoir douter, mon cœur s’attendrirait peut-être. Je ne veux rien savoir, parce que je ne veux pas faiblir devant M. de Curnil.

Mais après le duel !… oh !… après !… comme il accourrait vers elle et lui demanderait compte, minute par minute, de ce passé pour lequel, sans le connaitre encore, il allait affronter la mort.

La mort !… si elle venait pour lui !.. Eh bien ! que lui importerait alors ? Dans la lumière immense qui se ferait en lui, combien petites seraient ces misères humaines et ces passions qui faisaient encore battre follement son cœur !

Il y avait une certaine grandeur dans la résolution du capitaine ; il ne s’en départit pas. Il écrivit le reste du jour, mit en ordre ses papiers, régla quelques affaires.

Puis il appela ses enfants, se montra pour eux d’une tendresse inépuisable, les couvrit de caresses et évita soigneusement de se trouver un instant seul avec Berthe.

La pauvre femme n’avait plus, dans son cœur partagé, qu’une ardente prière :

« Gardez-les tous deux demain, disait-elle, ô mon Dieu ! mais conservez un père à mes enfants. »

La nuit vint, pleine d’étoiles et de transparences idéales ; vers elle montait le tumulte grandissant du camp.

On y procédait, sur une étendue de plus de deux lieues, aux illuminations variées, brillantes et pittoresques qui lui donnaient, ce soir-là, un aspect merveilleux.

Les foules des jours précédents et de la matinée même ne donnaient qu’une idée incomplète de celle qui se réunissait, la nuit venue, pour assister au spectacle féerique de la Retraite aux flambeaux.

La foule avançait donc, pressée, bruyante, animée par les joyeux diners que les guinguettes du pays avaient offerts aux touristes.

La petite société parisienne, que le comte de Curnil avait abandonnée, n’était pas la dernière en entrain, en bons mots, en hardiesses de toutes sortes.

Ces dames pénétraient dans les gazons réservés, riaient au nez des sentinelles, et venaient coller leurs museaux roses aux grilles du quartier impérial, derrière lesquelles les officiers généraux se groupaient autour de l’empereur.

Les jeunes gandins, que cette journée de villégiature martiale avait achevé d’émanciper, renchérissaient encore sur les gentillesses de leurs compagnes.

Le comte de Curnil, fidèle à sa parole, avait pris après dîner la route de la maison Nicolle, et s’était présenté dans l’étroite chambrette de sa femme avec autant de désinvolture que dans un salon parisien.

Après une heure de conversation légère et spirituelle, il regarda sa montre, rappela que la Retraite aux flambeaux avait lieu à neuf heures et pria la comtesse de vouloir bien lui faire l’honneur d’accepter son bras pour y assister.

La comtesse, brisée moralement, fit quelques difficultés et, pressée par son fils, consentit enfin à jouir de ce coup d’œil.

M. et madame de Lestenac les rejoignirent, et comme la voiture de l'état-major était encore galamment à la disposition de Louise, ils y montèrent tous pour parcourir sans fatigue le front de bandière illuminé.

Un peu auparavant, M. Aubépin, Berthe et la petite Marie avaient pris la même direction.

M. Lémincé, sa femme et un couple militaire de leurs relations ne tardèrent pas à les suivre.

Il ne resta plus à la maison Nicolle que le chapeau bleu-impérial lisant la Bible, et Lambert qui veillait près de Bébé en fumant une pipe splendidement culottée.

En face du quartier impérial, un millier de soldats, portant chacun une torche allumée, encadraient cinq cents clairons, cinq cents tambours et toutes les musiques régimentaires, prêts à attaquer au premier signal, dans un ensemble formidable, la Retraite de Crimée.

Neuf heures sonnèrent.

Un coup de canon retentit.

Cette brillante armée de musiciens, avec un admirable accord, exécuta de pied ferme les premières mesures de cette Retraite si connue, si entrainante et si martiale.

Puis elle s’ébranla, — masse lumineuse, harmonique et sonore, — et vint en droite ligne au quartier impérial, qu’elle semblait vouloir prendre d’assaut.

Les torches jetaient des lueurs fulgurantes ; une transparente fumée jouait autour des visages mâles ; les notes éclataient comme des fanfares infernales ; la marée d’hommes et d’instruments montait toujours.

Enfin elle toucha les grilles ; un pas de plus, elle les brisait. Il y eut un arrêt instantané parmi les marcheurs, non parmi les joueurs.

La première reprise de la Retraite de Crimée fut répétée avec un entrain nouveau ; puis le flot mouvant s’ouvrit, se sépara en tronçons enflammés, et se dispersa dans la plaine ; la musique de chaque régiment allait rejoindre son corps.

La Retraite aux flambeaux était finie, comme ensemble, et s’en allait mourante à travers les rues éclairées.

La foule jeta des hourras frénétiques et se répandit dans tous les sens pour admirer de plus près les illuminations.

M. et madame Aubépin parcouraient le front de bandière, montrant complaisamment à Marie les peintures patriotiques environnées de lampions, les feuillages suspendus et les arcs de triomphe naïfs.

L’enfant ouvrait des yeux ravis, frappait ses petites mains, et voulait tout voir.

Le père la suivait volontiers ; qu’importait à la mère ?

Ils avaient déjà parcouru un espace assez considérable, et se trouvaient en face d’une série de tentes moins éclairées, dont un coup de vent intempestif venait d’éteindre en partie les feux.

Berthe voulut retourner sur ses pas. Marie, qui voyait d’autres lumières à l’horizon, résista suivant sa coutume, et ils marchèrent encore en avant dans une obscurité relative.

Tout à coup, le capitaine dressa la tête avec étonnement.

Un bruit sourd, répété, croissant, se faisait entendre, quoiqu’il fût difficile de préjuger d’où il partait.

C’était comme un galop furieux de cheval emporté, ou plutôt de chevaux emportés, comme une charge de cavalerie à travers le camp.

Cela paraissait si extraordinaire, que le capitaine, soupçonnant vaguement un danger, rappela sa fille qui courait en avant, et la tint pressée contre lui.

Qu’était-ce donc en réalité ?

Une vingtaine de chevaux de lanciers, effrayés par le tapage indescriptible de la retraite et la vive clarté des illuminations, avaient rompu leurs liens, entrainé leurs piquets, et parcouraient à fond de train, comme une trombe vivante, le front de bandière dont ils occupaient toute la largeur.

À la lueur de l’illumination, M. Aubépin les vit apparaitre, crinière au vent, semblables à des bêtes apocalyptiques, faisant résonner le sol sous leurs sabots affolés.

Berthe, terrifiée, restait immobile.

Marie fit un cri. Son père l’enleva dans ses bras, appela Berthe, et se jeta désespérément du côté des tentes.

Ils avançaient comme le vent.

Berthe essaya de fuir. Trop d’émotions l’avaient brisée. Cette dernière secousse la trouva sans forces. Ses pieds faiblirent… elle fit des efforts stériles pours’élancer assez vite… et le galop infernal croissait toujours !

— Maman ! maman ! criait Marie.

Berthe sentit un souffle haletant brûler son visage ; un hennissement sonore l’assourdit ; des animaux, ivres de peur, bondirent autour d’elle, et elle tomba enroulée dans les cordes flottantes qui les retenaient attachés l’un à l’autre. Détail terrible de cette panique (historique), les piquets avaient cédé sous l’effort collectif des chevaux, mais sans leur rendre une entière liberté.

Rivés ensemble dans cette course folle, comme à l’écurie, ils balayaient tout sur leur passage, et les bois trainants, qui rebondissaient derrière eux, augmentaient encore leur terreur.

Berthe jeta un cri horrible en se sentant emportée par ce tourbillon vertigineux.

Frappée à la tête par un piquet, déchirée dans tout son corps, ses yeux ne voyaient plus, mais son oreille percevait encore là-bas, déjà bien loin, la voix de Marie, qui criait :

— Maman ! maman !

Elle essaya de répondre : un râle déchirant vint seul à ses lèvres.

Dans son cerveau, secoué par des cahots insensés, une pensée se dessinait avec une netteté étrange : puisqu’elle serait morte, ils ne se bat- traient pas.

Les cordes se resserraient de plus en plus autour d’elle, le brouillard envahissait son esprit.

— Auguste !… Antonin ! balbutia-t-elle dans un souffle d’agonie.

Et elle ne sentit plus les souffrances de son corps déchiré.

Le capitaine Aubépin, les cheveux hérissés d’horreur, jeta sa fille au seuil d’une tente, et s’élança derrière les chevaux avec des appels désespérés.

Autant chercher à atteindre le vent.

La bande sinistre dévorait l’espace, semant la terreur sur la route. La foule fuyait éperdue, les soldats couraient, la confusion était au comble, et les plus grands malheurs devenaient imminents.

Le tambour-major d’un régiment de ligne, qui rentrait avec la musique à son campement, eut une subite inspiration.

Il fit un signe : ses hommes, tournant sur eux-mêmes, se présentèrent, torches en mains, aux chevaux échappés.

Cette ligne de feu, qui leur coupait brusquement le passage en les éblouissant, les arrêta net.

Frémissants et couverts de sueur, ils se laissèrent approcher par les soldats accourus.

Ce fut alors qu’avec une horreur indicible les assistants découvrirent une femme enlacée dans les cordes, dont elle n’avait pu se dégager.

Elle semblait morte.

Sa tête, préservée par ses mains sanglantes, retombait, blanche, sur le sol, au milieu des cheveux épars. Ses vêtements étaient en lambeaux ; ses pieds, pleins de sang et de terre.

Il n’y eut dans cette foule qu’un cri de suprême pitié.

Les chevaux s’étaient arrêtés non loin d’une petite construction placée sur le front de bandière, ancienne poudrière, qui servait alors à déposer les cibles et autres objets nécessaires au tir.

Contre ces murailles, les promeneurs effarés· s’étaient réfugiés, et ce fut là que des soldats transportèrent avec mille précautions le corps inerte.

Un médecin militaire, averti par la voix publique, si prompte à colporter les mauvaises nouvelles, arrivait en même temps que M. Aubépin.

Le malheureux capitaine, qui venait de fournir une course épuisante, se laissa tomber près de Berthe sans pouvoir prononcer un mot.

— Grand Dieu ! c’est madame Aubépin ! s’écria la voix altérée du docteur Lémincé, qui accourait rejoindre son confrère au premier bruit d’un accident.

— Madame Aubépin ! répéta madame Aurélie en élevant les bras au ciel, morte !… Son secret va t-il donc m’échapper ?

Le docteur s’agenouilla, souleva la téte de Berthe, et interrogea avidement son pouls.

Un bien faible battement s’y faisait encore sentir. Vite, un moyen de transport, dit-il en se relevant, et nous la sauverons… peut-être.

Cette parole parut rendre un peu d’énergie au capitaine accablé.

On s’agita aussitôt pour se procurer un brancard. Pendant qu’on courait à cette recherche, une voiture s’approchait curieusement de la petite poudrière, pour se rendre compte du motif d’un tel rassemblement.

Le docteur envisagea les nouveaux venus, et fit un geste de satisfaction en courant à la voiture.

— Madame de Lestenac, dit-il, et vous aussi, madame la comtesse, veuillez nous céder cette voiture pour transporter notre blessée.

— Un accident ?

— Hélas !

Sans autre explication, les deux dames descendirent avec empressement, et les trois hommes disposèrent commodément les coussins.

Les dernières torches de la Retraite de Crimée éclairèrent lugubrement le docteur, son collègue et le capitaine soutenant le corps de Berthe, qui fut déposé dans la voiture.

Antonin la reconnut alors et devint livide.

— Qui donc l’a tuée ? murmura-t-il en jetant un regard farouche au capitaine Aubépin.

Celui-ci l’entendit, redressa la tête, et ses lèvres frémirent ; mais il tenait encore la main de Berthe, et se tut.

Le docteur sauta près de la blessée, et le sinistre cortége se mit en marche, au pas, suivi des amis, des ennemis et des curieux.

Le comte de Curnil n’avait fait qu’entrevoir, à la clarté rouge des torches, le visage mourant de Berthe, et pourtant un souvenir l’inquiétait.

Il est certaines figures qui ne peuvent étre oubliées, et les circonstances dans lesquelles il avait autrefois vu celle de Berthe avaient été de nature à l’impressionner.

Il marchait pensif derrière la voiture. Près de lui marchaient Antonin et le capitaine, si absorbés tous deux, qu’ils ne s’apercevaient même plus de leur mutuel voisinage.

— Vicomte, dit tout à coup à voix basse le comte de Curnil, c’est bien elle, n’est-ce pas ?

— C’est elle ! répondit brièvement Antonin, dont la jeunesse, qu’il avait crue morte, saignait par les mille plaies de Berthe.

On arrivait à la maison Nicolle.

Le docteur et ses aides reprirent leur fardeau, qu’ils montèrent péniblement, et le déposèrent enfin sur un lit dans la chambre du capitaine.

Louise de Lestenac, larmoyante, et madame Aurélie, consternée, restèrent près de la mourante, que les médecins entouraient.

Les curieux s’étaient arrêtés à la porte extérieure.

La famille de Curnil se retira dans la chambre de la comtesse.

Une consternation morne régnait dans cette petite colonie. Les événements passés, la catastrophe présente, les événements du lendemain, pesaient sur tous les cœurs et sur quelques consciences.

Le père, la mère et le fils, serrés les uns contre les autres, dans cette chambre étroite, étaient tristes, troublés, et se regardaient avec méfiance, semblant se demander mutuellement compte de leur part de responsabilité dans cette série de malheurs.

Antonin, le premier, obéit au sentiment de justice qui le portait à élucider une question obscure.

— Monsieur le comte, dit-il, je dois me battre demain avec le mari de cette infortunée jeune femme.

— S’agit-il du présent ou du passé ? interrogea le comte.

— Il s’agit du passé… et ce duel aura lieu par ma faute ! sanglota la comtesse.

— Par votre faute, comtesse !… que dites-vous donc là ?

Antonin raconta succinctement ce qui s’était passé entre sa mère, madame de Lestenac et madame Aubépin d’abord, puis entre lui, sa mère et le capitaine.

Le comte, très-attentif, blâma, en termes mesurés, la précipitation de langage de la comtesse et approuva son fils d’avoir soutenu sa mère.

— Tout cela est d’autant plus triste, continua douloureusement Antonin, que j’ai eu l’honneur de voir madame Berthe Aubépin et qu’elle m’a convaincu d’une innocence que vous connaissez mieux que personne, mon père.

Le comte se mordit la moustache, et regardant son fils de côté :

— Vicomte, dit-il, êtes-vous bien guéri mais là… totalement guéri de cette passion folle, qui a fait tant de mal à vous et à d’autres ?

— Oui, répondit Antonin en essayant de raffermir sa voix dont le timbre ému semblait dire « non ».

— Hum !… alors, je vois moins d’inconvénients à vous avouer qu’en effet cette petite personne… mademoiselle Lenoble, je crois, fière comme une infante et délicate comme une hermine, me joua le mauvais tour de s’indigner, après m’avoir laissé tomber sottement à ses pieds comme un Céladon vulgaire.

— Ah ! vous le reconnaissez ! interrompit la comtesse.

— Je n’en fus que plus ridicule, quand elle sortit, la tête haute, sur vos pas, comtesse, qui étiez arrivée si mal en point pour mon amour-propre.

— Monsieur, dit la comtesse, il ne faut pas jouer avec l’honneur d’une femme… fût-elle une simple institutrice.

— Une institutrice ainsi faite, comtesse, excu- sait beaucoup de folies.

— Que n’avez-vous avoué tout cela plus tôt à votre fils !

— Vous êtes charmante, en vérité ! avec cela que c’est agréable de conter à un fils de vingt-deux ans qu’on a voulu connaitre sa fiancée, qu’on l’a trouvée belle, qu’on s’est laissé emporter par la situation, par le printemps, que sais-je ?… qu’on lui a manqué de respect et qu’on a été vertement remis sur ses pieds…

— Vous dites, mon père ?…

— Je dis, je dis… que la trahison possible de mademoiselle Lenoble flattait ma vanité et guérissait votre folie… Voilà pourquoi je vous y ai laissé croire.

— Ah ! monsieur le comte, que votre franchise nous eût été bonne à tous !

— Pas à mon orgueil, mon cher ami, et pas à votre amour non plus.

— Eh bien ! je serais heureux aujourd’hui.

— Le beau mariage !… Vous ?… vous seriez coulé… militairement parlant ; tandis que j’ai des promesses excellentes à votre égard, en bon lieu, et que vous pouvez épouser, quand vous le voudrez, la riche et jolie Zoé de Blévillard.

— Monsieur le comte, et vous aussi, ma mère, dit Antonin avec fermeté, veuillez, je vous en prie, à partir d’aujourd’hui, ne plus me parler de mademoiselle de Blévillard, que je n’épouserai jamais… jamais… ni aucune autre.

— Vous êtes entêté, vicomte… Mais je n’en persiste pas moins dans mon opinion ; il vaut mieux que les choses se soient passées de la sorte.

— Eh bien ! non, s’écria la comtesse, non, votre légèreté a froissé votre femme, désolé votre fils et déshonoré madame Aubépin.

— Déshonoré !… Le croyez-vous, vraiment ?

— Il n’est que trop sûr que les suites de cette déplorable histoire, où vous n’avez pas le beau rôle, mon cher comte, ont troublé un bon ménage et vont mettre demain, face à face, votre fils et le mari de cette infortunée.

— Permettez… je crois bien que si vous aviez mieux pratiqué la charité évangélique, ma chère amie, les choses ne seraient pas allées si loin. Je veux cependant bien reconnaitre que c’est moi qui, jadis… Enfin, je vais tâcher de réparer cela.

— Le duel importe peu, mon père… ce qui est urgent, c’est de rendre la paix au ménage de la pauvre Berthe.

— Je ne tarderai pas une minute alors.

Le comte se leva.

— Mais elle se meurt, hasarda la comtesse.

— Mais son mari vit… et m’entendra.

— Je vous remercie, mon père, dit Antonin.

Le comte sortit vivement et se trouva face à face, sur la porte de la seconde chambre du capitaine, avec celai-ci, un médecin et M. de Lestenac.

Ils prenaient des mesures pour faire venir promptement de l’hôpital les objets nécessaires au pansement.

La figure du médecin était significativement soucieuse.

— Monsieur, dit le comte avec noblesse, en abordant le capitaine Aubépin qui fit aussitôt avec lui quelques pas dans la chambre, je suis le comte de Curnil et je réclame instamment de vous une minute d’attention.

Le capitaine le regarda durement.

— Si vous êtes le comte de Curnil, dit-il, vous devez savoir que ce nom seul m’est pénible à entendre.

— Je viens essayer de détruire cette impression bien légitime, monsieur, en m’accusant de tous les malentendus et de tous les malheurs dont j’ai été la cause.

— Vous avez en effet, monsieur, joué jadis un assez triste rôle.

— J’ai joué celui d’un fou d’abord, d’un sot ensuite, je jouerais celui d’un misérable si je n’avouais hautement que, par ma hardiesse et ma vanité, j’ai pu compromettre une honnête fille qui est devenue une honnête femme.

— Monsieur le comte…

— Une honnête fille… dont la réserve et la dignité auraient dû m’imposer le devoir de convenir plus tôt de mes torts.

— Voici une bien tardive explication, dit le capitaine d’un ton incrédule ; puis-je savoir ce qui vous pousse à une confession in extremis ?

— Un sentiment de droiture, monsieur. J’arrive, j’assiste à un malheur affreux, je suis menacé demain dans la personne de mon fils, je comprends que ma légèreté coupable est l’origine d’une grande partie de ces troubles intérieurs, et j’hésiterais ?… Non, monsieur, malgré l’inopportunité apparente de cette démarche, je la fais spontanément.

Le capitaine, ébranlé par le grand air de franchise qui soulignait ces paroles, regarda son interlocuteur comme pour fouiller tout au fond de sa pensée.

— Faites-moi l’honneur de me croire, monsieur, insista le comte ; je vous jure, sur la tête de madame Aubépin, que mademoiselle Lenoble, attirée chez moi par une trompeuse prière de ma part, en est sortie digne de nos respects à tous.

En parlant, les deux causeurs avaient involontairement élevé la voix. Aux auditeurs de cette scène s’étaient joints ceux des chambres voisines, ce qui donnait une solennité imprévue et positive à la loyale déclaration du comte de Curnil.

Le capitaine était trop droit lui-même pour ne pas sentir la droiture chez les autres. Un soulagement immense dégonfla son cœur.

— Monsieur, dit-il pourtant avec hauteur, je n’ai jamais soupçonné l’honorabilité parfaite de madame Aubépin, dans le passé comme dans le présent, mais les personnes de votre famille se sont permis des doutes à ce sujet, et c’est ce que je ne dois pas tolérer.

— Ces personnes ont été induites en erreur et le reconnaissent.

— Vous seul le dites, monsieur le comte.

— Moi seul ?… non pas.

Le comte se retourna à demi.

Ma chère comtesse, et vous aussi, vicomte, n’êtes-vous pas disposés à déplorer votre erreur ?

— Je l’affirme, et de toute mon âme ! dit Antonin en faisant quelques pas vers son père avec une franchise noble et contenue.

Les dispositions violentes des deux adversaires avaient subi depuis la veille de profondes modifications, à la suite de ces divers incidents.

Ils échangèrent un regard apaisé.

— Et vous, comtesse ? insista le comte, qui tenait à mener à bien son œuvre de réparation.

La comtesse était restée, pendant cette scène, debout sur le seuil de sa chambre, luttant avec son intraitable orgueil.

Sa conscience l’emporta cependant.

— Monsieur, dit-elle avec une raideur indisciplinable, en s’approchant à son tour, je reconnais m’être trompée et m’en rapporter absolument aux explications que M. le comte de Curnil a l’honneur de vous fournir.

M. Aubépin salua cette femme hautaine qui consentait à s’humilier, et se dirigea vers la chambre de Berthe, où d’autres préoccupations l’attiraient.

Un homme l’arrêta. C’était un soldat qui montait l’escalier, portant la petite Marie endormie dans ses bras.

C’était à lui que le malheureux père avait jeté son enfant pour s’élancer à la poursuite des chevaux emportés. Depuis, il l’avait oubliée !…

Et ce n’était pas sans quelque peine que le brave garçon avait retrouvé la demeure de la petite abandonnée.

Le docteur Lémincé sortait de chez Berthe en ce moment. À la clarté des flambeaux, on put voir son bon visage décomposé et ses yeux gros de larmes.

Il aperçut Marie, la prit aux bras du soldat et la plaçant dans ceux du capitaine :

— Prenez-la…, dit-il avec une émotion profonde, gardez-la… remplacez-lui sa mère !…

— Berthe ?… interrogea le capitaine.

— Elle est morte ! répondit le docteur.

fin de la femme du capitaine aubepin

paris. — typographie de e. plon et cie, 8, rue garancière.
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TABLE DES MATIÈRES

(ne fait pas partie de l’ouvrage original)