La Femme du docteur/12

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 181-209).


CHAPITRE XII.

QUELQUE CHOSE COMME UN ANNIVERSAIRE.

Il arriva que le lendemain même du jour où Isabel eut ce petit accès de colère était une occasion solennelle dans l’existence de George. C’était le 2 juillet et l’anniversaire de la naissance de sa femme, — le premier anniversaire depuis son mariage, — et le jeune médecin avait prémédité un grand repas et une grande surprise, une fête complète en un mot, en l’honneur de ce jour. La mauvaise humeur d’Isabel lui avait donc été particulièrement sensible. Ne pensait-il pas à elle et au plaisir qu’il voulait lui donner, à l’instant même où elle lui reprocha son manque d’intérêt pour l’Étranger ? Que lui importait l’Étranger ? Il n’appréciait pas

Clotilde, ma beauté, Clotilde, brune et fière,
Tandis que dans tes yeux brillait un feu voilé,
À la danse laissant une foule légère,
Nous vînmes à l’écart sous le ciel étoilé.
Là, l’enivrant parfum de tes tresses flottantes
Inondait mon visage, et pourtant ton accent,
Rhythme mélodieux, mélopée enivrante
Imposait à mon cœur respect, amour ardent ;

mais il aimait sa femme et cherchait à lui plaire ; il avait prémédité et mis à exécution le plan d’une partie de plaisir à son intention. Il avait loué une voiture, et une voiture découverte encore, pour toute la journée, et Mathilda avait préparé un panier de provisions contenant du porto et du sherry pris au Cock, et toutes sortes de gourmandises à la mode de son pays. George avait écrit à Raymond, pour l’inviter, ainsi que les orphelines, cela va sans dire, à se joindre à lui et à sa femme pour une visite au château de Warncliffe, la curiosité du pays. Raymond avait accepté ; tout avait donc été soigneusement arrangé et scrupuleusement caché à Isabel.

Isabel fut très-contente lorsque son mari lui apprit de grand matin la fête projetée pour la journée. Lorsqu’elle reçut cette nouvelle, elle arrangeait ses longs bandeaux noirs en se regardant dans un petit miroir accroché à la fenêtre ouverte. Elle courut à la garde-robe pour voir si elle avait une robe de mousseline fraîche. Oui, il y en avait une : la même qu’elle portait le jour du déjeuner champêtre à Hurstonleigh. George lut enchanté de voir sa joie, et il s’assit sur le bord de la fenêtre, la suivant des yeux pendant qu’elle arrangeait son col et qu’elle se mettait au cou un petit ruban, tout en s’admirant dans la glace.

— Je veux recommencer la journée de l’année dernière, Izzie ; cette journée où je t’ai demandé de m’épouser. M. Raymond doit apporter la clef du parc de Hurstonleigh, où nous nous rendrons en voiture après avoir visité le château. Nous déjeunerons comme la première fois, et de là nous irons voir la même ferme modèle pour prendre le thé. En un mot, ce sera exactement la même chose.

Ah ! George ! George !… es-tu assez ignorant des choses de ce monde pour ne pas savoir qu’aucun jour de la vie n’a son pendant, et qu’essayer d’amener la répétition exacte d’une occasion quelconque, c’est tenter l’impossible !

Il y a six milles de Graybridge à Warncliffe, la vieille et sévère ville provinciale, la bonne vieille ville, aux églises étonnantes, aux portails sombres, aux rues escarpées et rocailleuses, le tout dominé par le château antique et majestueux et ses tours noires, et ses créneaux, et ses mâchicoulis, et ses souterrains dont la paroi extérieure est incessamment lavée par une eau bleue courante. Je n’ai jamais vu le château de Warncliffe autrement que par un soleil éclatant, et ma main reste inerte lorsque j’essaye de le décrire. Il est facile d’inventer un château et de s’extasier devant des murailles couvertes de lierre et des créneaux en ruine ; mais devant la réalité grandiose, je recule impuissante ; je ne sais plus rien décrire : l’ensemble majestueux me frappe trop, et je sens toute l’insuffisance de mes paroles. Je ne puis dire qu’une chose : c’est que, pendant l’été, cette campagne du Midland est un paradis anglais orné de tous les trésors d’une grâce naturelle, enrichi par les plus heureuses associations de la poésie et du romanesque.

Raymond attendait devant une petite porte bâtarde lorsque la voiture s’arrêta. Il offrit son bras à Isabel et la conduisit par une allée tortueuse toute verdoyante, puis à travers une pelouse unie, et, passant sous un porche majestueux à travers une seconde pelouse, tapis de velours entouré de massifs, échantillon très-heureux de l’art du jardinier-paysagiste.

Ils pénétrèrent dans le château en même temps qu’un petit groupe de visiteurs qui s’étaient réunis sur le grand perron devant la porte. Une digne femme de charge, vêtue d’une fastueuse robe de soie, se mit à la tête du convoi, et entama à haute voix le débit du catalogue des curiosités renfermées dans le vestibule du noble château. C’était une salle magnifique où se voyaient rangées symétriquement, le long des murailles, les effigies armées de pied en cap des guerriers disparus. Entre ces portraits, des panoplies composées de haches d’armes, de casques à cimiers, d’andouillers gigantesques, de casse-tête indiens, de peaux de loups canadiens, et d’armes australiennes. Les lambris disparaissaient sous ces objets multiples et derrière des casiers pour les archives, meubles massifs en chêne ou en bois d’ébène sculpté. Trois fenêtres très-encaissées dominaient le plus ravissant paysage et le plus coquet ruisseau de toute l’Angleterre.

Pendant que la femme de charge se déroulait comme une boîte à musique que l’on vient de remonter, en mettant autant d’expression et d’âme dans ses paroles qu’on en trouve dans les mélodies populaires interprétées par une tabatière à musique, Raymond conduisit Isabel à la fenêtre et lui montra les eaux azurées de la Wayverne se précipitant à travers les masses de rochers et de verts bouleaux sur un lit de cailloux qui brillaient au soleil, puis jouant à cache-cache sous le feuillage des saules, babillant en courant à travers les mousses d’un vert d’émeraude et les sables dorés, et enfin se jetant avec un élan soudain dans les tranquilles profondeurs au-dessous du pont.

— Regardez ceci, mon enfant, — dit Raymond, — ce n’est pas dans le catalogue. Je vous apprendrai tout ce que vous voudrez connaître sur le château, et nous traiterons la dame à la robe de soie comme les habitants de Londres traitent les joueurs d’orgue. Nous lui donnerons une demi-couronne pour qu’elle s’en aille et qu’elle nous laisse regarder à notre guise les tableaux, les armures, les armes, les tapisseries, et la célèbre table de toilette ornée de sa pelote, sur laquelle Sa Gracieuse Majesté enfonça l’épingle qu’elle retira de la bride de son chapeau, lorsqu’elle daigna déjeuner chez lord Warncliffe il y a un ou deux ans. Tout ceci, dans l’opinion de la femme de charge, c’est la perle du catalogue. Mais nous examinerons les tableaux sans elle, madame Gilbert, et je vous en expliquerai le sujet.

À mon avis, le château de Warncliffe est l’un des sites les plus agréables du royaume. Les salles n’en sont ni nombreuses ni très-vastes. Les tableaux ne sont pas en grand nombre, mais ils sont très-choisis, et placés à portée des regards, ils n’obligent pas à cette tension de l’épine dorsale qui fait un supplice de la visite du plus grand nombre des musées. Le château de Warncliffe est semblable à un souper fin ; les plats ne sont pas innombrables, mais ils sont si bons qu’on se prend à désirer qu’ils soient plus abondants. Je suis allé à Hampton Court avec des gens qui vous donnent quarante minutes pour faire toutes les chambres, et une après-midi de dimanche à Versailles avec un cicérone qui, chaque fois que je regardais un tableau, me rappelait sévèrement qu’il me restait encore quatre-vingts salons à voir avant le dîner. Mais à Warncliffe vous parcourez à loisir une succession de salles claires et gaies qui ont de plus le charme de paraître habitées par les propriétaires. Vous ne voyez pas seulement des Murillos et des Titiens, des Lelys et des Van-Dycks, accrochés aux murailles, mais encore des guéridons couverts de livres, des ouvrages féminins semés çà et là ; puis, de quelque côté que vous vous tourniez, la babillarde Wayverne chante et court sous les fenêtres, et au delà un panorama de prairies verdoyantes et des massifs de bois empourprés à l’horizon.

Isabel parcourait les salons dans un ravissement muet, mais sous ce ravissement il y avait la morsure d’une souffrance cachée.

Ses rêves étaient donc réels ; il existait des endroits comme ceux-ci et des gens qui y habitaient. Gens heureux pour qui la vie était toute grâce et toute poésie, qui regardaient par ces fenêtres, qui s’asseyaient dans ces antiques fauteuils, qui possédaient des coffrets de mosaïques florentines, des portraits peints par Van Dyck, les bustes en marbre des empereurs romains, des tapisseries des Gobelins, et cent objets d’art charmants, dont les noms seuls étaient une langue inconnue à Isabel, qui les entouraient de tous côtés et toujours !

Pour quelques gens c’était ainsi qu’était la vie ; et pour elle… Elle frissonna en pensant au parloir de Graybridge, — au tapis râpé, aux rideaux de damas passés de couleur et bordés de velours éraillé, aux vases fêlés placés sur la cheminée. Et quand même George lui eût donné ce qu’elle avait demandé : l’ottomane, les jalousies, et les rideaux roses… à quoi cela aurait-il servi ? Sa chambre n’aurait pas ressemblé à celle-là. Elle regardait autour d’elle dans une sorte de rêve ambulatoire, enivrée par la beauté du paysage. Sous cette impression on la conduisit dans une pièce plus vaste où son guide lui montra une petite peinture placé dans un angle, un Tintoret, qui était un joyau, disait-il.

Elle regarda le Tintoret d’un air à demi somnolent. Ce joyau était bien noir et ses beautés échappaient à l’appréciation de Mme Gilbert. Elle ne pensait pas au tableau. Elle rêvait à quelque coup de baguette romanesque qui pourrait la transformer en héritière légitime d’un château comme celui-là, avec une rivière comme la Wayverne, bavardant sous les fenêtres, et de longues branches baignant leurs extrémités dans l’eau. C’étaient des pensées puériles de ce genre qui occupaient son esprit, pendant que Raymond s’étendait sur le fini et le modelé merveilleux du chef-d’œuvre vénitien. Mais elle fut tirée de sa rêverie, non par les remarques de son compagnon, mais par une voix de femme qui partait du côté opposé de la salle.

— On voit rarement le contraste des cheveux blonds et des yeux noirs, — disait la voix. — Ces yeux-là ont quelque chose de particulier.

Ces paroles n’avaient rien de remarquable ; ce fut le ton dont elles furent prononcées qui attira l’attention d’Isabel. C’était le ton avec lequel Édith Dombey et lady Clara Vere de Vere auraient pu s’exprimer ; un ton où l’on remarquait une sorte de hauteur nonchalante adoucie par la grâce féminine, un accent traînant qui n’avait rien d’affectueux, mais seulement une sorte de fluidité dans l’émission de la voix, Quelque chose comme les passages marqués legato en musique.

— Oui, — répondit une autre voix, qui avait toute la nonchalance de la première sans en avoir la hauteur, — oui, c’est un joli visage. C’est Jeanne de Naples, n’est-ce pas ? C’était une personne assez mal élevée, si je ne me trompe. Elle jeta quelqu’un par la fenêtre et se rendit absolument désagréable.

Raymond pivota aussi brusquement que s’il eût reçu un choc électrique et courut à travers le salon, vers un gentleman nonchalamment couché sur l’un des fauteuils placés dans une embrasure.

— Comment, Roland, je vous croyais à Corfou !

Le gentleman se leva avec une espèce d’effort et en esquissant un soupçon de bâillement, mais son visage s’éclaira néanmoins et il tendit la main à l’ex-maître d’Isabel.

— Mon cher Raymond, combien je suis heureux de vous voir ! Je me promettais de vous aller prendre au saut du lit, demain matin, et de vous accaparer toute une journée. Je ne suis revenu qu’hier au soir, pour complaire aux désirs de mon oncle et de ma cousine, qui m’ont rencontré à Bade et ont tenu à me ramener avec eux. Vous connaissez Gwendoline ?… Oui, c’est vrai, j’oubliais.

Une dame, les cheveux blonds et le nez aquilin, vêtue d’un chapeau qui était la simplicité même, et qui ne pouvait être que l’œuvre d’une modiste versée dans l’art suprême de cacher son talent, laissa tomber le lorgnon à l’aide duquel elle étudiait Jeanne de Naples, et tendit une main gantée d’une façon si exquise qu’on l’aurait crue sculptée dans du marbre gris.

— J’ai bien peur que M. Raymond ne m’ait oubliée, — dit-elle ; — il y a si longtemps que mon père et moi nous avons quitté le Midland.

— Aussi Lowlands commençait-il à prendre l’aspect d’une habitation abandonnée. Lorsque je passais devant vos portes, je pensais involontairement à la maison hantée de Hood. Mais, cette fois, vous êtes venue pour tout de bon ?… comme si vous pouviez venir pour autre chose, — s’interrompit galamment Raymond. — J’espère que vous êtes revenus avec l’intention de rester ?

— Oui, — répondit lady Gwendoline avec quelque chose qui ressemblait à un soupir, — mon père et moi nous nous proposons de nous fixer dans le Midland. Mon père a cédé, pour un certain temps, la maison de Clarges Street ; tout au moins vendu son bail, je crois ; ou quelque chose de ce genre. Et nous connaissons tous les coins et recoins du continent. Je crois donc que ce que nous avons de mieux à faire est de nous fixer à Lowlands. Mais je pense que Roland ne restera pas longtemps dans notre voisinage. Il se fatiguera de notre compagnie dans quinze jours, et il s’enfuira vers les Pyrénées, le Caire, ou l’Afrique centrale, n’importe où, pourvu que ce soit loin du monde !

— Ce n’est pas de vous que je me fatiguerai, Gwendoline, — dit le gentleman appelé Roland, qui avait repris sa première attitude nonchalante. — C’est moi qui suis mon propre ennui ; le seul ennui dont un homme ne puisse se débarrasser. Mais je ne crois pas que je quitterai le Midland. Je vais m’adonner à la culture, à l’étude des instruments aratoires, et au drainage. Je commence à croire que le drainage possède une influence bienfaisante sur l’esprit humain ; et j’enverrai à la Noël prochaine des élèves à Smithfield. Par la même occasion, vous m’apprendrez l’économie politique, Raymond ; nous améliorerons la condition des ouvriers agriculteurs et nous fonderons un prix pour le meilleur traité sur… voyons… sur l’agriculture classique telle qu’elle nous est révélée par les écrits de Virgile, ce qui est, si je ne me trompe, précisément ce qu’il faut aux populations agricoles. C’est Gwendoline qui distribuera les prix : — un ruban bleu, une médaille d’or, une jaquette en toile, et une paire de bottes à revers.

Isabel était restée devant le Tintoret. Elle était stupéfaite de voir que Raymond connaissait ces êtres, et qu’il était même familier avec eux. Oui, ces êtres, ces habitants de cette sphère lointaine qu’elle ne connaissait que par ses rêves. Toujours debout devant le Tintoret, elle s’aventura à jeter un coup d’œil timide sur ces personnages éblouissants.

Que vit-elle ? Un jeune homme à demi couché dans la profonde embrasure d’une fenêtre, éclairé par derrière par les rayons du soleil, et la brise d’été soulevant ses cheveux noirs négligemment rejetés en arrière, des cheveux d’un noir luisant, plus foncés, d’une teinte plus chaude que les cheveux ordinaires. Elle vit un homme pour lequel la nature bienfaisante ou capricieuse avait, dans un moment de fantaisie, prodigué les dons que les hommes convoitent le plus et que les femmes admirent. Elle vit un des plus beaux visages qui aient paru depuis celui avec lequel Napoléon, le jeune conquérant de l’Italie, fascina la France régénérée ; un de ces visages qui ne se trouvent que dans un petit nombre de vieux portraits italiens ; un visage beau, rêveur, parfait, exquis de forme et de couleur. Je ne crois pas qu’aucune de mes paroles puisse rendre la physionomie de Roland Lansdell ; je ne puis que détailler brièvement ses traits, qui étaient la perfection même, mais qui ne formaient qu’une faible partie des charmes homogènes de la beauté extérieure de ce jeune homme privilégié. Le nez était un composé de l’aquilin et du grec ; mais c’était dans la forme des narines, dans le contour ferme et cependant délicat, qu’il différait des autres nez. Le front n’était ni haut, ni bas, mais large et plein aux tempes ; la tête riche en facultés perceptives, très-riche en bienveillance, et sans l’ombre de l’instinct de destruction ; mais Raymond aurait pu dire que le respect et la sincérité manquaient sur le crâne de Lansdell, — défaut qui ne pouvait être trop déploré par ceux qui connaissaient et aimaient ce jeune homme. Ses yeux et sa bouche formaient la principale beauté de son visage ; mais je ne saurais les décrire, par la raison que leur charme principal consistait à être indescriptibles. Les yeux étaient d’une nuance innommée ; la bouche, d’une expression toujours changeante. Parfois, en regardant les yeux, ils paraissaient d’un bleu gris sombre, d’autres fois bruns, et à de certains moments on pouvait les croire noirs. La bouche était en harmonie avec les yeux, en ce sens que tantôt on lisait une expression de mélancolie sur les lèvres minces et flexibles ; l’instant d’après un sourire cynique. Très-peu de gens comprenaient Lansdell, et c’était là peut-être son plus grand charme. Quand lord Dundreary déclare qu’il aime à s’étonner, il exprime seulement une tendance universelle de l’esprit humain. L’étonnement touche à l’intérêt ; être intéressé, c’est être charmé. Oui, la nature capricieuse avait prodigué ses dons à Lansdell. Elle l’avait fait beau, elle avait fait de sa voix une harmonie douce et mélodieuse, et elle l’avait doué d’une intelligence suffisante. En outre, elle lui avait donné la grâce qu’elle seule peut donner. Il était toujours gracieux. Involontairement, et à son insu, il prenait des attitudes harmonieuses. Il ne pouvait se jeter dans un fauteuil, appuyer son coude sur une table, s’accoler sur le chambranle d’une porte, ou s’étendre tout au long sur l’herbe en posant la tête sur son bras replié pour dormir, sans trouver une pose digne d’un peintre. C’était l’air qu’il avait en ce moment, assis dans l’embrasure de cette fenêtre et regardant Raymond.

La dame qu’on appelait lady Gwendoline reprit son lorgnon pour étudier une autre toile, et c’est dans cette attitude qu’Isabel eut le loisir de la contempler. Elle aussi vit qu’elle était gracieuse et que dans le moindre pli de sa robe très-simple, — qui était de mousseline, mais d’une toute autre nature que celle d’Isabel, — il y avait une harmonie indescriptible qui était comme le cachet qui distingue les êtres qui habitent cette région splendide que la jeune femme ne connaissait que par ses livres. Elle regarda plus longtemps et avec plus d’attention Gwendoline que Lansdell, car dans cette femme élégante elle voyait sa propre image, elle se voyait telle qu’elle se représentait si souvent elle-même : une grande dame sans cœur, divinité pour l’amour de laquelle les hommes se coupaient la gorge, se rompaient des vaisseaux, ou se noyaient.

George survint pendant que sa femme contemplait Gwendoline, et Raymond se rappela tout à coup le jeune ménage qu’il s’était chargé de conduire.

— Il faut que je vous présente à quelques amis à moi, Roland, — dit-il. — Lorsque vous serez malade vous pourrez envoyer chercher M. Gilbert, de Graybridge, qui est, à ce qu’on m’a dit, un habile médecin, et que je sais être l’homme le plus honnête que j’aie jamais rencontré. Gilbert, mon cher ami, M. Roland Landsdell, du Prieuré de Mordred ; — Lady Gwendoline, Mme Gilbert ; — Mme Gilbert, M. Lansdell. Mais vous connaissez déjà mon ami Roland, si je ne me trompe, Isabel ?

Mme Gilbert salua, sourit, et rougit dans une charmante confusion. Être présenté à ces deux êtres de cette façon sommaire, suffoquait presque la fille de Sleaford. Un léger parfum de jasmin et de fleur d’oranger s’échappait du mouchoir de Gwendoline et venait jusqu’à elle. Il lui sembla voir à travers le brouillard odorant qui obscurcissait sa vue que la dame blonde lui souriait et que le gentleman brun s’était levé à son approche.

— Je crois que vous connaissez déjà mon ami Roland, — répéta Raymond, — n’est-ce pas, mon enfant ?

— N… non, vraiment, — balbutia Isabel, — je n’ai jamais eu l’honneur de voir…

— Non, vous ne l’avez jamais vu avant aujourd’hui, — répondit Raymond en mettant la main sur l’épaule du jeune homme avec un geste de tendresse protectrice, — mais vous avez lu ses vers, ces jolis vers byroniens de salon, ces pastiches d’Alfred de Musset perfectionnés et anglicisés que vous aimez tant. Ne vous souvenez-vous pas de m’avoir demandé le nom de l’auteur de ces vers, Mme Gilbert ? Je vous ai répondu que l’Étranger était un gentilhomme campagnard du Midland, de haute volée, comme dit la ballade.

Le cœur d’Isabel palpita violemment, et ses joues pâles s’animèrent légèrement. Être présentée à cet homme idéal était quelque chose, mais que cet homme fût encore un poète, le poète dont les œuvres faisaient l’objet de son culte ! La parole lui manquait. Elle essaya de dire quelque chose, — quelques lieux communs sur la beauté des vers et sur le plaisir qu’ils lui avaient causé, — mais les mots refusèrent de venir, ses lèvres seules s’agitèrent. Avant qu’elle eût pu revenir de son trouble, Raymond avait passé son bras sous celui de Lansdell, et les deux hommes s’éloignèrent en causant avec beaucoup d’animation, car Raymond était comme le père adoptif du propriétaire du Prieuré de Mordred, et il était à peu près le seul homme que Roland eût jamais aimé et écouté.

Isabel resta dans l’embrasure de la fenêtre avec Gwendoline et George, que son bon sens laissa calme et sans crainte en présence de ces créatures supérieures.

— Vous aimez donc la poésie de mon cousin, madame Gilbert ? — dit Gwendoline.

Son cousin ! Ce gentleman brun était cousin de la dame blonde au chapeau parisien, — un chapeau de tulle blanc orné d’un petit brin de bruyère et noué par de larges brides de soie blanche sous un menton aristocratique, — un menton très-prononcé, indice de résolution, aurait dit Raymond.

Mme Gilbert retrouva la parole, maintenant que Lansdell n’était plus là, et dit :

— Oh ! oui, j’aime beaucoup les Rêves d’un Étranger ; ils ont un charme si doux !

— Oui, c’est gentil, — dit Gwendoline en s’asseyant et en jouant avec les brides de son chapeau tout en parlant. — Ils sont très-gracieux. Asseyez-vous donc, madame Gilbert, rien n’est fatigant comme ces visites. J’attends mon père qui cause politique dans le vestibule avec quelques gens du Midland. J’apprends avec plaisir que vous aimez les vers de Roland. Ils n’ont pas grande originalité ; tous les jeunes gens d’aujourd’hui écrivent les mêmes vers, — c’est un mélange de Tennyson et d’Alfred de Musset. Cela me fait penser à la musique de Balfe ; cela plaît et l’on retient la mélodie sans savoir pourquoi ni comment. Le livre a eu un certain succès. Le Westminster a été très-élogieux, mais le Quaterly impitoyable. Je me rappelle le jour où Roland nous lisait en riant l’article de cette revue ; il avait l’air d’un homme qui veut rire un jour qu’il a mis des chaussures trop étroites, et il employa à ce sujet un affreux mot d’argot, il appelait cela un four, je crois.

Isabel n’avait rien à dire à cela. Elle ignorait que le Quaterly fût une revue célèbre. Pour elle l’adjectif quaterly (trimestriel) ne lui rappelait qu’une chose : le terme, qui était un sujet aussi douloureux que les contributions dans le ménage de Camberwell. Sur ces entrefaites le père de Gwendoline survint à la recherche de sa fille. C’était Angus-Pierrepoint-Aubrey-Amyott-Pomphrey, comte de Ruysdale ; mais il était vêtu d’une redingote noire, d’un gilet et d’un pantalon gris, comme tout le monde, et il avait des bottines à double semelle. En un mot, il n’avait pas du tout l’air d’un comte, pensa Isabel.

— Ha ! ha !… oui, certainement, ma chère, — dit-il, — quand Gwendoline lui apprit qu’elle était prête à s’en aller. — Je causais avec Witherston, — excellent homme Witherston, — qui voudrait faire élire son fils à Conventford aux élections de l’année prochaine, comme candidat libéral. Garçon très comme il faut, le fils.

Puis il chercha Roland qu’il trouva avec Raymond dans la pièce voisine. Gwendoline souhaita le bonjour à Isabel et dit quelques paroles affectueuses qui signifiaient qu’on se verrait avant peu sans doute ; Lowlands étant fort rapproché de Graybridge. Puis le comte offrit son bras à sa fille.

Elle le prit, mais elle chercha son cousin qui causait avec Raymond tout en jetant à la dérobée sur Isabel des regards où on lisait un mélange de douce raillerie et d’admiration.

— Je suis vraiment heureux que vous aimiez mon misérable griffonnage, madame Gilbert, — dit Roland en s’approchant de nouveau.

Isabel rougit de plus belle et dit :

— Merci, monsieur ; il est vrai que je les trouve très-jolis.

Ce fut tout ce qu’elle put faire de ne pas appeler Lansdell, Votre Seigneurie.

— Vous venez avec nous, n’est-ce pas, Roland ? — dit Gwendoline.

— Oui… c’est-à-dire je vous accompagne jusqu’à la voiture.

— Je croyais que vous veniez déjeuner.

— Non ; j’en avais l’intention, mais il faut que je passe chez Percival l’avoué, vous savez, Gwendoline, et de plus je n’ai pas encore fini de causer avec Raymond. Écoutez, Raymond, montrez donc à Mme Gilbert le Murillo du salon voisin. Pendant ce temps, je vais courir à la recherche de la voiture de ma cousine et je reviens.

— Nous trouverons très-bien la voiture sans vous, — répondit vivement Gwendoline. — Allons, mon père.

Le jeune homme s’arrêta, et un léger nuage passa sur sa physionomie.

— M’avez-vous donc invité à déjeuner ? — dit-il.

— Vous vous êtes invité vous-même, ce matin, en nous offrant de nous conduire ici.

— Vraiment ?… en ce cas je laisserai de côté les affaires avec Percival, et j’irai demain à Oakbank, mon cher Raymond, et je vous prendrai toute votre journée pour causer avec vous, si vous voulez bien le permettre. Adieu ; bonjour madame Gilbert. À propos, comment vous proposez-vous de finir la journée, Raymond ?

— J’emmène M. et Mme Gilbert dans le parc de Hurstonleigh ; ou plutôt c’est moi qu’on emmène, car ils ont apporté un panier aux provisions qui fait penser à ceux du derby. Nous dînerons sur l’herbe et nous irons boire le thé dans un cottage en l’honneur de l’anniversaire de la naissance d’Isabel… de Mme Gilbert.

— Il faudra venir faire un déjeuner champêtre à Mordred. Ce n’est pas aussi beau que Hurstonleigh, mais on s’arrangera pour trouver un endroit rustique. Si vous êtes chasseur, monsieur Gilbert, vous trouverez des perdrix en abondance aux environs de Mordred, pendant le mois de septembre.

Le jeune homme remit son chapeau et suivit son oncle et sa cousine. Isabel le vit s’éloigner par l’enfilade des salons et disparaître dans un flot de rayons de soleil qui inondaient le vestibule, lorsque la porte s’ouvrait. Ces créatures supérieures étaient parties. Pendant quelques instants, Isabel avait respiré l’atmosphère d’une existence poétique ; mais elle retombait dans la prose et il lui semblait que la moitié de la majesté du château était partie avec ses visiteurs aristocratiques.

— Comment trouvez-vous mon jeune parent ? — demanda tout à coup Raymond.

Isabel le regarda d’un air surpris.

M. Lansdell est votre parent ?

— Oui. Ma mère était une Lansdell. Roland et moi nous sommes petits-cousins. C’est un excellent garçon, — un garçon au cœur noble, à l’esprit élevé ; mais…

Mais quoi ? M. Raymond fit entendre un si profond soupir, qu’Isabel entrevit tout un roman. Avait-il commis quelque mauvaise action ? Cet homme séduisant et brun avait-il l’âme rongée par quelque remords ! Était-il complet, en un mot ? Avait-il quitté sa patrie, comme Byron, ou enterré son prochain dans une cave comme Aram ? Les yeux d’Isabel se dilatèrent et Raymond répondit à leur regard interrogateur.

— Je soupire en parlant de Roland, — dit-il, — parce que je sais que ce jeune homme n’est pas heureux. Il est isolé ici-bas et il a plus d’argent qu’il ne sait en dépenser ; deux choses détestables pour un jeune homme. Il est beau et séduisant, autre désavantage ; et il est intelligent sans être un génie. En un mot, c’est un homme destiné à passer ses meilleures années dans les salons au milieu des femmes et à écrire de cyniques pamphlets sur des hommes meilleurs que lui lorsqu’il sera vieux. Je ne vois pour lui qu’un moyen de salut : un heureux mariage ; — un mariage avec une femme de cœur qui saisirait les rênes avant qu’il ait eu le temps de se reconnaître. Les hommes les plus heureux et qui sont arrivés le plus haut ont été menés par le bout du nez. Voyez le sort de ceux qui ont refusé ce joug. Voyez Swift ; c’était un des plus grands esprits et les femmes ne l’oubliaient pas ; voyez-le radotant sous la surveillance de sa servante. Voyez Sterne ; et Steele, qui serait volontiers resté bon et loyal, mais qui fut amené à trahir ses serments ; — et Byron, qui outragea sa femme de fait et la poursuivit de ses satires. Son existence en fut-elle meilleure parce qu’il méprisait le guide charmant du cotillon ! Croyez-moi, madame Gilbert, les hommes qui deviennent grands, qui font de nobles actions, qui finissent heureusement sont des hommes mariés qui ont des égards pour leurs femmes. Je suis un vieux garçon ; je n’ai donc pas de préjugés. Je souhaite de tout mon cœur voir Roland épouser une femme de cœur et de bon sens.

Une femme de cœur et de bon sens !

Isabel frissonna involontairement. Certainement, de toutes les créatures de cette terre trop peuplée, une femme de cœur et de bon sens était la dernière que Lansdell devait épouser. Celle qu’il lui fallait, c’était quelque créature séduisante, vêtue perpétuellement de mousseline blanche, avec de longs cheveux d’or bruni, — les bruns, dans les romans d’Isabel épousant toujours des femmes blondes, — une créature qui s’accroupirait à ses pieds, veillerait avec lui, comme Astarté avec Manfred, jusqu’aux heures solennelles de la nuit silencieuse, — qui serait poitrinaire et s’éteindrait un beau soir, — sans affectation dirait Mme Gamp, — des fleurs sur la poitrine et un sourire aux lèvres.

Isabel remarqua fort peu de choses parmi les tableaux, les armures, et les armes disséminées dans les salons qui restaient à parcourir. Elle laissa causer ensemble Raymond et son mari. George admira le canon, les vieilles serrures, les vieilles clefs, et le plan-relief d’une cathédrale fait par un pauvre diable avec de vieux bouchons à champagne, et quelques autres curiosités du même genre. Il se réjouissait et il était heureux du plaisir de sa femme. Il voyait bien qu’elle prenait plaisir au sourire qui était sur ses lèvres, bien qu’elle ne parlât que très-peu.

La promenade entre Warncliffe et le bois de Hurstonleigh fut aussi belle que celle de Graybridge à Warncliffe, car cette partie du Midland n’est qu’un parc immense. Isabel était couchée dans la voiture et pensait au profil aristocratique de Gwendoline et à son chapeau, et elle se demandait si elle était cette femme de cœur que Lansdell devrait épouser. Ils feraient un fort joli couple. Mme Gilbert se les représentait montés sur des chevaux arabes, — pour Isabel, tous les gens bien nés devaient monter des chevaux arabes, — et parcourant Rotten Row. Elle voyait Gwendoline coiffée d’un chapeau d’amazone orné d’une longue plume flottante et Lansdell courbé sur le cou de son cheval pour lui parler pendant qu’ils chevauchaient côte à côte. Elle les apercevait dans ce salon étincelant, mise en scène toujours prête à orner le théâtre de son imagination. Ils étaient entourés de cette foule de parasites et de courtisans qui suit toujours les pas des héros et des héroïnes. Enfin elle les voyait mourant après une existence de banquets, de cavalcades, de bals, et de prix gagnés à Ascott. Quelle heureuse existence ! quelle glorieuse destinée !…

Le repas champêtre parut bien modeste après les rêveries de la voiture. Les orphelines attendaient leur oncle à la porte du parc, et la petite troupe partit à travers la pelouse comme la première fois pour atteindre la petite grille dont Raymond avait la clef, et de là le taillis, où les chênes et les ormes magnifiques jetaient une ombre épaisse et salutaire.

Était-ce le même taillis ? Il parut à Isabel qu’on l’avait rapetissé depuis la première excursion ; mais quant à la cascade, au paysage agreste, aux sentiers serpentant sous la futaie, à la tonnelle sous laquelle on allait dîner, — c’était bon pour les orphelines de battre des mains, de jouer sur l’herbe, et de s’élancer de moment en moment pour aller cueillir des fleurs sauvages plus gênantes que belles, car, après tout, il n’y avait rien de si remarquable dans ce bois de Hurstonleigh !

Isabel erra quelques instants isolément pendant que Raymond, George, et les enfants ouvraient le fameux panier. Elle était heureuse de cette solitude qui lui permettait de penser à Gwendoline et à son cousin. Lady Gwendoline Pomphrey ! — comme cela sonnait bien ! Ne rien posséder que ce nom c’était déjà le bonheur ; mais s’appeler Gwendoline Pomphrey et porter un chapeau de tulle blanc orné d’une délicate branche de bruyère et retenu par ces brides si larges, d’une blancheur si idéale, et nouées avec tant d’insouciance ! Puis, comme à la chute soudaine d’un rideau sur un théâtre brillant, la scène s’obscurcit et Isabel pensa à sa propre existence, — à cette existence vers laquelle il lui faudrait revenir lorsque la nuit serait venue ; au petit et au grand parloir, — où était l’utilité de distinguer l’un de l’autre dans leur misérable nudité ? — au pain, au fromage et aux radis, — comme ce George en consommait de ces radis, et comme il les broyait entre ses dents avec un bruit strident et odieux. La malheureuse enfant ressentit un désespoir immense en pensant à sa demeure vulgaire ; — à cette demeure où elle était confinée à jamais, — dépourvue de l’espérance qui éclaire, du souvenir qui sanctifie ; — à sa demeure, où elle trouvait un gîte convenable, une nourriture abondante et saine, des vêtements décents pour se couvrir ; et dans laquelle, si elle avait été une jeune femme de cœur et de sens, elle aurait dû être très-heureuse.

Mais elle n’était pas heureuse. La fièvre lente qui couvait depuis longtemps dans ses veines était maintenant un feu ardent et avide. Il lui fallait une vie brillante, heureuse, élégante ; elle voulait être comme Gwendoline et habiter une maison comme le château de Warncliffe. Ce n’était pas qu’elle enviât la fille de lord Ruysdale, remarquez bien ; l’envie était étrangère à sa nature. Elle admirait trop Gwendoline pour l’envier ! Elle aurait voulu être la sœur cadette de cette femme élégante, et pouvoir la respecter et l’imiter très-humblement. Elle n’avait nul désir de dépouiller les aristocrates de leurs privilèges ; elle voulait simplement être elle-même une aristocrate, porter les mêmes insignes et marcher dans la vie au son de la même musique.

George survint, très-essoufflé, pour la conduire à la tonnelle, où il y avait une salade de homard, du sherry de Graybridge, premier choix, et du vin du Rhin que Raymond avait apporté.

Les orphelines et les deux hommes s’amusèrent beaucoup. Raymond était aussi versé dans la médecine qu’en économie politique, et lui et George s’engagèrent dans une conversation où il y avait beaucoup de mots rébarbatifs. Les enfants mangèrent, — ce qui pour elles constituait le bonheur, — et Isabel s’appuya dans un coin, suivant d’un air rêveur les jeux de la lumière sur l’herbe et se demandant pourquoi le sort lui avait refusé le privilège d’être la fille d’un comte.

L’atmosphère pesante de cette journée d’été, le vin du Rhin et le bruit de la voix de son compagnon eurent une influence si agréable sur Raymond, qu’il s’endormit bel et bien pendant que George discourait ; ce que voyant, le jeune homme tira un journal local de sa poche, le déplia doucement, et se mit à lire.

— Voulez-vous venir cueillir des fleurs avec nous, Izzie ? — dit à voix basse une des orphelines. — Il y a des églantiers et du chèvrefeuille tout près d’ici. Venez, dites ?

Mme Gilbert quitta volontiers la tonnelle. Elle s’éloigna avec les deux enfants par ces sentiers ravissants qui tantôt descendaient vers une sorte de ravin, tantôt remontaient vers le taillis. Les orphelines avaient beaucoup de choses à dire à leur ancienne gouvernante. Elles avaient une autre institutrice.

— Elle ne vous ressemble pas du tout, chère madame Gilbert, — dirent-elles, — et nous vous aimons mieux, bien qu’elle soit très-bonne pour nous ; mais elle est vieille, vous savez, très-vieille… elle a plus de trente ans, et elle nous fait ourler des mouchoirs de batiste et elle se fâche tout rouge quand nous ne rangeons pas nos affaires. Et puis elle nous fait faire des calculs bien difficiles ; et au lieu de nous raconter des histoires lorsque nous nous promenons avec elle comme vous faisiez, — vous vous rappelez, l’histoire de Pelham ? oh ! comme j’aime Pelham et Dombey ! et le petit enfant qui meurt, et Florence ! — elle nous parle de botanique et de jologie (les orphelines appelaient cela jologie), de couches tertiaires, de terrains gypseux, et d’autres choses de ce genre. Ah ! chère Izzie ! je voudrais bien que vous ne vous fussiez jamais mariée !

Isabel sourit aux orphelines qui la serraient dans leurs bras et les baisa au front. Mais elle pensait aux Rêves d’un Étranger et se demandait si Gwendoline était cette duchesse « aux cheveux d’or et aux cruels regards d’azur » que l’Étranger malmenait si fort. Mme Gilbert se disait qu’elle n’avait pas accordé la moitié de l’attention nécessaire à ces vers. Elle avait vu l’Étranger, elle lui avait parlé, — elle avait parlé à un vrai poète, à un poète vivant et respirant et à qui il ne manquait que de boiter et de porter des cols rabattus pour devenir un Byron.

Elle marchait lentement en suivant le sentier boisé, ayant à ses côtés les orphelines et formant avec elles un nouveau groupe de Laocoon moins le serpent, lorsqu’elle tressaillit à un bruissement des branches à quelques pas devant elle. Elle releva la tête avec un regard à demi effrayé et aperçut un homme à taille élevée debout au milieu du chemin.

Cet homme était Roland Lansdell, l’auteur des Rêves d’un Étranger.

— Je vous ai fait peur, madame Gilbert, — dit-il en se découvrant et en restant tête nue, tandis que l’ombre du feuillage se jouait et tremblait autour de lui. Je pensais trouver ici M. Raymond, car il m’a dit que vous dîniez sur l’herbe, et j’ai grand besoin de causer avec lui. Comme les gardiens me connaissent, j’ai pu entrer facilement.

Isabel essaya de dire quelque chose, mais les orphelines, qui n’étaient nullement interdites par la présence de l’étranger, informèrent Lansdell que leur oncle Charles dormait sous la tonnelle où l’on avait dîné, — là-bas. En disant ces mots, l’aînée des enfants indiqua vaguement un point quelconque de l’horizon.

— Merci, — répondit-il ; — mais je ne crois pas que je trouverai facilement. Je ne connais pas la moitié des tours et des détours du parc.

La plus jeune des orphelines apprit à Lansdell que le chemin était tout droit ; — il ne pouvait s’y tromper.

— Mais vous n’imaginez pas combien je suis maladroit, — répondit Roland en riant. — demandez à votre oncle si l’organe de localité ne me fait horriblement défaut. S’il vous était indifférent… mais vous alliez en sens inverse, et c’est bien égoïste à moi de vous demander de revenir sur vos pas ; — je vous prierai cependant de prendre en pitié ma maladresse et de me montrer le chemin.

Il s’adressait aux orphelines, mais il regardait Isabel. Il la regardait avec ces yeux de couleur indécise : — bleu teinté de brun, brun avec un reflet bleu, — ces yeux toujours à demi voilés sous l’épaisse frange de leurs cils comme un filet d’eau brillant sous une forêt de joncs.

— Oh ! certainement, si cela vous fait plaisir, — s’écrièrent simultanément les orphelines ; — il nous est indifférent de revenir un peu sur nos pas.

En disant ces mots, elles rebroussèrent chemin et Isabel les suivit. Lansdell remit son chapeau et s’avança à travers les hautes herbes qui bordaient d’étroit sentier.

Les orphelines étaient fort gaies et se familiarisèrent immédiatement avec Lansdell. N’étaient-elles pas les nièces de Raymond ? alors elles étaient les filles de sa pauvre cousine Rosa Harlow, dont il avait si souvent entendu parler par cet excellent Raymond. Par conséquent elles étaient un peu ses cousines à lui, continua Lansdell. Alors il fallait qu’elles vinssent lui rendre visite à Mordred. Et puisqu’elles semblaient avoir une si grande amitié pour Mme Gilbert, elles ne pouvaient faire autrement que de l’amener avec elles. En cet instant, l’une des orphelines remplissait le rôle de Laocoon.

Les petites filles avaient beaucoup de choses à répondre. Oui, elles seraient très-heureuses d’aller au Prieuré de Mordred ; c’était très-joli ; leur oncle Charles leur avait fait voir la maison pendant une excursion. Ce serait une charmante partie, surtout si l’on dînait sur l’herbe, comme disait M. Lansdell. Les enfants étaient prêtes à tout, dès qu’il s’agissait d’un congé. Quant à Isabel, elle rougit et répondit : « Merci ! » quand Roland l’invita à visiter Mordred avec ses anciennes élèves. Elle ne trouvait rien à dire à cet homme séduisant et majestueux qui réunissait dans sa personne tous les attributs de ses héros favoris.

Combien de fois cette jeune rêveuse n’avait-elle pas évoqué une situation identique et ne s’était-elle pas représentée causant avec une aisance railleuse, demi-méprisante, demi-enjouée ; tenant tête à un marquis fou d’amour et se jouant d’un duc aussi facilement que Marie, reine d’Écosse, s’était jouée du présomptueux Chastelar ! Et maintenant que le rêve était réalisé, maintenant que cette magnifique créature byronienne était à ses côtés, lui parlant, essayant de la faire répondre, la regardant à travers les cils soyeux qui voilaient ses regards, — elle était anéantie et muette ; c’était une pensionnaire éperdue et balbutiante ; une Paméla stupéfaite et ahurie par le premier compliment de son aristocratique tyran.

Elle avait la pénible conscience de sa propre infériorité ; elle ne se dissimula pas un instant qu’elle ne pouvait s’acquitter du rôle qu’elle s’était si souvent imaginé jouer devant une galerie pleine d’admiration. Mais à cette douleur et à cette humiliation se mêlait un bonheur vague et délicieux. Le rêve s’était enfin réalisé. C’était là du roman, — c’était la vie. Elle savait maintenant quel misérable pastiche d’un bon tableau était l’année qui venait de s’écouler ; la station sur le pont pour recevoir les hommages d’un médecin de campagne ; les longues et ennuyeuses fiançailles ; le mariage vulgaire, mesquin, bourgeois ; — elle savait maintenant quel misérable simulacre ç’avait été que tout cela. Elle jetait des regards furtifs sur l’homme à taille élancée qui se baissait de temps en temps en passant près des basses branches des arbres ; sur cet homme vêtu de vêtements de campagne très-amples qui, dans la perfection naturelle de leur coupe, étaient si loin de tout ce qu’elle avait vu jusque-là ; sur ce visage admirable où se voyaient la teinte et l’éclat adoucis des toiles du Guide. Elle regardait Lansdell à la dérobée et gravait ses traits dans son esprit, afin de se créer, ressemblante ou non, la seule image qui dorénavant devait le personnifier dans sa pensée. Le voyait-elle sous son véritable jour ? — c’est-à-dire voyait-elle en lui un jeune gentilhomme anglais, oisif, riche, accompli, n’ayant pas, dans ses courses errantes, de meilleur guide que la lueur incertaine qu’il appelait l’honneur ? Si elle l’avait vu ainsi, elle ne lui aurait pas laissé prendre une si grande place dans son esprit, ou plutôt elle ne lui en eût pas accordé du tout. Mais elle ne le vit pas un instant sous ce jour-là. C’était l’incarnation des rêves de sa vie ; c’était Byron ressuscité, de retour de Missolonghi. C’était Napoléon rendu aux fidèles soldats qui n’avaient jamais ajouté foi à la fable de la perfide Albion, c’est-à-dire à la mort du héros immortel. C’était tout cela ; un être indécis, nuageux, et divin, ne relevant d’aucune loi humaine. En ce moment il était là, sous les rayons mouvants du soleil et l’ombre indécise, mais demain il s’évanouirait à jamais dans les régions lumineuses, son séjour habituel.

Qu’importait-il donc qu’elle fût émue, interdite, et affolée par sa présence ? Qu’importait-il que la terre devînt aérienne sous les pas de la folle enfant ? Mme Gilbert ne se fit même pas ces questions. Nul sentiment de culpabilité ou de danger ne trouva place dans son esprit. Elle ne savait rien, sinon qu’un moderne lord Byron marchait à ses côtés et que la tonnelle était bien proche.