La Femme du docteur/09

La bibliothèque libre.
Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 144-154).

CHAPITRE IX.

LA PROMESSE DE Mlle SLEAFORD.

Isabel était « fiancée. » Elle se le rappela en se réveillant le matin qui suivit la charmante journée passée dans le parc de Hurstonleigh, et elle se dit qu’à partir de ce moment, il y aurait de par le monde une créature qui souffrirait à cause d’elle. Voilà quelles étaient ses pensées, pendant qu’elle se tenait devant le modeste miroir, nouant les longs bandeaux de sa chevelure en une touffe énorme trop pesante pour sa tête. Sa vie était fixée. Elle n’était pas destinée à être grand poète ou actrice célèbre. Le manteau tragique des Siddons pouvait reposer sur ses jeunes épaules, mais elle ne devait pas en déployer les sombres plis sur un théâtre humain. Elle ne devait être grande en aucune façon. Elle ne devait rien être que la femme d’un médecin de province.

C’était assurément très-ordinaire ; mais néanmoins cette jeune fille sans famille, sans éducation, sans amis, ressentait quelque orgueil de sa position nouvelle. Après tout, elle avait lu plus d’un roman dont le dénoûment était aussi modeste — trois volumes d’une cour simple, terminée, au dernier chapitre, par un mariage tranquille. Elle ne devait être ni une Édith Dombey, ni une Jane Eyre. Oh ! être Jane Eyre, errer dans la lande froide et nue et souffrir de la faim. — ceci n’eût-il pas été plus délicieux !

Non, sa vie ne devait contenir qu’un très petit nombre de côtés romanesques ; mais, cependant, quelques-uns. George serait le dévouement même et l’adorerait toujours, cela va sans dire. Elle releva la tête à l’idée que, au pis aller, elle pouvait le traiter comme Édith traitait Dombey, et prendre du plaisir de cette façon, bien qu’elle ne fût pas très-certaine que la manière de faire d’Édith Dombey pût marcher sans la robe de velours, le diadème enrichi de diamants, et autres accessoires du rôle.

En attendant, Mlle Sleaford accomplissait ses devoirs le mieux qu’elle pouvait, et elle instruisait les orphelines selon sa manière nuageuse : elle s’arrêtait au milieu du passé indéfini d’un verbe quelconque pour leur promettre qu’elle viendrait passer une journée avec elles lorsqu’elle serait mariée et elle négligeait leur doigté de l’ouverture de Masaniello, pendant qu’elle réfléchissait à la couleur de sa robe de noce.

Et, pendant ce temps, combien pensait-elle à George ? À peu près autant qu’elle aurait pensé aux pages destinés à porter le fardeau splendide de ses robes à queue, si elle avait dû être couronnée reine d’Angleterre. C’était le futur, le mari ; personnage secondaire dans la pièce dont elle était l’héroïne.

La première lettre d’amour du pauvre George lui arriva le lendemain. C’était une épître vague et diffuse, pleine de craintes et de doutes nuageux, hantée, pour tout dire, par le fantôme du pauvre Joë Tillet, et sans aucune espèce de ponctuation :

« Chère Isabel Isabel à jamais chérie car je vous aimerai aussi longtemps que je vivrai si vous me repoussez je m’en irai en Amérique car le séjour de Graybridge me serait plus qu’odieux sans vous oh Isabel si vous ne m’aimez pas je vous en supplie en grâce dites-le-moi et finissez mon martyre je sais que je ne suis pas digne de l’amour d’une personne si belle et si accomplie que vous mais l’idée de vous perdre est trop amère à moins que vous ne l’exigiez absolument car il n’est pas sur terre de sacrifice que je ne fasse pour vous. »

La lettre n’était assurément pas une composition aussi élégante qu’Isabel aurait pu le désirer. Mais, après tout, une lettre d’amour est une lettre d’amour, et celle-ci était la première que Mlle Sleaford eût jamais reçue. Ce langage, mêlé de doute et de prière, qu’employait George, ne lui déplaisait nullement. Il était dans son rôle qu’il fût malheureux ; il n’était que convenable qu’il fût tourmenté par toutes sortes de craintes. Tôt ou tard ils se querelleraient, se diraient un éternel adieu, brûleraient les lettres l’un de l’autre, et se réconcilieraient. Le roman le plus tranquille ne saurait exister sans ces légitimes incidents semés à travers les trois volumes.

Bien qu’Isabel s’amusât à rêver à sa robe nuptiale et changeât fréquemment d’idée sur la question de la nuance et de l’étoile, elle ne songeait nullement à se marier promptement. Ne fallait-il pas parcourir d’abord les trois volumes ?

Sigismund retourna à Londres après le déjeuner champêtre qui avait été arrangé à son intention spéciale, et on laissa sans partage Isabel à ses élèves. Elle se promenait avec elles, prenait ses repas avec elles, et ne les quittait pas de tout le jour. Ce n’était que le dimanche qu’elle apercevait Raymond.

Raymond se montrait d’une grande affabilité pour les fiancés. George se rendait à Conventford tous les quinze jours et dînait en famille à Oakbank. Parfois il arrivait assez tôt pour accompagner Isabel et les orphelines à l’église. Raymond n’allait pas à l’église, mais il envoyait ses petites nièces faire leurs dévotions, comme il les aurait envoyées chez le coiffeur pour leur chevelure, et chez le dentiste pour les soins de leur bouche. George se jetait à corps perdu dans les gilets extravagants pour faire honneur à ces dimanches bienheureux, et il quitta le deuil de son père un ou deux mois plus tôt qu’il n’en avait eu l’intention, afin d’apporter quelque variété dans son costume. Le moindre de ses vêtements avait toujours l’air neuf ces jours-là ; et Isabel, assise en face de lui à l’église, le contemplait d’un air pensif, lorsque le sermon était ennuyeux, et se demandait, avec une nuance de regret, pourquoi les vêtements qu’il portait ne prenaient aucun pli, mais conservaient un aspect dur et anguleux comme s’ils avaient revêtu d’abord un mannequin et en eussent conservé la rigidité. Il portait une chaîne de montre que son père lui avait donnée, une longue chaîne qu’il se mettait au cou, mais qu’il doublait et arrangeait artistement pour lui donner l’aspect d’une petite chaîne. Il y accrochait en guise de breloques une pièce d’argent percée et un antique petit flacon à sels en argent, ce qui, à distance, faisait l’effet de ces aiguillettes dorées que les officiers en garnison à Conventford portaient sur leurs gilets.

Les choses continuèrent ainsi pendant que les feuilles jaunissaient dans les bois du Midland, George suppliant sans cesse que le mariage se fît promptement, et Isabel remettant toujours la cérémonie à une époque indéterminée.

Tous les quinze jours, le dimanche, le cheval du jeune homme faisait son apparition à la porte de Raymond. Il serait volontiers venu toutes les semaines s’il avait osé, et aussi comme il y avait été invité par l’excellent homme qui employait Isabel ; mais il avait des scrupules sur la consommation de bœuf, de mouton, et de tasses de thé qu’il faisait sans pouvoir en rien rendre à son aimable hôte. De temps en temps il apportait un cadeau aux enfants : une boîte à ouvrage ou un pupitre garnis de ciseaux qui refusaient de couper ou d’encriers qui ne voulaient pas s’ouvrir (car on ne trouve pas à Graybridge, ni dans les environs, de succursale de la maison Parkins et Gotto), ou bien quelque gâteau merveilleux fait par Mathilda. Une fois, il arrangea une petite fête pour sa fiancée et ses amis et donna un dîner complet avec cinq entremets et un dessert compliqué, le tout arrosé de porto premier choix, de sherry hors ligne, pris spécialement à l’enseigne du Cock à Graybridge. Mais comme les orphelines, qui seules firent honneur au repas, furent sérieusement indisposées le lendemain, l’expérience ne fut pas renouvelée.

Mais le dîner à Graybridge eut son bon côté. Isabel vit la maison qui devait être la sienne, et l’avenir revêtit chez elle une forme plus palpable que celle qu’il avait eue jusque-là. Elle examina les petits ornements en porcelaine placés sur la cheminée, le vase à fleurs contenant un bouquet de roses fanées, qui avait depuis longtemps perdu son odeur, car c’étaient les mains de la mère de George qui avaient cueilli les fleurs. George promena Isabel à travers les petites chambres et lui montra une vieille table à ouvrage sur laquelle était posée une boîte en bois de rose où se voyaient des écheveaux de soie passés de couleur et emmêlés.

— Ma mère avait l’habitude de se mettre à cette table pour travailler. Vous vous servirez de la vieille boîte à ouvrage, n’est-ce pas, Izzie ? — demanda tendrement George.

Il s’était habitué à l’appeler Izzie, il s’était familiarisé avec elle, et il lui faisait ses confidences comme si elle avait été sa femme et qu’aucun événement ne pût les séparer. Il avait cessé de la regarder comme un être supérieur qu’il n’était donné qu’à un petit nombre de privilégiés de connaître et d’adorer. Il l’aimait aussi sincèrement que jamais ; mais comme il n’avait rien en lui de poétique ni de sentimental, le court accès d’émotion romanesque qu’il avait ressenti lorsqu’il était devenu amoureux d’elle disparut, et le jeune homme ne tarda pas à contempler son prochain mariage avec un calme parfait. Il osa même, à l’occasion, sermonner Isabel sur sa passion pour la lecture des romans, son dédain des travaux à l’aiguille, et son incroyable ignorance au sujet des puddings. Il tournait les feuillets de son livre d’heures et lui indiquait la place des hymnes qu’on chantait à l’église ; il lui faisait suivre la lecture des leçons, à l’aide du service religieux imprimé en encre plus pâle et en caractères minuscules ; et il la regardait sévèrement quand il surprenait ses regards fixés, pendant le sermon, sur les chapeaux environnants. Toutes les idées du jeune homme sur la supériorité masculine lui revinrent lorsqu’il se fut familiarisé avec Mlle Sleaford ; mais, malgré cela, il l’aimait comme un honnête homme sait aimer et demandait chaque soir pour elle, en faisant ses prières, toutes les bénédictions du ciel.

Isabel profita beaucoup de cette prosaïque fréquentation sous le rapport de l’accomplissement de ses devoirs quotidiens. Elle n’était plus la jeune fille sentimentale dont l’occupation la plus sérieuse consistait à se bercer dans un fauteuil de jardin en lisant des romans, et qui se laissait aller volontiers au moindre prétexte à des enthousiasmes subits pour George Gordon, lord Byron, et Napoléon. Elle avait tâté George sur les deux sujets et avait reconnu qu’il manquait absolument de culte pour l’un et l’autre de ses héros favoris. En causant avec lui, pendant les soirées d’automne, tout en se promenant dans les prairies de Conventford, pendant que les orphelines jouaient derrière eux et couraient en avant, Mlle Sleaford avait mesuré et pesé le talent de conversation de son fiancé. Elle reconnut qu’il ne connaissait et ne désirait connaître rien d’Édith Dombey ou d’Ernest Maltravers, et qu’il regardait les poèmes de Byron et de Shelley comme des compositions immorales et blasphématoires dont les titres mêmes devaient être inconnus à une jeune femme honnête. Isabel fut donc obligée de garder le silence sur les rêveries brillantes de sa jeunesse et de parler à Gilbert des choses à sa portée.

Il avait lu les romans de Cooper et quelques-uns de Lever ; il connaissait Walter Scott et Shakespeare, et il avait la conviction qu’on ne saurait trop louer ces derniers écrivains. Mais quand Isabel commença à parler d’Edgar Ravenswood et de Lucie avec un visage tout bouleversé par l’émotion, le jeune médecin ne put que regarder sa fiancée avec étonnement.

Oh ! s’il avait au moins ressemblé à Edgar Ravenswood ! Ce pauvre cœur puéril et mécontent souhaitait toujours que son futur maître fût différent de ce qu’il était. Peut-être, pendant toute la durée de ses fiançailles, ne le vit-elle pas une seule fois sous son véritable jour. Elle le revêtait de ses propres fantaisies, et s’illusionnait en cherchant des ressemblances imaginaires entre lui et les héros de ses livres. S’il était brusque et désagréable, il était Rochester, et elle Jane Eyre, tendre et soumise ; s’il était froid, c’était Dombey, et elle se complaisait dans son orgueil, le raillait, et s’occupait sans cesse d’une des orphelines pendant toute une après-midi ; s’il était maladroit et lourdaud, c’était Rawdon Crawley, et elle le protégeait, se moquait de lui, et l’agaçait avec des bribes de français prononcé avec l’accent d’Albany Road, et mettait en œuvre à son profit les plus jolis airs de Becky aux yeux verts. Mais, malgré tout cela, le solide bon sens de ce jeune homme exerçait sur elle une bienfaisante influence, et insensiblement, quand les trois volumes de cour eurent été prolongés aussi longtemps que possible et que l’inévitable conclusion fut proche, elle en était venue à penser avec affection à son futur mari, et à se promettre de se montrer tendre et obéissante avec lui quand elle serait sa femme.

Mais quant à l’amour pur et parfait qui rend trois fois saint le mariage, — cet amour pour lequel il n’existe ni sacrifices trop grands, ni souffrances trop amères, — cet amour qui ne cesse qu’avec la mort et qui semble empreint d’un esprit si divin, que la mort ne peut en être que l’apothéose, — cet amour ne trouvait pas place dans le cœur d’Isabel. Ses livres lui avaient donné une idée vague de cette grande passion, et en se comparant avec Lucie Ashton et Zuleika, avec Amy Robsart, Florence Dombey, et Medora, elle commença à penser que les romanciers et les poètes étaient tous dans l’erreur, et qu’ici-bas il n’existait ni héros, ni héroïnes.

Voici quelles étaient ses pensées, et elle fut heureuse de sacrifier les rêves insensés de son enfance, qui étaient probablement aussi irréalisables que séduisants. Elle fut heureuse de penser que sa destinée était fixée et qu’elle allait être la femme d’un honnête homme et la maîtresse d’une antique maison dans une des plus tristes villes de l’Angleterre. Le temps s’était écoulé si doucement, depuis ce crépuscule de printemps sur le pont de Hurstonleigh, sa promesse avait été regardée comme une chose si naturelle par les gens qui l’entouraient, qu’elle n’avait jamais conçu l’idée de la rompre. Puis, pourquoi l’aurait-elle rompue ? George l’aimait, et elle n’était aimée de personne, lui excepté. Il n’existait pas par le monde de Jamie errant qui pût revenir un beau soir la terrifier par l’aspect de son visage triste et accusateur. Si elle ne devenait pas la femme de George, elle ne deviendrait rien ; — elle resterait à jamais gouvernante, chargée de l’éducation d’enfants inintelligents et gagnant vingt-cinq livres par an. Quand elle pensait à sa lamentable position et à un autre sujet qui lui était excessivement pénible, elle s’attachait à George, elle lui était reconnaissante, et elle s’imaginait l’aimer.

Le jour du mariage arriva enfin. C’était une triste journée de janvier pendant laquelle Conventford avait revêtu son aspect le plus désolé et le plus repoussant. Raymond laissa partir sa gouvernante après le simple cérémonial protestant qui paraît bien mesquin et bien vulgaire comparé à la mise en scène solennelle d’un mariage catholique romain. Il lui avait fait présent de sa robe nuptiale, et les orphelines avaient réuni leurs économies pour acheter à leur institutrice un chapeau dont on devait lui faire la surprise, mais qui manqua son effet à la façon de toutes les surprises savamment élaborées.

Isabel Sleaford prononça les paroles qui faisaient d’elle la femme de George Gilbert, et si elle les prononça à la légère, c’est que nul ne lui avait enseigné leur signification solennelle. Son cœur était pur du reproche de duplicité, son âme incapable de révolte et de désobéissance, et quand elle sortit de la sacristie appuyée sur le bras de son jeune mari, il y avait un sourire de satisfaction tranquille sur ses lèvres.

— La femme de Joë Tillet n’aurait jamais souri ainsi, — pensait George en regardant la jeune femme.

L’existence qui commençait pour Isabel était nouvelle, et comme elle était encore un enfant, elle croyait que nouveauté voulait dire bonheur. Elle allait avoir une maison à elle, des domestiques, un jardin, une basse-cour, deux chevaux, une voiture. Elle allait s’appeler Madame Gilbert ; — son nom n’était-il pas gravé sur les cartes que George avait commandées pour elle et qui étaient renfermées dans un porte-cartes en maroquin qui exhalait l’odeur des chaussures neuves et qui était difficile à ouvrir, et aussi sur ces billets de faire-part que le médecin avait distribués parmi ses amis ?

George avait commandé des enveloppes pour ces billets en faisant graver à l’intérieur le nom de famille de sa femme. Mais, à sa grande surprise, la jeune fille l’avait imploré de les contremander.

— Oh ! George, je vous en prie, ne mettez pas mon nom sur les enveloppes, — dit-elle ; — n’envoyez pas mon nom à vos amis ; ne leur dites même pas comment je m’appelais avant notre mariage.

— Mais pourquoi, Izzie ?

— Parce que j’ai mon nom en horreur, — répondit-elle avec force. — Je l’exècre !… je le hais !… Je l’aurais changé si j’avais pu, quand… quand… je suis venue ici ; mais Sigismund n’a pas voulu que je me présentasse chez son oncle sous un faux nom. Je hais ce nom… je le hais… je l’ai en horreur !…

Puis tout à coup, lisant l’étonnement et la curiosité sur le visage de son mari, la jeune fille s’écria que ce qu’elle venait de dire n’avait aucun sens, que c’était une folie romanesque, et qu’elle le priait de lui pardonner et de l’oublier.

— Mais faut-il envoyer votre nom, ou ne faut-il pas l’envoyer, Isabel ? — demanda George d’un ton assez froid. Il n’aimait pas beaucoup ces fantaisies chez une jeune personne qu’il dressait pour la rendre pareille à l’idéal qu’il s’était créé. — Vous dites d’abord une chose, puis vous ajoutez que vous n’y attachez aucun sens. Faut-il ou ne faut-il pas envoyer les enveloppes ?

— Non, non, George, ne les envoyez pas, je vous en prie ; ce nom me déplaît véritablement. Puis d’ailleurs, Sleaford, c’est un nom bien vilain.