La Femme du docteur/06

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 91-110).

CHAPITRE VI

TROP DE SOLITUDE.

Le harnais de Brown Molly fut proprement accommodé par les mains patientes de Jeffson. J’imagine que la vieille jument n’aurait pas été tondue de longtemps si George n’avait pas exprimé le désir qu’elle fût pimpante le jour de sa visite à Conventford. Tondre un cheval n’est pas une occupation bien agréable ; mais il n’était pas de tâche si difficile qui pût faire reculer Jeffson quand il s’agissait du bonheur de George.

Brown Molly avait l’aspect d’un superbe animal quand George rentra après avoir fait ses visites à la hâte, et qu’il la trouva sellée et bridée à onze heures du matin de cette belle journée de mars qu’il avait choisie pour son voyage à Conventford. Mais bien que la jument fût prête depuis un grand quart d’heure, George monta à sa chambre, — la chambre où il couchait depuis son enfance et dans laquelle il y avait encore, au milieu des cartons à chapeau et des valises, quelques-uns de ses jouets poudreux et oubliés, — et il passa quelque temps à changer de cravates, à brosser ses cheveux et son chapeau, et à faire quelques petites améliorations dans sa toilette.

William déclara que son jeune maître avait l’air d’aller se marier, au moment où il quitta la cour, le sourire aux lèvres et les cheveux soulevés par la brise printanière. En ce moment George était la vivante image de la bonne grâce naïve et saine, le type de la jeunesse honnête, et de la belle virilité anglaise, radieuse du frais éclat d’une nature immaculée, libre de mauvais souvenirs, pure comme un miroir nouvellement poli, que nulle haleine impure n’a encore souillé.

Il partit aveuglément au-devant de son destin, heureux de l’idée que son voyage était une heureuse combinaison des devoirs de l’amitié et des exigences de sa profession.

Je ne sache pas qu’il existe dans toute l’Angleterre une route plus belle que celle qui va de Graybridge-sur-la-Wayverne à Conventford, et je doute que dans toute l’Angleterre il y ait une ville plus laide que Conventford. J’envie la longue promenade à cheval que George fit par cette belle matinée de mars, pendant laquelle les pâles primevères brillaient dans les taillis et l’odeur des premières violettes se mêlait faiblement à l’air. Les chemins de communication étaient de longues avenues qui auraient fait la gloire d’un parc ducal, et, çà et là, par une ouverture de la haie verdoyante, une maison de campagne aux murs éclatants de blancheur, ou quelque grave château construit en briques rouges apparaissaient blottis dans une retraite d’une beauté rustique et faisant étinceler leurs vitres brillantes au gai soleil de midi.

À mi-chemin entre Graybridge et Conventford, il y a le village de Waverly, à la longue rue bordée de vieilles maisons de l’époque d’Élisabeth, sur laquelle les tours en ruine d’un antique château jettent leur ombre protectrice. John de Gaunt fut le seigneur et le fondateur de la plus grande de ces vieilles tours, et l’étrange fille d’Henri VIII festoyait dans l’immense salle de banquet à l’endroit où le lierre accroche ses guirlandes naturelles aux meneaux de pierre d’une fenêtre à la Tudor. En cet endroit, le médecin donna une poignée de foin et un seau d’eau à sa monture, après s’être arrêté à l’auberge des Armes de Waverly ; puis il partit au pas par la longue avenue en dôme qui s’étend depuis le tranquille village jusqu’aux abords du tumultueux Conventford. Au bout de quelque temps George mettait Brown Molly à un trot pesant et arrivait bientôt à la barrière qui termine l’avenue, laissant derrière lui le séduisant Midland. Devant lui, il n’avait plus qu’une ville enfumée, bruyante et pauvre, avec ses hideuses cheminées de fabrique obscurcissant l’air et ses trois clochers élevés dominant la foule des toits entassés à leurs pieds.

Gilbert s’arrêta sur la place, assez tranquille en ce moment, bien qu’elle soit un lieu de tumulte les jours de foire ; il s’arrêta et commença à se demander ce qu’il allait faire. Irait-il d’abord chez le pharmacien, place du Marché, pour y prendre ses médicaments, puis de là chez M. Raymond qui habitait à l’autre extrémité de la ville ou plutôt à l’entrée de la campagne, au delà de la ville ; ou bien, d’abord chez M. Raymond en prenant par les ruelles tranquilles, libres du tumulte et du tracas des gens du marché ? Il conviendrait peut-être d’aller d’abord chez le pharmacien ; oui, mais il n’y aurait rien de bien agréable d’avoir des médicaments dans sa poche et de sentir la camomille et la rhubarbe en se présentant devant Mlle Sleaford. Après une longue délibération, George se décida à se rendre par les chemins détournés chez M. Raymond ; puis, tandis qu’il parcourait les ruelles et les sentiers, il commença à se dire que M. Raymond s’étonnerait de sa visite et trouverait sans doute étrange et même inconvenant l’intérêt qu’il prenait à la gouvernante. Par une transition naturelle, il en vint à se demander s’il ne conviendrait pas de renoncer à l’idée de voir Mlle Sleaford et de s’en tenir à l’achat des médicaments. Pendant qu’il débattait cette question, Brown Molly l’amena à l’extrémité du chemin où se trouvait la maison de M. Raymond, sur une petite éminence d’où l’on découvrait une grande étendue de prairies vertes, un tronçon de chemin de fer, et une grande route poudreuse, parsemée de groupes d’arbres rabougris. La campagne, de ce côté-là de Conventford, était vide et nue, comparée à la charmante partie pareille à un parc que j’appelle le Midland d’Élisabeth.

Si M. Raymond avait ressemblé à tout le monde, il est probable qu’il eût été excessivement surpris, sinon offensé, de la visite rendue dès le matin à une gouvernante par un jeune médecin. Mais comme M. Charles Raymond était tout l’opposé de tout le monde ; qu’il était le fidèle disciple de M. George Combe, et qu’il pouvait reconnaître au simple coup d’œil que le jeune médecin n’était ni un débauché ni un malhonnête homme, il reçut George aussi cordialement qu’il avait l’habitude de recevoir tous ceux qui avaient besoin de son amitié, envoya Brown Molly à l’écurie, et mit son maître à l’aise avant que George eût fini de rougir dans le premier émoi de sa timidité.

— Entrez ! entrez ! — dit M. Raymond d’une voix vibrante, — entrez, mon ami. Vous avez reçu une lettre de Sigismund, — quelle idée absurde il a eue de se faire appeler Sigismund ! — et il vous a raconté l’histoire de Mlle Sleaford, jeune fille charmante, mais qui a besoin d’être instruite avant de pouvoir enseigner. Elle amuse les enfants et les mène promener, elle est très-gentille et très-consciencieuse. Prudence excessive ; je n’ai rien pu tirer d’elle relativement à sa vie passée ; je crains fort qu’elle n’ait beaucoup souffert. N’importe ! nous essayerons de la rendre heureuse. Que nous fait sa vie passée si ses facultés se balancent ? Laissez-moi faire un choix parmi les enfants de Field-Lane, et je vous trouverai un archevêque de Cantorbéry en herbe ; menez-moi dans un lieu où les crimes humains ne sont connus que par la nomenclature qu’en donne le Décalogue, et je vous montrerai un Greenacre en germe. Mlle Sleaford est une excellente petite fille, mais elle aime trop le merveilleux, trop l’idéal exagéré. Ses grands yeux se dilatent quand elle parle de ses livres favoris et elle paraît toute surprise et effrayée quand on lui adresse la parole pendant qu’elle lit.

Le cabinet de M. Raymond était une charmante petite chambre dont les murailles, du plancher au plafond, disparaissaient sous les livres. Chez M. Raymond il y avait des livres partout, et le maître du logis lisait à des heures invraisemblables et gardait une bougie allumée à son chevet au milieu de la nuit, pendant que tous les autres citoyens de Conventford étaient plongés dans le sommeil. Il était garçon, et les enfants dont l’éducation était confiée à Mlle Sleaford étaient deux orphelines maladives, laissées par une nièce de M. Raymond, jeune femme infortunée, qui n’était venue au monde que pour souffrir, qui avait fait un mauvais mariage, avait perdu son mari, puis enfin était morte poitrinaire, ayant eu tous les malheurs imaginables avant d’avoir atteint sa vingt-cinquième année. Naturellement M. Raymond avait pris soin des enfants ; il aurait recueilli le premier petit ramoneur venu si on lui avait démontré que personne n’en pouvait prendre soin. Il enterra sa nièce dans un tranquille cimetière de campagne, emmena les orphelines à sa jolie maison de Conventford, leur acheta des robes noires, et engagea Mlle Sleaford comme gouvernante. Et tout cela avec moins d’ostentation que certains hommes en montrent en dépensant un billet de dix livres.

Il était de la nature de M. Raymond d’obliger son prochain. Autrefois, il était très-riche, au dire des gens de Conventford, à l’époque où il n’y avait ni grèves ni famines dans la vieille ville ; mais il avait perdu beaucoup d’argent en cherchant à réaliser des idées philanthropiques en faveur de ses semblables. À l’époque où nous sommes, il était comparativement pauvre ; mais il était toujours assez riche lorsqu’il s’agissait de venir en aide aux indigents, ou de fonder dans la ville une école d’ouvriers, un club pour les artisans, un cours pour le soir, ou un fourneau économique.

En même temps, tout en étant l’âme d’une demi-douzaine de comités, tout en distribuant des vêtements de rebut, du chauffage, des bons de soupe, de flanelle, et pendant qu’il examinait la question solennelle de savoir laquelle de Betsy Scrubbs ou de Maria Tomkins avait le plus pressant besoin d’un jupon ouaté, qu’il pesait les prétentions rivales de Mme Jones ou de Mme Green aux largesses de la cuisine commune, il était auteur, philosophe, phrénologue, métaphysicien, et écrivait des livres sérieux qu’il publiait pour l’instruction de l’espèce humaine.

Il avait cinquante ans, mais, sauf des cheveux gris, il n’avait aucun des attributs de son âge. Cette chevelure grise encadrait le visage le plus radieux qui ait jamais souri et dont l’éclat se répandait libéralement sur tous. George avait vu plusieurs fois M. Raymond avant cette visite. Tout le monde, dans Conventford et dans un certain rayon de cette ville, connaissait M. Raymond, et M. Raymond connaissait tout le monde. Il regarda à travers l’écran transparent qui voilait les pensées du jeune médecin : il plongea dans les profondeurs du cœur du jeune homme qui étaient aussi claires que des eaux limpides, et il n’y découvrit que la vérité et la pureté. Quand je dis que M. Raymond regarda dans le cœur de George, je me sers d’une image, car ce fut de l’inspection du visage du médecin qu’il tira ses déductions ; mais j’aime la vieille tournure romantique qui veut que le cœur d’un galant homme soit le temple du courage, de l’amour, et de la piété, — un autel consacré à toutes les vertus.

La maison de M. Raymond était une jolie construction gothique, demi-villa, demi-cottage, dont les fenêtres cintrées s’ouvraient sur un petit jardin, bien différent de celui de Camberwell, attendu qu’il était soigneusement tenu par un jardinier et factotum infatigable. Au delà du jardin s’étendaient les prairies, séparées du domaine de M. Raymond par une haie très-basse. Au delà de ces prairies les toits et les cheminées de Conventford se groupaient en masses sombres dans le lointain.

Raymond conduisit George au salon par la fenêtre cintrée, par laquelle le jeune homme revit encore une fois Label comme il l’avait vue la première fois : dans un jardin. Mais le tableau différait absolument de l’autre tableau qui hantait encore son souvenir comme une toile entrevue dans un musée encombré. Au lieu des poiriers plantés au milieu d’une pelouse négligée et des branches poussant leurs rameaux verdoyants sous un ciel de juillet, George vit une pelouse fraîchement fauchée, des plates-bandes soignées, des groupes sévères de lauriers, et de grandes prairies nues, que rien ne protégeait contre le vent glacial de mars. Sur le ciel d’un bleu pâle il vit la silhouette gracieuse d’Isabel se détacher nettement, non plus couchée dans un fauteuil et lisant un roman, mais marchant à pas comptés en compagnie de deux petites filles vêtues de noir. Une sensation douloureuse saisit le jeune médecin au cœur quand il vit cette taille enfantine, ce visage pâle et désolé, ces grands yeux tristes et rêveurs. Il sentit qu’il s’était opéré quelque inexplicable changement chez Isabel depuis cette journée de juillet pendant laquelle elle avait parlé de ses auteurs favoris, pendant laquelle elle s’était émue, pendant laquelle elle avait tremblé avec un amour puéril pour les livres chéris où elle puisait les joies et les chagrins de sa vie.

Ces trois visages pâles, ces trois robes noires, avaient un aspect navrant sous les pâles rayons de ce soleil précoce. M. Raymond cogna à la vitre, et fit signe à la gouvernante.

— Pauvres êtres mélancoliques, n’est-ce pas ? — dit-il à George pendant que les trois jeunes filles s’approchaient de la fenêtre. — J’ai dit à ma femme de charge de leur donner beaucoup de viandes rôties, presque saignantes : c’est le meilleur antidote pour la tristesse.

Il ouvrit la porte vitrée et fit entrer Isabel et les deux enfants.

— Mademoiselle Sleaford, voici un ami qui est venu pour vous voir, — dit-il. — C’est un ami de Sigismund et un gentleman qui vous a connue à Londres.

George tendit la main, mais il vit quelque chose comme de la terreur sur le visage de la jeune fille lorsqu’elle le reconnut. Il tomba aussitôt dans une confusion et dans un embarras indicibles.

— Sigismund m’a prié de passer, — dit-il en balbutiant, — Sigismund m’a dit de lui écrire pour lui donner de vos nouvelles.

Les yeux de Mlle Sleaford se remplirent de larmes. Les larmes jaillissaient d’elles-mêmes dans ses yeux au moindre prétexte.

— Vous êtes tous très-bons pour moi, — dit-elle.

— Écoutez, mes enfants, — dit M. Raymond, — allez dans le jardin et promenez-vous. Vous, Gilbert, accompagnez-les, puis revenez manger un morceau de stilton et boire un verre d’ale tout en nous donnant des nouvelles de vos malades de Graybridge.

Gilbert obéit à son aimable hôte. Il sortit sur la pelouse au milieu de laquelle des arbrisseaux aventuraient quelques petites feuilles vertes destinées à périr sous le vent glacial du mois de mars. Il marcha à côté d’Isabel pendant que les orphelines erraient çà et là dans les allées et ramassaient les rares marguerites qui avaient échappé à la faux du jardinier. George et Isabel échangèrent quelques paroles, mais le jeune homme fut obligé de s’en tenir à des lieux communs sur la ville de Conventford, M. Raymond, et les nouveaux devoirs de Mlle Sleaford, car il voyait que la moindre allusion à l’époque passée à Camberwell l’agitait et la faisait souffrir. Ces deux êtres n’avaient encore aucun sujet commun de conversation. Avec Sigismund Isabel aurait eu beaucoup à dire, ou plutôt ils auraient lutté l’un et l’autre à qui se serait montré le plus causeur ; mais dans la compagnie de George, l’imagination d’Isabel se repliait sur elle-même comme ces fleurs délicates dont les pétales fragiles se fanent sous le souffle brutal du vent du nord. Elle savait que Gilbert était un excellent jeune homme, bien disposé à son égard et désireux de lui plaire à sa façon assez naïve ; mais elle sentait, plutôt qu’elle ne savait, qu’il ne la comprenait pas et qu’il ne pouvait être son compagnon dans cette région nuageuse où habitaient ses pensées. Aussi, après quelques phrases de cette conversation délicieusement originale qui forme le fond du langage des gens qui ne possèdent pas le talent suprême de parler sans rien dire, George et Isabel revinrent au salon où M. Raymond les attendait pour présider à une collation de pain et de fromage arrosés d’ale. Le repas terminé, on amena la monture du médecin à la porte.

— Venez nous voir dès que vos affaires vous amèneront à Conventford, Gilbert, — dit M. Raymond en serrant la main du chirurgien.

George le remercia de sa cordiale invitation, mais il s’éloigna néanmoins assez désenchanté. De quelle stupidité il avait fait preuve pendant cette courte promenade dans le jardin de M. Raymond ; comme il avait su dire peu de choses à Isabel et quelle réserve celle-ci lui avait témoignée ! Avec quel effet lamentable la conversation était tombée à chaque instant pour n’être relevée à grand’peine que par quelque question baroque, quelque misérable remarque, à propos de rien, — émanations idiotes du désespoir.

Gilbert se rendit à une auberge près de la place du Marché où son père avait l’habitude de prendre ses repas chaque fois qu’il venait à Conventford. George confia Brown Molly aux soins du valet d’écurie, puis il partit à pied sur la chaussée encombrée où les campagnards se bousculaient devant les devantures de boutiques et les étalages en plein vent et pénétra sur la vaste place du Marché, où la voix des colporteurs s’élevait retentissante et aiguë, et où les vantardises éhontées des marchands d’orviétan ébranlaient l’air. Il passa à travers la foule et s’engagea dans une rue étroite et détournée qui le conduisit à une vieille place au milieu de laquelle s’élevait la grande église de Conventford, entourée d’une multitude de pierres tumulaires. Les cloches, qui jouaient un air de musique religieuse quand les heures sonnaient, retentissaient dans le clocher. Le jeune homme pénétra dans le cimetière, qui était assez désert malgré ce jour de marché, et s’y promena pour tuer le temps, — et aussi pour ménager Brown Molly qui exigeait un repos considérable avant d’entreprendre le voyage de retour. Et il pensait à Isabel.

Il ne l’avait encore vue que deux fois, et déjà cependant son image s’était fixée par une empreinte fatale sur son esprit, — empreinte éternelle que rien ne pouvait effacer. La soirée de Camberwell avait été l’épisode romanesque de la vie calme de ce jeune homme ; Isabel était l’étrangère qui avait traversé son chemin. Il y avait à Graybridge de jolies et aimables filles, mais il les connaissait depuis l’enfance. Isabel lui apparut dans sa jeune beauté pâle, et tout le sentimentalisme latent de sa nature, sans lequel la jeunesse devient hideuse, s’enflamma et vécut sous la magique influence de sa présence. La mystique Vénus surgit, beauté parfaite, de la mer, et l’homme captivé s’incline devant le divin conquérant. Quel homme s’intéresserait à une Vénus qu’il aurait bercée, dont il aurait suivi le développement graduel, et dont la divine beauté aurait péri sous l’influence flétrissante de la familiarité ?

Le jour tombait quand George se rendit chez le pharmacien et reçut ses médicaments. Il ne s’arrêta pas pour dîner au Lion-Blanc, mais il paya ses dix-huit pence pour les soins donnés à Brown Molly, et prit à la hâte un verre d’ale avant de se mettre en selle. Il repassa par la solennelle avenue, aile pleine d’ombre de cette cathédrale grandiose élevée par les mains de ce grand architecte qu’on appelle la Nature. Il parcourut la longue avenue fantastique jusqu’à ce que les lumières scintillantes de Waverly brillassent faiblement à ses yeux à travers les branches dépouillées des arbres.

La nouvelle existence d’Isabel était fort agréable. Plus de beurre à aller chercher, plus de commissions mystérieuses dans Walworth Road. Tout dans la maison de M. Raymond était brillant, poli et coquet. Il y avait une femme de charge d’âge mûr qui régnait souverainement, et une servante industrieuse sous sa surveillance. Isabel et ses élèves occupaient deux jolies chambres situées au-dessus du salon, prenaient leurs repas ensemble, et jouissaient de leur propre compagnie du matin au soir. Les enfants étaient assez bornées, mais c’étaient de bonnes natures. Elles avaient connu les souffrances cuisantes de la pauvreté, l’achat du beurre au détail, les jours déserts où l’oasis du dîner ne paraissait pas, les viandes froides arrosées de mélancoliques tasses de thé. Un soir elles racontèrent toute leur misère à Isabel ; comment leur pauvre maman avait pleuré quand l’agent du shérif était venu, disant qu’il en était fâché pour elle, mais qu’il fallait qu’il fît l’inventaire, et saisissant jusqu’au portrait de papa et aux couverts d’argent qui avaient appartenu à grand’maman. Mlle Sleaford s’occupa consciencieusement de sa tâche, et fit étudier à ses patientes élèves les charmants abrégés d’histoire ancienne et moderne de Pinnock. Elle leur communiqua une dose fort légère de l’Heptarchie et des Normands et aussi des premiers rois Plantagenets ; mais elle leur parla longuement d’Anne de Boleyn et de Marie, reine d’Écosse, de la jolie princesse Marie, reine de France et femme de Thomas Brandon, de Marie-Antoinette et de Charlotte Corday.

Les enfants s’écrièrent : Mon Dieu ! quand elles apprirent l’héroïque aventure de Mlle Corday ; mais elles s’intéressèrent beaucoup au sort des jeunes princes de la maison d’York, et se donnèrent le spectacle d’un étouffement figuré au moyen des coussins du sofa de la salle d’étude.

Il n’était pas probable que M. Raymond, dont l’attention était prise par les intérêts multiples de Conventford, pût consacrer beaucoup de temps aux deux élèves et à leur gouvernante. Il était satisfait de l’examen de la tête de Mlle Sleaford, et s’applaudissait d’avoir confié ses petites nièces aux soins de la jeune fille.

— Si elles étaient intelligentes, j’aurais peur de l’exagération du sentiment poétique qui la distingue, — disait-il ; — mais elles sont trop bornées pour souffrir d’une influence de ce genre. Elle possède une dose de moralité suffisante, bien qu’elle ne soit pas, sous ce rapport, à la hauteur du jeune médecin de Graybridge, et je suis certain qu’elle remplira convenablement ses devoirs auprès des enfants.

Personne ne contrariait donc les rapports d’Isabel avec ses élèves. L’éducation du monde, qui aurait été d’un prix incalculable pour elle, lui manquait à Conventford autant qu’à Camberwell. Elle vivait seule avec ses livres et les rêves que ceux-ci avaient fait naître, et elle attendait le prince, ou Ernest Maltravers, ou Henri Esmond, ou Steerforth ; — c’était le type hautain de Steerforth, et non l’ombre gracieuse du bon David qui hantait l’esprit de la jeune fille quand elle fermait le livre. Elle était jeune et sentimentale, ce n’était pas sur les types vertueux que son imagination s’arrêtait. Être beau, fier, et malheureux, était posséder des droits incontestables au culte de Mlle Sleaford. Elle aurait voulu s’asseoir aux pieds d’un Byron, fier, sombre, morose, livrant son front d’ivoire aux vents nocturnes et tonnant contre la bassesse et l’ingratitude de l’espèce humaine. Elle aspirait à être l’esclave choisie de quelque créature dédaigneuse, qui, peut-être, la maltraiterait ou la négligerait. Je crois qu’elle eût adoré un Bill Sykes aristocrate et qu’elle se fût estimée heureuse de mourir de sa main cruelle, pourvu que ce fût dans une salle démantelée d’un château gothique, par un clair de lune faisant étinceler dans l’éloignement les pics neigeux de la chaîne des Alpes, au lieu de l’atroce mansarde prosaïque de la pauvre Nancy. Puis le comte Guillaume de Sykes aurait des remords et élèverait une croix de bois sur le chemin de la montagne, à la mémoire de — Αναγκη, et un beau matin on le trouverait étendu au pied du mystérieux monument, couvert d’un long manteau noir dont les plis dessineraient ses formes royales, et mort de la rupture d’un vaisseau quelconque.

Il n’est pas de rêves si insensés, il n’est pas d’imaginations si puériles qui ne se logeassent dans l’esprit d’Isabel pendant les longues soirées d’oisiveté pendant lesquelles, assise, seule, dans la chambre d’étude, elle suivait l’apparition des étoiles qui scintillaient faiblement dans le crépuscule, et les progrès de l’obscurité dans les prairies, alors que des lumières indécises commençaient à briller dans les rues de Conventford. Parfois, quand ses élèves dormaient profondément dans leurs lits à rideaux blancs, Izzie descendait doucement et allait se promener lentement dans le jardin par un beau clair de lune, — par un de ces clairs de lune qui faisaient paraître Juliette plus belle que la lumière du jour aux yeux ravis de Roméo, pendant lesquels Hamlet frissonnait à l’aspect du spectre paternel. Elle se promenait au clair de lune et pensait à tous ses rêves, et elle se demandait quand la vie commencerait pour elle. Elle commençait à vieillir ; oui, — elle y pensait avec un frisson de terreur, — elle avait tout à l’heure dix-huit ans ! Juliette reposait dans le tombeau des Capulets avant cet âge ; la hautaine Beatrix avait vécu, et Florence Dombey était mariée et établie, et l’histoire terminée.

Un désespoir profond s’emparait de cette folle enfant quand elle songeait, qu’après tout, son existence ne serait peut-être qu’une existence vulgaire ; une surface déserte et plate qu’elle parcourrait en se traînant vers une tombe sans nom. Elle qui désirait être quelque chose ! Oh ! pourquoi n’y avait-il pas une révolution, qu’elle pût saisir un couteau, chercher le tyran chez lui, et mourir, afin que le peuple pût parler d’elle et se rappeler son nom lorsqu’elle serait morte ?

Je pense qu’Isabel était dans cette disposition d’esprit qui pousse une honnête et inoffensive jeune personne à tirer sur un souverain affable et vertueux, dans le paroxysme d’une soif insensée de célébrité. Mlle Sleaford voulait être célèbre. Elle voulait que le drame de sa vie commençât et que le héros apparût.

Vague, grandiose et indécise flottait devant elle l’image du prince ; mais combien, hélas ! il tardait à venir ! Viendrait-il jamais ? Existait-il des princes de par le monde ? Existait-il de ces êtres dont les livres lui dépeignaient les manières et les habitudes, mais dont elle n’avait jamais vu l’image mortelle. La Belle au bois dormant dormit un siècle avant que le héros désigné arrivât pour l’éveiller. La beauté doit attendre et attendre patiemment l’arrivée de sa destinée. Mais la pauvre Isabel pensait qu’elle avait attendu bien longtemps, et elle ne voyait même pas poindre faiblement à l’horizon le panache du prince tant désiré.

Il y avait des motifs pour qu’Isabel oubliât les souvenirs de sa vie passée et se consolât par des rêves d’une existence meilleure. Une médication saine aurait pu lui faire du bien comme antidote contre le sentimentalisme outré de sa nature ; mais chez M. Raymond elle avait tout le loisir de rêver sur ses livres, édifiant de merveilleux romans dont elle était l’héroïne et le héros !…

Le héros était un vrai caméléon, en ce sens qu’il prenait sa couleur du dernier livre que Mlle Sleaford avait lu. Tantôt c’était Ernest Maltravers, jeune et séduisant aristocrate aux yeux violets et à la chevelure soyeuse. Parfois c’était Eugène Aram, brun, sombre, et intelligent, l’esprit tourmenté par l’insignifiant détail du meurtre de M. Clarke. Une autre fois, Steerforth, égoïste, fier, élégant. De loin en loin, lorsque les enfants dormaient, Mlle Sleaford laissait tomber ses longs cheveux noirs devant le petit miroir et déclamait à mi-voix pour elle-même. Elle voyait son visage pâle, effrayant dans l’obscurité du miroir, ses bras levés, ses grands yeux noirs, et elle s’imaginait qu’elle dominait un auditoire frappé de terreur. Par moments elle songeait à quitter amicalement M. Raymond et à s’en aller à Londres avec un billet de cinq livres dans sa poche pour paraître sur un des théâtres en qualité d’actrice tragique. Elle se rendrait chez le directeur et lui dirait qu’elle voulait jouer. Tout d’abord il y aurait quelque difficulté et il mettrait en doute son talent ; mais elle ôterait son chapeau, laisserait tomber ses cheveux, et en entortillerait les longues tresses autour de ses doigts effilés… ainsi… (elle s’arrêtait pour se regarder dans la glace en exécutant le geste) et s’écrierait : « Non ! je ne suis pas folle ; ces cheveux que j’arrache sont bien à moi ! » et le tour serait fait. Le directeur s’écrierait : « Madame, je ne m’attendais pas à un talent pareil. Excusez mon émotion ; mais, en vérité, depuis Mlle O’Neil, je ne me rappelle pas avoir entendu quelque chose de comparable à la façon dont vous avez dit cette phrase. Venez demain au soir ; vous remplirez le rôle de Constance. Désirez-vous une répétition ? Non, n’est-ce pas ? Vous savez par cœur le rôle tout entier. Je prendrai la liberté de vous offrir cinquante livres par soirée pour commencer, et je mettrai une de mes voitures à votre disposition. » Isabel avait lu maints romans dans lesquels de jeunes héroïnes timides essayent leur talent d’actrice, mais jamais elle n’avait lu qu’une héroïne douée de dispositions héroïques fût obligée à une simple répétition pour effacer la gloire de Mme Siddons.

Parfois Mlle Sleaford pensait que sa destinée, — elle s’attachait volontiers à l’idée qu’elle avait une destinée, — l’appelait à être poète, poète lauréat couronné. Ceci lui souriait par-dessus tout ; et le soir, pendant qu’elle surveillait les cahiers des enfants et risquait un nouveau D majuscule afin de jeter quelque variété dans les travaux du lendemain, elle rapprochait d’elle les bougies, prenait une pose mélancolique, trempait sa plume dans l’encre, et commençait à tracer quelque plainte lamentable sur la désolation de sa vie, ou quelque invocation nébuleuse au prince inconnu. Elle terminait rarement la plainte ou l’invocation, car il se rencontrait généralement quelque difficulté rhythmique qui arrêtait court ses rêveries poétiques ; mais elle commença une quantité innombrable de vers, et noircit plusieurs rames de papier de sonnets avortés dans lesquels les étoiles, les ruisseaux, les rêves et les fontaines revenaient avec une fréquence hostile à toute originalité ou à toute variété de style.

La pauvre enfant solitaire et ignorante cherchait de toutes parts un mouillage sur l’océan désert de la vie, et elle ne voyait rien que les masses flottantes d’un océan de verdure ondoyant au gré de tous les vents du ciel. Derrière elle, un passé qu’elle n’osait ni contempler, ni se rappeler ; devant elle, un avenir inconnu, couvert d’une ombre mystérieuse, qui paraissait grandiose en raison de son obscurité. Elle avait soif de marcher de l’avant, de déchirer le voile solennel, d’écarter le rideau brumeux, de pénétrer dans l’arche sainte du temple.

Très-tard, dans la nuit, quand les lumières de Conventford s’étaient éteintes sous le ciel étoilé, la jeune fille restait éveillée, regardant parfois ces mondes mystérieux et pensant à l’avenir ; mais jamais, dans aucun de ses rêves, dans le moindre de ses projets, de ses châteaux en Espagne, dans aucune des visions fantastiques construites des fragments des récits qu’elle aimait, jamais l’image bourgeoise du médecin de Graybridge, de Gilbert, ne trouva une place.

George pensait à elle, s’étonnait à son sujet, monté sur Brown Molly, et parcourait les sentiers tortueux du Midland dont les haies brunes verdissaient et où l’aubépine était en fleurs. Il pensait à elle nuit et jour, et s’en voulait de ces pensées ; mais il se demanda, sans plus attendre, quand il pourrait, décemment, reparaître à Coventford, devant le portail gothique de M. Raymond.