La Femme du docteur/05

La bibliothèque libre.
Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 70-91).

CHAPITRE V

GEORGE AU LOGIS.

Le jeune médecin repartit pour le Midland avec ses compagnons d’excursion quand arriva le lundi fixé pour le retour. Il rencontra sur le quai de la gare Mlle Burdock et sa sœur, et il reçut ces jeunes personnes des mains de leur tante. Cette fois, Sophronia ne rougit pas quand ses regards rencontrèrent ceux de George. Elle avait dansé deux fois avec un jeune avocat à un petit bal que la tante avait donné en l’honneur des filles du brasseur ; — avec un jeune avocat qui était grand, brun et majestueux, et qui parlait de Graybridge-sur-la-Wayverne comme d’un lieu obscur où l’on ne pouvait rester que quinze jours au plus, pendant la saison de la chasse. Les idées de Mlle Sophronia s’étaient élargies pendant la semaine passée à Londres, et elle traita son compagnon de voyage avec une hautaine indifférence, qui aurait pu blesser George au vif s’il se fût aperçu du changement de manières de la jeune personne. Mais le pauvre George ne remarqua aucun changement chez la fille du brasseur, il ne vit rien de nouveau dans l’expression du visage placé en face de lui, pendant que la locomotive l’emportait. Il rêvait à un autre visage qu’il n’avait entrevu que pendant quelques heures, et que, peut-être, il ne reverrait jamais, à une figure de jeune fille pâle, encadrée de cheveux d’un noir de jais et qu’illuminaient de grands yeux tristes, pareils à des étoiles scintillant faiblement à travers les brumes du soir.

Avant de quitter Londres, George avait obtenu une promesse de son ami Sigismund. À la moindre nouvelle que Smith aurait des Sleaford, il devait la communiquer au jeune médecin de Graybridge-sur-la-Wayverne ; il était assurément bien absurde à George de s’intéresser à ce point à cette singulière famille ; le jeune homme le reconnaissait lui-même ; mais il se disait que les gens singuliers sont toujours plus ou moins intéressants, et que, puisqu’il avait été témoin du brusque départ de Sleaford, il était bien naturel qu’il désirât connaître la fin de l’histoire. Si ces gens étaient réellement partis pour l’Amérique, naturellement tout était dit ; mais s’ils n’avaient pas quitté Londres, on pouvait rencontrer un jour ou l’autre quelqu’un de la famille, et, le cas échéant, Sigismund devait écrire à son ami et le tenir au courant des faits.

Les dernières paroles de George, au moment du départ du train, étaient relatives à ce sujet, et tout le long du chemin il ne cessa de discuter avec lui-même si les Sleaford étaient réellement partis pour l’Amérique, pour mystifier le propriétaire furieux.

La vie à Graybridge-sur-la-Wayverne était aussi calme et tranquille que la rivière qui s’étalait dans les prairies aux abords de la ville, cette bonne vieille rivière qui rampait paresseusement au pied du mur croulant du cimetière et léchait les dalles mortuaires couvertes de mousse qui s’appuyaient autrefois contre cette antique clôture. Toute chose dans Graybridge était plus ou moins antique, bizarre et pittoresque, mais le plus bel ornement de Graybridge était l’église paroissiale, vieil et majestueux édifice qui s’élevait à l’entrée de la ville et auquel on arrivait par une longue avenue d’ormes à l’ombre desquels les monuments funèbres se détachaient dans leur éclatante blancheur. La capricieuse Wayverne qui vient incessamment vous barrer le chemin lorsqu’on traverse le séduisant Midland, la Wayverne était très-large en cet endroit, et pendant les sereines journées d’été, les tours grises de l’église regardaient dans l’eau tranquille l’image d’autres tours fantastiques qui partaient de leur base.

Parfois George, à son retour de la pêche, errait dans ce cimetière, et, marchant à travers les tombeaux, sa ligne appuyée sur son épaule, il s’abandonnait à ses rêves favoris.

Mais le jeune médecin était fort occupé depuis que son père l’avait admis aux droits solennels de l’association. Il lui restait bien peu de temps à consacrer aux promenades sentimentales dans le cimetière. La clientèle de la paroisse était considérable et George parcourait de longues distances sur son solide poney gris pour aller soigner des malades nécessiteux qui le remerciaient à peine de sa sollicitude. George avait un cœur d’or et il donnait souvent de sa poche à ceux de ses malades qui avaient besoin de nourriture plutôt que de médicaments. Petit à petit l’on s’aperçut que George ne ressemblait pas à son père et qu’il ressentait une tendre pitié pour les chagrins et les souffrances auxquels sa profession le faisait assister. L’amour et la gratitude pour le jeune docteur furent peut-être lents à naître dans le cœur des malades nécessiteux, mais ils s’enracinèrent profondément et devinrent des plantes superbes et vigoureuses avant la fin de la première année de service de George. Avant la fin de cette année, l’association entre le père et le fils était irrévocablement dissoute sans la participation des hommes de loi et sans aucune formule légale, et George devenait le maître unique de la vieille maison blanchie à la chaux et ornée de ses pignons de vieux chêne.

Le jeune homme pleura la perte de son père avec la sincérité naïve qui était le trait dominant de son caractère. Il s’était montré fils obéissant depuis le premier jour jusqu’au dernier moment, aussi soumis une fois arrivé à l’âge d’homme qu’il l’avait été pendant l’enfance. Mais cette obéissance n’avait rien de puéril, ni de rampant. Il était soumis parce qu’il croyait à la sagesse et à la bonté de son père ; il respectait le vieillard avec une sincérité qui n’admettait pas le doute un moment. Lorsque son père fut mort, George commença véritablement à vivre. Les pauvres de Graybridge avaient de bons motifs de se réjouir du changement qui avait mis à la disposition du jeune docteur des moyens d’action plus étendus. Il fut élu unanimement au poste que la mort de son père avait laissé nominalement vacant, et partout où il y avait maladie ou souffrance sa bonne figure semblait apporter l’abondance, ses grands yeux bleus inspirer le courage. Il amenait avec lui une atmosphère de jeunesse, d’espérance, et de patience qui était plus profitable aux malades que les médicaments qu’il leur prescrivait. Après M. Neate, le curé, George devint l’homme le plus aimé et le plus populaire de Graybridge.

Son ambition n’avait jamais dépassé ce but. Il ne désirait ni la lutte ni les honneurs ; il voulait simplement être utile, et, lorsqu’il entendait lire à l’église la parabole des Talents, l’ardeur d’un bonheur tranquille courait dans ses veines, car il pensait à ses humbles trésors qui n’avaient jamais pu se rouiller faute d’usage.

L’existence du jeune médecin n’aurait pu être plus abritée des orages et des tempêtes du monde quand même les murs d’un monastère du moyen âge eussent entouré son humble logis. Les tumultes de la passion pouvaient-ils jamais pénétrer dans le cœur tranquille des bons provinciaux dont l’existence ne connaissait pas de plus grandes péripéties que le lent changement des saisons, et dont la vie intime n’était jamais troublée par le moindre événement ? Dans les environs, à Coventford, il y avait des grèves d’ouvriers, des dissensions politiques, des luttes, et des émeutes de temps en temps ; mais à Graybridge, les jours s’écoulaient tranquilles et ne laissaient aucune trace qui vînt les rappeler.

Sophronia ne garda pas longtemps le souvenir de l’avocat à chevelure brune qu’elle avait rencontré chez sa tante. Autant aurait valu « aimer une étoile et songer à l’épouser, » pensait la jeune personne. Elle chassa sagement la radieuse image du jeune avocat et accueillit de nouveau Gilbert par un sourire lorsqu’elle le rencontra sortant de l’église, par une belle matinée d’hiver, et paraissant tout à son avantage dans ses vêtements de deuil. Mais George ne vit pas les sourires aimables qui l’accueillirent. Il n’était pas amoureux de Sophronia. Le temps avait réduit à une ombre fugitive l’image du pâle visage d’Isabel ; elle était presque effacée par le chagrin de la mort de son père. Mais si son cœur était vide maintenant, il ne contenait pas de place pour Mlle Burdock, bien qu’on dît tout bas dans Graybridge qu’une dot d’une centaine de mille francs accompagnerait la main de cette jeune personne. George n’avait pas des idées éthérées et sentimentales, mais il eût regardé comme aussi honorable de forcer la caisse du brasseur que de s’enrichir par un mariage avec une femme qu’il n’aimait pas.

En attendant, il vivait sa vie tranquille dans la maison où il était né, regrettant simplement, naturellement le vieux père qui s’était assis si longtemps en face de lui de l’autre côté du foyer, lisant une feuille locale à la lumière d’une bougie placée entre les caractères minuscules et ses yeux affaiblis, et laissant tomber le journal de temps en temps pour fronder à loisir la dégénérescence de l’époque actuelle. Ce père faible, dévoué et maniaque, était parti, et George regardait vaguement le fauteuil qui avait pris l’empreinte du vieillard ; mais son chagrin n’était pas empoisonné par des remords tardifs et cuisants ; il avait été bon fils, et il pouvait jeter un regard rétrospectif sur sa vie avec son père, en remerciant Dieu de l’existence paisible qu’ils avaient menée ensemble.

Mais il se trouvait bien isolé dans la vieille maison, qui était nue et vide, et que ne peuplait aucune de ces brillantes créations inanimées avec lesquelles l’art peuple d’un semblant de vie les retraites des riches ermites. Les murailles pesaient sur le jeune homme assis à la lumière vacillante d une bougie et le chassaient dans la cuisine, qui était la pièce la plus gaie de la maison. Là, il pouvait causer avec William et Tilly, en s’appuyant sur le chambranle de la vieille cheminée en chêne et en fumant son cigare.

William et Tilly étaient certains M. et Mme Jeffson venus dans le Midland à la suite de la charmante jeune fille que M. Gilbert, le père, avait rencontrée pendant une excursion dans une tranquille petite ville du comté d’York. C’était dans une vieille rue bizarre, à l’ombre des jolies tourelles d’un monastère, au delà des maisons à pignons de laquelle s’étendaient des champs communaux, des fermes, des vergers et des jardins maraîchers. Dans une des familles qui exploitaient ces fermes, M. Gilbert avait rencontré la fraîche et séduisante jeune fille qu’il avait épousée, et M. et Mme Jeffson étaient des parents pauvres du père de cette jeune personne. À la prière de Mme Gilbert, ils avaient consenti à quitter le petit bout de jardin et de prairie qu’ils affermaient dans le voisinage de la ferme de son père, et ils avaient suivi la femme du médecin dans sa nouvelle maison, où Mathilda Jeffson avait assumé les fonctions de femme de charge et de servante à toutes fins, pendant que son mari soignait l’écurie et entretenait le vieux jardin, dans lequel l’élément utile prédominait de beaucoup sur celui d’agrément.

Je suis forcé de reconnaître que, en même temps qu’il possédait toutes les qualités brillantes et nobles qui font l’homme admirable, Jeffson avait un défaut. Il était paresseux. Mais sa paresse donnait à son caractère une allure si douce et si ronde, elle s’identifiait tellement avec sa bonne nature et son affabilité, que le souhaiter sans défaut eût été désirer le voir amoindri. Chez certaines gens les défauts valent mieux que des vertus chez d’autres. Jeffson était paresseux. Dans le jardin qu’il était chargé de cultiver, les limaçons allaient paisiblement leur chemin sans avoir rien à craindre de la bêche implacable ou du cruel râteau : mais, en revanche, les crapauds s’engraissaient dans les coins sombres, à l’ombre des rhubarbes à larges feuilles, et les coquilles de leurs victimes rampantes attestaient l’utilité de ces reptiles hideux et venimeux. L’harmonie de l’univers s’affirmait dans ce jardin du Midland, sans que Jeffson osât y apporter une intervention présomptueuse. Les herbes croissaient librement dans les espaces en friche laissés entre les groseilliers, les choux, et les pommes de terre, et Jeffson ne s’opposait que fort peu à leurs progrès envahissants. La place ne lui manquait pas, disait-il philosophiquement, et un sol qui ne se couvrirait pas d’herbes ne serait bon à rien. M. Gilbert récoltait plus de fruits et de légumes qu’il n’en pouvait manger ou qu’il n’en voulait donner ; assurément personne n’avait à se plaindre. Des visiteurs officieux lui suggéraient parfois tel changement ou telle amélioration dans l’ordonnance du jardin ; mais Jeffson leur répondait par un sourire tranquille et endormi, en s’appuyant sur sa bêche :

— J’ai vécu toute ma vie dans les jardins ; je sais par conséquent ce qu’on en peut tirer ou ce qu’on n’en peut pas faire.

En un mot, Jeffson et sa femme faisaient ce qui leur plaisait dans la maison du médecin et avaient toujours agi ainsi depuis le jour où ils avaient accompagné dans le Midland leur cousine, la charmante Mme Gilbert. Ils ne recevaient que de faibles gages du mari de leur parente, mais ils avaient leur appartement particulier, vivaient à leur fantaisie, réglaient l’existence de leur maître et de leur maîtresse, et idolâtraient l’enfant à tête blonde qui vint bientôt au monde et qui grandit sous leurs yeux, quand les regards caressants de sa mère eurent cessé de veiller sur ses pas vacillants, ou de désirer la présence de sa figure naïve et ouverte. Jeffson pouvait bien négliger le jardin du médecin à cause de ce tempérament lymphatique qui lui était propre ; mais il y avait une occupation pour laquelle l’énergie ne lui manquait pas, un but qui lui faisait oublier toute fatigue. Il ne se lassait jamais d’un travail quelconque qui pouvait contribuer au plaisir ou à l’amusement du fils unique de M. Gilbert. Il portait l’enfant sur ses épaules à des distances énormes pendant la saison de la fenaison, à cette époque où l’air est parfumé des senteurs des herbes et des fleurs. Il se glissait à travers les haies d’épine dans les taillis épais pour y aller chercher des mûres et des noisettes à Master George. Il décida son maître à faire l’emplette d’un poney lorsque l’enfant eut atteint cinq ans, et le jeune gaillard put trotter jusqu’à Wareham, à côté de Jeffson, lorsque le jardinier allait faire des emplettes pour la maison de Graybridge. Jeffson n’avait pas d’enfant et il aimait le fils du médecin avec toute la tendresse d’une nature particulièrement capable d’amour et de dévouement.

Ce fut un jour bien triste pour lui que celui où George entra au Pensionnat classique et commercial de Wareham ; et sans ces bonnes soirées du samedi pendant lesquelles il allait chercher l’enfant pour des vacances qui duraient jusqu’au dimanche soir, le pauvre William aurait perdu tout le plaisir de son existence. À quoi bon la fenaison si George n’était pas là au bon moment, grimpant sur le chariot chargé, ou debout, rouge et triomphant, au grand soleil, au sommet de la meule nouvelle ? Quoi de plus ennuyeux que de nourrir les porcs, ou de traire la vache, à moins que George ne fût là pour changer le travail en plaisir par le seul fait de sa présence. William s’acquittait de sa tâche avec une contenance grave pendant l’absence de l’enfant, et il ne s’égayait que dans ces délicieuses après-midi du samedi pendant lesquelles George arrivait en courant vers la petite porte bâtarde du jardin du docteur Malder en accueillant par des cris joyeux l’arrivée de son ami. Ni l’orage, ni la pluie, ni la grêle, ni la neige, ni la glace, rien, en un mot, des intempéries que nous prodigue le ciel, ne pouvait empêcher Jeffson de paraître ponctuellement à la petite porte. Que lui importaient les pluies torrentielles et les coups de tonnerre qui semblaient ébranler la terre tant que la petite porte s’ouvrait et que le jeune visage qu’il aimait se tournait vers lui avec un sourire de bienvenue.

— Mes camarades ont parié que vous ne viendriez pas aujourd’hui, Jeff, — disait parfois George ; — mais je savais qu’il n’y avait pas de temps qui pût vous retenir.

Ô suprême récompense de la fidélité et du dévouement ! Qu’est-ce que Jeffson pouvait désirer de plus ?

Mathilda aimait tendrement à sa façon le fils de son maître, mais ses occupations ménagères étaient de beaucoup plus lourdes que les responsabilités de Jeffson, et il lui restait bien peu de temps à consacrer à la poésie de l’affection. Elle tenait parfaitement en ordre la garde-robe de l’enfant, faisait cuire de certains gâteaux fins à son intention spéciale, lui envoyait de magnifiques paniers dans lesquels il y avait de vastes pots de confitures de groseille, des pâtés de porc, des gâteaux au raisin, et des pommes tapées. Sous tous les rapports substantiels, Mathilda était comme son mari l’amie de l’enfant, mais ce dévouement tendre et sympathique que William montrait au fils de son maître était quelque chose qui dépassait son intelligence.

— Mon mari est fou de l’enfant ! — disait-elle.

J’ignore ce que William eût pu devenir si la destinée lui avait donné des gentlemen pour parents et avait placé dans sa main une plume au lieu d’une bêche. Mais je sais qu’il y avait en lui tous les éléments de poésie, et qu’une grande profondeur de tendresse et de sentiment se devinait sous la tranquille simplicité de son langage et l’affabilité de ses manières. Il était venu jeune encore dans le Midland, et il n’avait que quarante-cinq ans à la mort de M. Gilbert ; mais à quarante-cinq ans il était aussi naïvement sentimental qu’une pensionnaire de dix-sept ans. Il n’avait rien de la rudesse ordinaire des gens du comté d’York. Il était aussi brave et aussi honnête que le glorieux amant de Tilda Price ; mais ses manières étaient aussi douces que celles de la femme la plus douce. C’était, en un mot, un gentleman pur et simple ; sortant des mains de la nature, qui, de temps en temps, s’amuse à créer un gentleman de sa façon, à la grande confusion des théories de race et d’éducation. Si vous aviez conduit Jeffson chez un tailleur du West-End pour l’y faire habiller, vous auriez pu l’envoyer tout droit à la Chambre des Lords, et aucun des membres de cette assemblée n’aurait découvert que l’intrus était un jardinier. Si quelque étonnant revirement de ce jeu qu’on appelle la Fortune avait élevé Jeffson à la pairie, il ne se serait trahi par aucun solécisme ; il n’aurait oublié aucun de ses devoirs. La Fortune n’avait rien fait pour lui, mais il était gentleman de naissance, et aucune puissance humaine ne pouvait le dépouiller de ce droit naturel. La douceur de l’italien se mêlait dans son accent lent et traînard au dialecte du Nord. Il adorait la poésie… la poésie de l’ordre le plus sentimental ; et il priait parfois George de lui lire ou de lui réciter certains passages favoris des recueils qui lui étaient familiers. Toute la splendeur, toute la grâce de l’univers pénétrait aussi profondément dans le cœur de Jeffson que dans l’âme des plus grands poètes qui ont charmé le monde par la magie de leurs vers. Le don suprême de l’expression lui manquait, mais la faculté d’appréciation lui avait été accordée avec libéralité. Quand George et le jardinier causaient ensemble des étoiles et des fleurs, des nuages changeants, des ombres sur la rivière, du calme solennel de la vieille église, du sourd frémissement des branches de saule baignant leurs extrémités dans l’eau, c’étaient les pensées de l’homme ignorant qui étaient hors de la portée de l’enfant instruit ; l’imagination de l’élève s’élevait dans les régions brillantes à la porte étincelante desquelles le maître reculait étourdi, ébloui, et confondu.

George apprit un grand nombre de choses à son compagnon pendant ces charmantes soirées du samedi, pendant lesquelles le médecin faisait ses visites, ce qui permettait à l’enfant de rester dans la cuisine avec William et Mathilda. Il parla à l’homme du comté d’York de ces ennemis de l’adolescence, les poètes classiques ; mais William préférait infiniment Shakespeare et Milton, Byron et Scott, aux Latins les plus parfaits, dont les vers boitaient effroyablement une fois traduits par George. Jeffson n’était jamais las de Shakespeare. Il ne se blasait jamais sur Hamlet, Lear, Othello, et Roméo, le jeune et brillant prince qui essaye la couronne de son père le hardi Hotspur, l’infortuné Richard, Marguerite la passionnée, Gloster l’assassin, Wolsey le dissipateur, et la noble Katharine. Toute cette merveilleuse galerie de tableaux déroulait ses splendeurs pour cet homme, et l’écolier s’étonnait d’un enthousiasme qu’il ne pouvait comprendre. Il pensait que Mathilda, femme pratique, pouvait bien avoir raison, et que son mari était un peu fou sur certaines choses.

L’enfant reconnaissait l’affection de son humble ami par une déférence sincère et franche qui récompensait largement le jardinier dont l’amour n’était pas exigeant, car il était né aussi spontanément qu’une fleur sauvage au milieu des champs. George reconnaissait l’affection de Jeffson, mais il ne pouvait la lui rendre. La poésie de l’amitié n’était pas dans sa nature. Il était honnête, sincère et franc, mais non sympathique ou doué de la faculté d’assimilation : en quelque lieu qu’il allât, il conservait son individualité, et les gens parmi lesquels il vivait ne déteignaient pas sur lui.

Gilbert eût été bien solitaire après la mort de son père, n’eût été ce couple honnête qui soignait sa maison et son jardin, son écurie et sa basse-cour, et veillait sur ses intérêts comme s’il avait été réellement le fils de ces bonnes gens. Aussi, dès qu’il avait une demi-heure de loisir, le jeune homme entrait-il dans la vieille cuisine et fumait-il son cigare dans l’angle de la cheminée où s’était écoulée la plus grande partie de son enfance.

— Quand je m’assieds ici, Jeff, — disait-il parfois, — il me semble que je reviens à mes jours d’écolier, et je m’imagine entendre le trot de Brown Molly sur la route durcie par la gelée et la voix de mon père vous criant d’ouvrir la porte.

Jeffson soupirait et suspendait un instant le raccommodage d’une bride ou d’une couverture d’écurie.

— C’était le bon temps, Master George, — disait-il avec regret.

Il pensait que l’écolier était alors plus à lui et plus près de son cœur que le jeune médecin ne le serait jamais. Ces deux êtres avaient été enfants ensemble et William ne s’était jamais fatigué de cette période enfantine. Il restait derrière maintenant que son compagnon avait grandi et que les jours d’enfance étaient partis à tout jamais. Il y avait un gigantesque cerf-volant sur un rayon dans l’arrière-cuisine, un cerf-volant que Jeffson avait fait de ses mains patientes. George eût ri maintenant si on lui avait parlé de cerf-volant ; mais William se serait montré fidèle à ses jeux puérils jusqu’à ce que ses cheveux fussent devenus gris, et il n’aurait pas connu un instant la lassitude d’esprit.

— Vous épouserez quelque belle dame un jour ou l’autre, Master George, — disait Mathilda, — et elle regardera avec dédain nos façons de gens du Nord et nous renverra de la vieille maison où nous avons vécu si longtemps.

Mais George protestait chaudement que, lors même qu’il épouserait la fille de la reine d’Angleterre, ce qui n’était pas vraisemblable, la royale demoiselle se conduirait avec bonté envers ses vieux serviteurs ou qu’il ne l’épouserait pas.

— Quand je me marierai, ma femme aimera les gens que j’aime, — disait le médecin, qui professait ces magnifiques théories sur l’art de mener une femme qui sont particulières aux jeunes gens à marier.

De plus, George apprit à ses humbles amis qu’il ne se marierait vraisemblablement pas de longtemps selon toute apparence, attendu qu’il n’avait rencontré personne qui approchât de l’idée qu’il s’était faite de la perfection féminine. Il avait là-dessus des idées très-pratiques, et se promettait d’attendre patiemment jusqu’à ce que quelque jeune personne sans tache passât à sa portée : — une jeune fille diligente et pieuse, petits pieds et bandeaux soyeux ; un modèle de sagesse qui n’eût jamais commis d’inconséquence ou dit une parole oiseuse. Parfois l’image d’Isabel tremblait vaguement sur le miroir magique des rêveries du jeune homme, et il se demandait si, sous l’influence de certaines circonstances, elle réaliserait jamais cet idéal. Oh ! non : c’était impossible. Il se reporta à la chaude soirée d’été et la revit assise dans le fauteuil du jardin. Il revit l’ombre des branches flottant sur sa robe de mousseline chiffonnée et sa chevelure repoussée au hasard en arrière pour découvrir son front bas et large.

— J’espère que ce fou de Sigismund ne reverra pas Mlle Sleaford, — pensait gravement George ; — il est assez imprudent pour l’épouser, et je suis certain qu’elle ne fera jamais une bonne épouse.

Le père de George mourut dans l’automne de 1852 ; au commencement du printemps suivant, le jeune homme reçut une lettre de son ami Smith. Sigismund s’étendait complaisamment sur ses affaires et ses projets, et donnait à son ami le résumé succinct du dernier roman qu’il avait commencé. George passa assez vite sur cette partie de la lettre : mais en tournant le feuillet il aperçut un nom qui lui fit monter le sang au visage. Il fut contrarié de cette émotion involontaire et très-intrigué de savoir pourquoi il tressaillait ainsi à la vue inattendue du nom d’Isabel Sleaford.

« Tu m’as fait promettre de t’informer de ce que j’apprendrais touchant les Sleaford, » écrivait Sigismund. « Tu apprendras donc avec beaucoup de surprise que Mlle Sleaford est venue l’autre jour chez moi me demander si je pouvais l’aider d’une façon quelconque à gagner sa vie. Elle désirait que je la présentasse comme gouvernante, demoiselle de compagnie, ou quelque chose de ce genre, si je connaissais une famille qui eût besoin d’une personne dans ces conditions. Elle habitait Islington avec une sœur de sa belle-mère, à ce qu’elle me dit ; mais elle ne voulait pas lui être à charge plus longtemps. Mme Sleaford et ses enfants sont allés habiter Jersey, probablement à cause de la vie à bon marché qu’on y trouve. Il n’est pas douteux que le jeune Horace n’y devienne un fumeur invétéré. Ce pauvre Sleaford est mort. Cette nouvelle t’étonnera autant que moi. Isabel ne me l’apprit pas tout d’abord, mais je vis qu’elle était en deuil, et quand je lui demandai des nouvelles de son père, elle fondit en larmes et sanglota comme si son cœur allait se briser. J’aurais voulu savoir de quoi le pauvre diable était mort et toutes les circonstances de sa maladie, car Sleaford n’était pas âgé et c’était un des hommes les plus robustes que j’aie jamais vus, — mais je ne pouvais torturer Izzie par des questions pendant qu’elle était dans un pareil état de douleur et d’agitation. — Je suis désolé que vous ayez perdu votre père, ma chère mademoiselle Sleaford, — dis-je. Elle ajouta en sanglotant quelques mots que j’entendis à peine, et j’allai lui chercher un verre d’eau fraîche, mais ce ne fut que longtemps après qu’elle revint à elle et qu’elle put me parler. Pour le moment, je ne voyais personne parmi mes connaissances qui pût lui être de quelque utilité immédiate ; mais je pris l’adresse de sa tante à Islington et je lui promis de passer chez elle un jour ou deux après. J’écrivis par le courrier du jour à ma mère et je lui demandai si elle pouvait me venir en aide. Elle me répondit sans tarder que mon oncle Charles Raymond, de Conventford, avait besoin d’une personne telle que Mlle Sleaford (j’avais naturellement gratifié Isabel de toutes les vertus imaginables) et que si je pensais que la jeune personne conviendrait et que je pusse répondre de l’honorabilité parfaite de sa famille et de ses antécédents… (tu penses bien que je n’allais rien dire sur les trois termes en retard et que je n’allais pas avouer que les antécédents d’Isabel consistaient à s’asseoir dans un fauteuil au jardin et à lire des romans ou à rendre des visites douteuses au bijoutier… et mille autres choses, hélas ! dans Walworth Road), je pouvais engager Mlle Sleaford au salaire de vingt livres par an. Je me rendis à Islington le soir même, bien que je fusse en retard d’un numéro et demi pour le Démon des Galères (le Démon des Galères fait suite à l’Homme à la marque, le propriétaire du Parthénon à un sou ayant exigé une suite, ce qui m’a obligé à ressusciter le colonel Montefiasco après l’avoir précipité dans un gouffre de trois cents pieds). La pauvre fille se mit à pleurer quand je lui dis que je lui avais trouvé un asile. Je crains bien qu’elle n’ait beaucoup souffert depuis son départ de Camberwell, car elle n’est plus ce qu’elle était. La sœur de sa belle-mère est une femme vulgaire qui tient un garni et il n’y a qu’une servante dans la maison, — pauvre misérable esclave. Isabel fut obligée d’aller ouvrir la porte trois fois pendant ma visite. Tu connais mon oncle Raymond et tu sais quel homme charmant c’est ; tu devines quel agréable changement ce sera pour la pauvre Izzie. À propos, tu pourrais lui rendre visite lorsque tu iras à Conventford et me donner des nouvelles de la pauvre enfant. Je crois que l’idée d’aller vivre chez des étrangers l’effrayait beaucoup. Je l’ai accompagnée avant-hier à la gare. Elle est partie par un train omnibus ; je l’ai confiée à une famille très-respectable qui faisait le trajet entier avec six enfants, une cage d’oiseaux, un chien, et un paquet de cartes pour jouer sur un plateau, vu la longueur et la lenteur du voyage. »

Gilbert relut trois fois cette partie de la lettre de son ami avant de saisir toutes les nouvelles qu’elle renfermait. Sleaford mort et Isabel fixée en qualité de gouvernante à Conventford ! Si la Wayverne tortueuse était sortie de ses rives couvertes de joncs et avait inondé tout le Midland, le jeune médecin n’eût guère été plus surpris qu’il ne le fut du contenu de la lettre de son ami. Isabel à Conventford… à onze milles de Graybridge ; à onze milles de lui en ce moment qu’il arpente sa petite chambre, que sa chevelure tombe en désordre sur son bon visage ouvert, et qu’il tient la lettre de Sigismund dans sa poche !

Que lui importait qu’Isabel fût si rapprochée ? Que lui était-elle pour qu’il y pensât ou qu’il se sentît ému de l’idée de ce voisinage ? Que savait-il de son histoire ? Rien, sinon qu’elle avait des yeux qui ne ressemblaient à aucun de ceux qu’il avait vus, des yeux qui hantaient son souvenir comme des étoiles étranges dans un rêve fiévreux. Il ne savait rien d’elle que cela et aussi qu’elle avait des manières gracieuses, sentimentales ; une voix douce et mélancolique ; et des changements d’expression soudains et capricieux qui avaient rempli son âme d’étonnement.

George rentra dans la cuisine et fuma un autre cigare dans la compagnie de Jeffson. Il alla dans cette partie de la maison avec la détermination de ne pas penser davantage à Isabel, qui en réalité n’était qu’une créature frivole et sentimentale, éminemment faite pour rendre un homme malheureux ; mais d’une façon ou d’une autre, avant d’avoir fini son cigare, George avait dit à son vieil ami et confident tout ce qu’il savait de la famille Sleaford, mentionnant légèrement les qualités séduisantes d’Isabel et parlant d’une visite à Conventford comme d’une corvée désagréable imposée par l’amitié.

— Naturellement, je ne songerais pas à faire un aussi long trajet rien que pour voir Mlle Sleaford, — dit-il, — bien que Sigismund me demande de le faire ; mais il faut que j’aille à Conventford dans le courant de la semaine pour m’informer de ces médicaments que Johnson doit me fournir. Ils ne feront pas un bien gros paquet, et je pourrai les rapporter dans la poche de ma redingote. Vous pourrez mettre en état le harnais de Brown Molly, Jeff ; elle aura meilleur air. J’irai jeudi, et cependant peut-être vaudrait-il mieux que j’y allasse demain.

— Demain c’est jour de marché, Master George. Je pensais à aller moi-même à Conventford. Je pourrais rapporter les médicaments et vous pourriez écrire un mot pour demander des nouvelles de la jeune personne, — fit remarquer Jeffson d’un air pensif.

George hocha la tête :

— Cela ne ferait pas l’affaire, Jeff, — dit-il, — Sigismund me prie de la voir.

Jeffson retomba dans un silence pensif dont il sortit quelques instants après en riant à la sourdine.

— Je gage que Mlle Sleaford est jolie, — dit-il, en regardant finement son jeune maître.

George crut-il nécessaire de s’expliquer longuement sur ce sujet ? Non, Mile Sleaford n était pas jolie. Elle était pâle et son nez n’avait rien de remarquable. Ce n’était pas un aquilin royal comme celui de Mlle Harleystone, la beauté de Graybridge, proclamée telle par les jeunes aristocrates de l’endroit, et sa bouche n’était pas trop petite, son front était bas ; en un mot, certaines personnes pourraient trouver Mlle Sleaford laide.

— Mais vous n’êtes pas de cet avis, Master George ! — s’écria Jeffson frappant ses cuisses de ses deux mains et riant d’un air malicieux, insupportable à voir ; — vous y pensez d’une façon ou d’une autre, je le parie, et je vais soigner le harnais de Brown Molly de manière à la faire prendre pour un pur sang.

— Tu es fou ! — cria Mathilda en levant la tête de dessus son ouvrage. — Ce n’est pas une de ces filles de Londres qui fera une bonne femme pour Master George, et il ne serait pas assez simple pour courir après une gouvernante à Conventford quand il peut avoir Mlle Burdock avec toute sa fortune et devenir ainsi un des premiers bourgeois de Graybridge.

— Tais-toi, Tilly. Tu n’entends rien à la chose. Ne t’ai-je pas épousée par amour, dis-moi, quand j’aurais pu prendre Sarah Peglock, la tille unique de l’hôtelier du Lion-Rouge, à Belminster, et ne suis-je pas allé à Londres où tu étais en service pour t’emmener de ta place. Et Sarah n’a-t-elle pas failli en devenir folle quand elle l’a appris ? Master George se mariera par amour ou il ne se mariera jamais. Master George n’a pas oublié qui portait la ceinture brodée et les souliers à lacets à l’école de danse, ni les gâteaux, les valentins, les sucres d’orge, et les oranges que nous emportions avec nous aux vacances !

Jeffson avait été le confident des amours enfantines de George, le naïf Leporello de ce jeune Don Juan provincial, et il aspirait à recevoir la confidence de nouveaux secrets et à goûter encore une fois au gâteau du sentiment. Mais George nia froidement qu’il ressentît aucun penchant romanesque pour Mlle Sleaford.

— Je m’estimerai heureux de lui témoigner de l’amitié d’une façon quelconque, — dit-il gravement, — mais elle est la dernière personne du monde dont je songerais jamais à faire ma femme.

Ce jeune homme discutait ses idées matrimoniales avec cette majesté tranquille avec laquelle l’homme, qui est le maître, parle de son humble esclave, tant qu’il ne s’est pas essayé à la gouverner, — avant d’avoir reçu le cuisant baptême de la souffrance, et d’avoir appris par l’expérience amère qu’une femme parfaite n’est pas une créature que l’on rencontre à tous les coins de rue, attendant tranquillement son seigneur et maître.