La Femme du docteur/10

La bibliothèque libre.
Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 155-167).

CHAPITRE X.

MAUVAIS COMMENCEMENT.

Gilbert emmena sa femme passer la première semaine de la lune de miel dans un hôtel de Murlington. C’était un hôtel de famille de premier ordre ; presque un palais aux yeux d’Isabel, où il régnait toute la journée un calme de sanctuaire que rompait parfois le bruit argentin des couverts ou le carillon musical des cristaux fragiles transportés sur des plateaux en ruolz. C’était la première fois qu’Isabel mettait le pied dans un hôtel, et elle ressentit un frisson de plaisir à la vue de la table étincelante, des bougies dans des candélabres d’argent, des épais rideaux de soie qui garnissaient les hautes fenêtres, et de ce délicieux garçon, dont les manières étaient un mélange judicieux de bienveillance protectrice et d’humilité obséquieuse.

Mme Gilbert poussa un long soupir de satisfaction lorsqu’elle joua avec l’éclatante serviette damassée, si merveilleusement pliée en mitre d’évêque, et qu’elle vit son image réfléchie par la grande glace placée en face d’elle. Elle portait encore sa robe de mariage ; une robe de soie noire qui avait été choisie par George lui-même, à cause de son caractère essentiellement utile, plutôt que pour sa beauté ou son élégance. La pauvre Isabel avait combattu un peu à l’occasion du choix de cette robe, car elle aurait bien voulu être mise comme Florence Dombey le jour de son mariage ; mais elle avait cédé. Sa vie ne lui avait pas encore appartenu et elle se disait qu’elle ne lui appartiendrait jamais, car maintenant que sa belle-mère avait cessé de la gouverner au moyen de ces accès spasmodiques de violence communs aux femmes très-éprouvées dans la conduite de leur intérieur, il y avait George avec sa ténacité et son bon sens. — Ah ! comme Isabel haïssait le bon sens ! — et force lui était de le reconnaître pour son maître.

Mais elle se regarda dans la glace et vit qu’elle était jolie. Était-ce seulement de la gentillesse ou quelque chose de plus, en dépit de la robe noire ? Elle voyait son pâle visage et ses cheveux noirs éclairés par les bougies et elle pensait que si cet état de choses ne cessait pas, — c’est-à-dire si le tintement de l’argenterie, l’éclat des cristaux, le garçon empressé et respectueux, ce parfum de luxe et d’élégance, pour ne pas dire d’Édith Dombeyisme, qui remplissait l’atmosphère pouvait durer, — elle n’aurait qu’à se louer de son nouveau sort. Malheureusement cette existence aristocratique ne devait avoir qu’une période éphémère, car George avait confié à sa jeune femme que son intention n’était pas de dépasser un billet de dix livres, et un beau soir, après le dîner, il s’amusa à faire des calculs abstraits pour savoir combien de temps cette somme tiendrait contre les frais d’un séjour à l’hôtel.

Le jeune couple resta une semaine à Murlington. Ils se firent conduire aux environs dans une voiture découverte, admirant consciencieusement ce que les guides appelaient les beautés de la localité, et les vents âpres de janvier leur rougirent plus d’une fois le nez. La possession de la femme qu’il aimait si tendrement rendait George indiciblement heureux. L’idée qu’un chagrin quelconque pût se cacher à l’horizon ne lui entra pas un instant dans l’esprit, une fois les serments prononcés. Il avait parfois, il est vrai, songé aux conseils de Jeffson, mais uniquement pour sourire avec un mépris superbe du langage du pauvre homme. Isabel l’aimait, elle souriait en le regardant ; se montrait douce et obéissante lorsqu’il lui donnait un conseil. Peut-être était-il un peu prodigue de conseils ! Elle avait renoncé à la lecture des romans, et elle employait ses loisirs à l’intéressante occupation d’ouvrages de couture. Son mari la regardait complaisamment ourler à la lumière des bougies un mouchoir de batiste, enfiler à chaque instant son aiguille, hésiter un peu en arrivant aux angles, et s’arrêter de temps en temps pour bâiller discrètement derrière ses doigts effilés et transparents. Mais quoi d’étonnant ? Elle avait passé la journée au grand air et il était bien naturel qu’elle ressentît une violente envie de dormir.

Peut-être eût-il mieux valu pour George qu’il n’eût pas prié M. Pawlkatt de visiter ses malades, et qu’ainsi il ne se fût pas accordé une semaine de congé en l’honneur de sa jeune femme ? Peut-être eût-il été préférable que son billet de dix livres restât dans sa poche et qu’il eût conduit sans détour Isabel à la maison qui devait dorénavant être la sienne. Cette semaine passée à l’hôtel de Murlington révéla un fait déplorable aux jeunes époux, — un fait que les promenades du dimanche à Conventford n’avaient fait qu’indiquer vaguement : c’était qu’ils avaient peu de choses à se dire. Cette dangereuse découverte, qui apporte le désespoir avec elle, apparut enfin et soudain à Isabel, et une froide sensation d’ennui et de désappointement se glissa dans son cœur et y grandit sans qu’elle en connût la cause.

Ils n’avaient que très peu de choses à se dire. Malheur aux époux qui font cette découverte ! car la femme fût-elle plus séduisante que les houris du Paradis de Mahomet et l’homme plus noble et plus beau que le roi Arthur de Tennyson, ils sont condamnés à l’ennui de leur présence réciproque et à maudire l’heure solitaire qui les rend au tête-à-tête, sans autre ressource que de fixer vaguement le foyer désolé et de causer de la pluie et du beau temps. Le langage, — ce télégraphe électrique qui unit les régions les plus lointaines de la pensée et de l’imagination, — ne leur sert de rien ou ne peut qu’exprimer des banalités polies plus fatigantes que le silence. Quotidiennement côte à côte, ils sont en réalité plus séparés que si un océan roulait entre eux ; unis par des liens multiples, ils ne possèdent pas cette chaîne subtile qui n’aurait fait qu’un être de leurs deux personnes, et, dans les meilleures conditions, ils ne sont que deux créatures distinctes enchaînées ensemble. Ils traînent à jamais leurs fers, sont affables l’un pour l’autre, s’estiment réciproquement, prennent leur ennui en patience, et se demandent avec étonnement pourquoi ils ne sont pas heureux. Si la dame possède une tournure d’esprit sentimentale et qu’elle lise des romans français, elle se console en se regardant comme une femme dont la destinée est d’être malheureuse et incomprise, et elle regarde son mari avec une compassion suprêmement dédaigneuse. Le mari, perdu dans les régions affairées du monde terre à terre, ne voit en elle qu’une créature frivole qui néglige son ménage et grossit outre mesure la note de sa modiste.

Ont-ils jamais essayé de se comprendre ? Pendant ces longues années d’ennui, ont-ils jamais tenté consciencieusement d’assimiler des goûts si contraires ? La femme s’est-elle jamais dit : « Mon mari travaille beaucoup et rentre le soir très fatigué de sa maison de banque et, néanmoins, je prétends que son visage doit s’éclairer d’enthousiasme quand je lui parle du dernier roman publié chez Mudie, ou du quatuor de Beethoven que j’ai entendu au concert de ce matin. Ne serait-il pas plus intéressant pour lui que je lui demandasse si Crashem et Smashem, — cette maison compromise dont il a si légèrement accepté le papier, — ont payé leur dernier effet ! Je ne m’intéresse pas à Crashem et Smashem, et je ne possède que des notions vagues sur la nature et les propriétés d’une lettre de change ; mais ce sujet est une question de vie ou de mort pour le pauvre diable de travailleur assis en face de moi, et il est préférable qu’il ouvre son cœur et qu’il parle à loisir sur la stagnation des affaires dans la Cité, la rareté de l’argent, le taux élevé de l’escompte, plutôt que de se mettre à soupirer de temps en temps d’une façon lamentable pendant que je bavarde sur le dernier volume du roman ou sur le délicieux arpeggio du quatuor. »

Il n’existe pas d’occupation si vulgaire et si prosaïque, pas de travaux si abstraits, pas de science si inabordable, qu’une femme intelligente n’y puisse prendre de l’intérêt si elle le veut ou le désire. Elle n’en aura qu’une teinture, peut-être, — quelques bribes à peine ; mais elle en saura assez si elle apprend à écouter intelligemment quand son mari lui parle, et à placer une question judicieuse qui le poussera un peu plus loin sur ce chemin agréable qu’il parcourt lorsqu’il a enfourché son dada favori.

Isabel était jeune. Elle n’avait pas renoncé à une de ses illusions, et elle croyait naïvement qu’elle pouvait garder ses rêves insensés et néanmoins être fidèle à Gilbert. George lui racontait sa vie d’écolier, mais elle ne trouvait aucun intérêt à ces récits puérils de luttes avec un adversaire plus fort et plus grand. (Et à propos, a-t-on jamais vu que le grand se trouvât le héros de la lutte ? Je me demande parfois ce que deviennent ces grands, plus tard, dans la vie. S’évanouissent-ils dans l’espace, dès qu’ils ont repassé le seuil de l’école ? Si non, comment se fait-il qu’on n’en entende jamais parler et que néanmoins chaque petit ait été victorieux en se battant contre un grand ?)

George raconta nombre d’aventures de ce genre à sa jeune femme ; puis, il passa à son adolescence, à la maladie et à la mort de son père, à sa nomination à l’emploi de médecin de la paroisse, à son isolement, à l’espérance qu’il nourrissait d’arriver à une position meilleure et plus lucrative un jour ou l’autre. Mais comme cela paraissait triste et prosaïque à cette jeune femme dont l’imagination nébuleuse vagabondait sans cesse dans les régions merveilleuses de la poésie et du roman ! C’était pour elle un soulagement quand George cessait de parler et la laissait libre de revenir à ses propres pensées, pendant qu’elle travaillait toujours à son fameux mouchoir de batiste, qu’elle se piquait le bout des doigts, et qu’elle emmêlait son fil.

Il n’y avait pas de livres dans le salon de l’hôtel et quand il y en aurait eu, cette semaine de lune de miel faisait à Isabel l’effet d’une période de cérémonie. Il lui semblait être en visite et par conséquent dans l’impossibilité de lire. Elle soupirait en passant devant la boutique de librairie de la promenade à la mode où elle voyait affichés devant la porte les titres des nouveaux romans ; mais elle n’avait pas le courage de dire ce que trois volumes de littérature légère lui causeraient de plaisir. George n’était pas un liseur. Il lisait les feuilles locales et parcourait le Times, après le déjeuner, puis c’était tout pour le reste de la journée. Pendant cette semaine passée à Murlington, il y eut deux jours de pluie ; les jeunes époux eurent donc tout le temps de mesurer leur talent de conversation réciproque pendant qu’ils se tenaient debout dans l’embrasure de la haute fenêtre, guettant les rares passants et comptant les gouttes d’eau qui venaient frapper les vitres.

Cette semaine se termina enfin, et par une après-midi pluvieuse, un samedi, George paya sa note à l’hôtel. Le billet de dix livres avait très bien rempli son rôle, car les idées du jeune époux ne s’étaient jamais aventurées au delà d’une pinte de sherry pour arroser le modeste repas que le discret garçon servait à ces hôtes naïfs avec une charitable condescendance pour leur jeunesse et leur simplicité. Gilbert paya la note pendant qu’Isabel empaquetait ses vêtements et ceux de son mari, — vêtements bien prosaïques, hélas ! — bottines à double semelle et hardes économiques en gros drap gris. Puis, lorsque tout fut prêt, elle se mit à la fenêtre en attendant l’omnibus qui devait la conduire à son nouveau logis. Murlington n’est qu’à dix milles de Graybridge et le trajet d’une ville à l’autre s’accomplit dans un vieil omnibus, — voiture obscure, très basse, percée d’une portière étroite et ne recevant le jour que par deux uniques fenêtres latérales.

Isabel poussa un profond soupir en apercevant la voiture dans la rue déserte. Cette journée triste et humide, la solitude, les maisons inhabitées (car ce n’était pas encore la saison pour Murlington) n’étaient ni aussi tristes, ni aussi désolées que sa vie lui paraissait ce jour-là. Devait-il donc en être à jamais ainsi ? Oui, elle était mariée, et l’histoire était terminée ; sa destinée était irrévocablement fixée et déjà elle en ressentait l’ennui. Mais elle pensa à sa nouvelle demeure et aux petits plans qu’elle avait faits mentalement avant son mariage, aux changements et aux améliorations qu’elle avait projetés pour l’ornement de la maison de son mari. Mais, d’une manière ou d’une autre, ces idées mêmes, qui avaient occupé ses rêveries de jeune fille, semblèrent se fondre et disparaître en cet instant. Elle en avait parlé à George, et il avait accueilli ses plans d’un air peu encourageant, donnant à entendre qu’il faudrait beaucoup d’argent pour les mettre à exécution, bien qu’ils fussent très-simples et qu’ils n’exigeassent pas grande dépense.

Sa vie ne devait-elle donc rien contenir ? Elle était mariée depuis une semaine à peine et déjà, tandis qu’elle était debout dans l’embrasure de la fenêtre, écoutant le crépitement de la pluie incessante, elle commença à penser qu’elle s’était fourvoyée.

L’omnibus arriva enfin à la porte ; elle y monta et son mari s’assit dans l’obscurité à côté d’elle. Il n’y avait qu’un voyageur dans la voiture, — un fermier enveloppé dans un si grand nombre de pardessus que l’humidité extérieure lui importait peu, puisqu’elle ne gênait que ses voisins. Il essuya ses chaussures boueuses à la robe d’Isabel, cette robe de soie noire de son mariage qu’elle avait portée toute la semaine, et Mme Gilbert ne fit aucun effort pour la sauver de ses déprédations. Elle s’accota dans un angle pendant qu’on chargeait les bagages, et elle laissa tomber son voile. Des larmes lui montèrent lentement aux yeux et roulèrent sur ses joues pâlies.

Elle s’était fourvoyée, horriblement et sans ressources, et elle devait supporter à jamais les lamentables conséquences de son erreur. Elle ne ressentait aucune haine pour George. Elle ne l’aimait ni le détestait, seulement il ne pouvait lui donner l’existence qu’il lui fallait, et par son mariage avec lui, elle s’était défendu à jamais l’espérance de cette existence. Maintenant le prince ne pouvait plus venir ; aucun duc de rencontre ne devait tomber amoureux de ses yeux noirs et la mener subitement dans les régions éclatantes qu’elle aspirait à visiter. Non, tout était fini. Elle avait vendu son droit d’aînesse pour un vulgaire plat de lentilles. Elle avait aventuré toutes les chances de son existence future pour un soulagement momentané de la monotonie présente, pour quelques vêtements de noce, un porte-cartes avec un nom nouveau sur les cartes qu’il contenait, la distinction éphémère d’être une jeune mariée.

George lui parla deux ou trois fois pendant le voyage de Graybridge ; mais elle ne lui répondit que par monosyllabes ; elle avait une migraine, disait-elle, — cette indisposition féminine qui sert d’excuse pour toutes choses. Elle ne regarda pas une fois par la fenêtre, bien que le chemin fût nouveau pour elle. Elle resta dans le fond du véhicule, tandis que George et le fermier causaient politique, et leurs paroles se mêlaient vaguement à sa propre douleur. L’obscurité augmenta dans l’étroite voiture, les voix de George et du fermier s’éteignirent peu à peu, et à la longue on entendit un ronflement, venant de George ou de son compagnon, ce qu’Isabel ne daigna pas vérifier. Elle pensait à Byron et à Napoléon. Ah ! avoir vécu à cette époque, l’avoir suivi, s’être sacrifiée pour lui, être morte pour lui dans cette île solitaire perdue au milieu de l’Océan ! Ses larmes coulèrent plus abondamment quand tous ses rêves puérils lui revinrent et se dressèrent comme un contraste cruel avec sa nouvelle existence. L’héroïne irlandaise de M. Buckstone, quand elle a fini de chanter sa chanson dans la rue froide et déserte, — cette chanson qu’elle croit être le moyen de retrouver son nourrisson perdu, — s’assied enfin sur un seuil couvert de neige et sanglote parce que cela lui paraît bien réel !

La vie semblait bien réelle en ce moment à Isabel. Elle s’aperçut tout à coup que ses rêves n’étaient, après tout, rien que des rêves, à jamais irréalisables, selon toute apparence. Dans tous les cas, ils ne pouvaient plus se réaliser ; elle-même avait élevé une barrière devant l’accomplissement de ces brillantes visions, et force lui était d’accepter les conséquences de son action.

Il faisait nuit noire par cette soirée d’hiver, quand l’omnibus s’arrêta à l’enseigne du Cock, à Graybridge. Il y eut un nouveau transbordement des bagages avant qu’Isabel pût s’en aller à pied avec son mari. Oui, ils allaient partir à pied. À quoi bon les dix livres dépensées en splendeurs à Murlington, puisque la lune de miel devait se terminer par une dégradation pareille ? Ils s’éloignèrent à pied. Les rues étaient glissantes et la ruelle où s’élevait la maison de George était boueuse ; mais, comme il le dit, ce n’était qu’à cinq ou dix minutes de chemin, et personne à Graybridge n’aurait eu l’idée de louer une voiture pour un trajet si court.

Ils se rendirent donc à pied chez eux, suivis par un haquet chargé de leurs bagages, et quand ils furent à la porte, ils ne trouvèrent qu’une faible lueur dans la lanterne rouge au-dessus du laboratoire. Tout le reste était dans l’obscurité ; car la lettre écrite par George à Jeffson avait été jetée trop tard à la poste et les époux n’étaient pas attendus. Chacun se représentera le froid glacial que comporte ce seul fait. Il n’y avait pas de feu dans les chambres, aucun préparatif de joyeuse réception, et l’atmosphère était imprégnée d’une vague odeur de potasse, qui révélait un récent nettoyage. Mathilda était plongée jusqu’aux coudes dans un baquet quand le jeune maître de la maison sonna chez lui et elle sortit les bras blancs d’écume de savon et le visage malpropre pour recevoir les jeunes mariés. Elle apporta une chandelle fumeuse au parloir et s’agenouilla pour allumer le feu, tout en exprimant son étonnement de l’arrivée inattendue de Gilbert et de sa femme.

— Mon mari est allé faire des emplettes à Conventford et nous sommes tout sens dessus dessous, madame. — dit-elle, — mais nous allons faire de notre mieux et arranger tout bien vite. M. George nous a dit lundi aussi clairement que possible, et sa lettre n’est pas encore arrivée ; vous excuserez donc que rien ne soit encore préparé.

Mathilda aurait pu continuer à s’excuser plus longtemps ; mais elle se releva vivement pour courir à Isabel qui s’était mise à sangloter violemment. On dira qu’elle était romanesque, impressionnable, égoïste même ; — cela est vrai, mais son pauvre cœur ignorant se révoltait contre la ruine complète de ses rêves.

— Tout cela est bien triste ! — s’écriait-elle ; — cela paraît bien misérable !…

George revint de l’écurie où il était allé voir Brown Molly et apporta à sa femme des sels volatils dans un verre d’eau. Mathilda consola la pauvre enfant, la conduisit dans sa chambre à coucher à moitié préparée où les tapis étaient encore repliés et dont les murailles blanchies à la chaux, — comme dans les vieilles maisons, — et les meubles nus, avaient un aspect lamentable et désolé à la lumière de la chandelle. Mathilda apporta une tasse de thé à sa jeune maîtresse et s’assit à son chevet pendant qu’Isabel buvait, tout en causant et en la consolant, bien qu’elle ne conçût pas une idée très-flatteuse d’une jeune personne qui avait une attaque de nerfs parce qu’il n’y avait pas de feu dans son salon.

— Il est vrai que cela a pu au premier abord vous paraître froid, triste, et mal agencé, — dit avec indulgence Mathilda, — mais nous aurons bientôt fait de mettre les choses en bon ordre.

Isabel hocha la tête.

— Vous êtes bien bonne, — dit-elle, — mais ce n’est pas pour cela que j’ai pleuré.

Elle ferma les yeux, non pas parce qu’elle avait envie de dormir, mais parce qu’elle voulait que Mathilda s’éloignât et la laissât seule. Puis lorsque l’excellente femme se fut retirée sans bruit et eut fermé la porte, elle rouvrit lentement les yeux et regarda les objets qu’elle devait apercevoir chaque matin pendant le reste de ses jours.

La chambre ne contenait assurément rien de joli. Il y avait une cheminée étroite sur la tablette de laquelle on voyait quelques fragments de spath du comté de Derby et quelques autres productions minérales. Au-dessus une vieille gravure représentant un sujet biblique entouré d’un cadre noir. Il y avait une armoire garde-robe, massive, en bois peint, dont une bonne partie de la peinture était tombée ; une table-toilette, également en bois peint ornée d’un miroir carré enrichi d’ornements en cuivre au cadre et au support, — un miroir dans lequel le grand-père de George s’était regardé soixante-dix ans auparavant. Isabel contemplait sur les murs blancs, avec une horrible fascination, les ombres géantes de ces meubles étranges. Elle trouvait tout cela bien laid ! et elle se révoltait contre son mari en songeant qu’il aurait pu changer tout cela et qu’il avait néanmoins laissé cette chambre dans sa hideuse nudité.

En attendant, George était très-affairé dans son laboratoire ; il manœuvrait son pilon avec un tel entrain qu’il semblait battre la mesure d’une chanson, et il songeait combien il était heureux maintenant qu’Isabel était sa femme.