La Femme du docteur/13

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 209-231).

CHAPITRE XIII.

UN COUSIN.

Lansdell dîna avec son oncle et sa cousine le lendemain de la fête champêtre ; mais il fut très-réservé sur son excursion de l’après-midi dans les bois de Hurstonleigh. Il se promena sur la pelouse avec sa cousine Gwendoline, joua avec les chiens, regarda les vieux tableaux qui ornaient la vieille salle de billard dont les échos n’avaient pas été éveillés depuis de longues années par les chocs des billes d’ivoire ; il entama avec lord Ruysdale une discussion politique à bâtons rompus qu’il laissa tomber bientôt en réprimant un bâillement et en déclarant qu’il n’entendait rien à la question, qu’il était parfaitement stupide, et qu’il priait son oncle d’avoir la bonté de l’excuser et de garder ses arguments admirables pour un interlocuteur plus digne de les apprécier.

Le jeune homme manquait d’enthousiasme politique. Il était descendu dans la grande arène, avait lutté un instant, et s’était vu repoussé, non par la vigueur de ses adversaires, mais par la vis inertiæ des choses en général. Huit ou neuf ans auparavant, Lansdell s’était montré plein d’ardeur, trop ardent, peut-être, — car il avait ressemblé à ces chevaux de course qui, dès le départ, devancent d’un bond tous les autres concurrents, mais qui se dérobent ignominieusement lorsqu’ils sont arrivés à la moitié de la distance qui sépare le poteau de départ de la tribune du juge. Ce jeune homme, si bien doué, manquait de fond. Si les couronnes de l’existence étaient le prix d’un élan irrésistible, il les aurait gagnées ; mais au train dont marchent les choses, force lui était de se confondre dans les rangs des concurrents non placés, et de laisser les privilégiés poursuivre leur course vers la victoire.

Voilà pourquoi Lansdell avait désappointé ses amis par ses échecs. Il avait si bien commencé, il promettait tant ! « Si ce jeune homme est déjà remarquable à vingt ans, se disait-on, que sera-t-il à quarante-cinq ans ? » Mais à trente ans Roland n’était rien. Il s’était tout à fait retiré de la vie politique, et il n’était plus qu’un héros de salon, un touriste dans les grandes villes du continent, où le plaisir est facile, un badaud parcourant nonchalamment les îles charmantes de l’archipel grec, un écrivailleur de méchants petits vers sur les jolies femmes, les voiles, les éventails, les poignards, les maris jaloux, le clair de lune sous les balcons, les fleurs d’oranger flétries, les coupes empoisonnées, les débauches nocturnes et le désespoir ; un homme séduisant, inutile, oisif ; le but des mères ambitieuses, l’idéal des jeunes demoiselles sentimentales, — en un mot une raillerie, une désillusion et un piège.

Tel était l’homme que Gwendoline et son père avaient trouvé à Bade perdant son argent pour se distraire. Gwendoline et son père retournaient en Angleterre. Leur voyage sur le continent avait eu pour but de faire des économies sur les revenus du comte, mais par le temps qui court, le séjour dans les grandes villes européennes est coûteux et ils retournaient à Lowlands, domaine de la famille de Lord Ruysdale, où, au moins, ils n’auraient pas de loyer à payer, ils consommeraient les produits de leurs jardins et de la laiterie, ils trouveraient des lièvres, des perdrix, des truites argentées dans l’étang au milieu du parc, et cela pour rien ; et où les commerçants de la province leur feraient un long crédit et leur fourniraient des bougies coûtant moins d’un franc la pièce.

Lord Ruysdale engagea Roland à revenir avec eux, et le jeune homme accepta facilement. Il était las du continent ; il était également fatigué de l’Angleterre, il est vrai ; mais comme ces tapis verts de l’Allemagne, ces îles grecques, ces villes catholiques où les cloches appelaient sans cesse les fidèles à leurs somnolentes dévotions dans de vieilles cathédrales sombres étaient son ennui le plus récent, il répondit : Oui. Il reverrait avec plaisir sa résidence de Mordred ; il chasserait pendant tout un mois, puis il reviendrait passer l’hiver à Paris. Paris valait n’importe quelle ville pendant la saison d’hiver.

Il avait tant d’argent et tant de loisirs, et il savait si peu que faire de sa personne ! Il savait que sa vie était désœuvrée et inutile ; mais il regardait autour de lui et voyait que le travail des autres hommes produisait fort peu de chose, et il s’écriait, comme le prédicateur, fils de David, roi de Jérusalem : « Voyez, tout est vanité et trouble d’esprit, et il n’y a nul profit sous le soleil ; ce qui est tordu ne saurait être redressé, ce qui n’existe pas ne saurait être dénombré : la chose qui est arrivée était celle qui devait arriver. »

Vous rappelez-vous ces paroles de Mirabeau que M. Lewes a mises comme épigraphe en tête de sa remarquable Vie de Robespierre : — « Cet homme fera de grandes choses (je cite de mémoire), car il a foi en lui-même ? » Roland ne croyait pas en lui et, manquant de cette grande qualité, la confiance en sa propre force, il en était venu à douter et à mettre en question tout le reste, comme il doutait de lui et se mettait en question. La nature, qui lui avait prodigué ses dons avec une si grande prodigalité, lui avait refusé le plus grand des dons : la sublime puissance de la foi. Il n’était pas de ces sceptiques arrogants qui mettent leur intelligence au-dessus des divins mystères de l’univers. Il avait essayé de croire, il avait lutté contre lui-même, il avait imploré sincèrement et naïvement le secours d’en haut, mais le secours n’était jamais venu ; et lorsque, dans le vide douloureux de son cœur, grandit la triste conviction que nul secours ne lui viendrait, il baissa la tête et se résigna à vivre dans les ténèbres, puisque la lumière ne devait jamais luire pour lui. Dieu sait les efforts qu’il avait tentés pour percer le voile — avec quelle patience il avait guetté l’étoile ; mais les horribles ténèbres ne s’éclaircirent pas ; la lueur mystique ne brilla pas. Lui qui riait de tout, il n’avait jamais ri de ce suprême mystère dont la splendeur lui était cachée. Il avait envié les naïfs fervents agenouillés devant les autels éclairés de cierges, sous les ailes sombres des cathédrales étrangères ; il avait envié leur foi puérile et simple, qui pouvait voir la gloire divine au milieu de cette splendeur fanée des fleurs artificielles, des candélabres dorés, et des images de cire. Il ne désirait pas de trésor plus grand que cette grande puissance de la foi, et il eût volontiers donné toute sa science mondaine pour devenir un de ces petits enfants qu’il voyait, les jours de grandes fêtes, couronnés de roses blanches et tenant à la main les cierges sacrés.

Roland n’avait pas la foi. Parfois, dans les jours de solennités religieuses, il pénétrait dans ces cathédrales majestueuses et se tenait au milieu de la foule recueillie, aussi digne et aussi respectueux que le plus respectueux des fidèles, car c’était un homme du monde et il respectait la foi des autres. Il aimait l’harmonie grandiose des orgues, les notes argentines des voix de soprani, il se sentait pénétrer du sentiment religieux du lieu et du moment, mais il ne croyait pas. Il croyait à l’existence d’un Homme grand et bon qui vint enseigner la morale la plus pure qu’ait jamais conçue le génie et qui donna sa vie pour témoigner de sa sincérité ; mais il ne comprenait rien au delà ; et, n’ayant pas la foi, il ne pouvait croire que ce qu’il pouvait comprendre. Pour lui le Rédempteur des hommes n’était qu’un grand législateur, le sacrifice du Calvaire n’était qu’une nouvelle forme de la mort de Socrate, une autre immolation du génie et de la vérité à l’ignorance fanatique de l’humanité.

— Je m’efforcerai de vivre honnêtement et d’être utile à mes semblables, — avait dit Lansdell en quittant Magdalen College, à Oxford, emportant une brillante réputation et les souhaits de ses éminents professeurs.

Il commença la vie avec cette conviction solidement implantée dans l’esprit. Il se savait riche et il n’ignorait pas qu’on attendait de lui beaucoup de choses. La parabole des Talents n’était pas sans porter son instruction pour lui bien qu’il ne crût pas à la divinité du Maître. Il n’était pas enthousiaste, mais il était sincère ; il siégea au Parlement comme un libéral avancé, et se mit à l’œuvre honnêtement pour se rendre utile à son prochain.

Hélas ! pauvres gens que nous tous ! Il reconnut que la tâche était plus pénible que le travail de Sisyphe ou le supplice des filles de Danaüs. Le rocher retombait sans cesse sur le travailleur, l’eau s’échappait perpétuellement du tonneau perforé. Il s’occupa des ouvriers, fonda un club pour eux, où on leur faisait des cours sur la géologie et l’astronomie, et où, après douze heures passées à cimenter des briques ou à macadamiser les routes, ils pouvaient s’instruire par la lecture des œuvres de Stuart Mill ou de Mac Cullock, — où ils pouvaient se procurer toutes choses, excepté deux objets fort simples qu’ils désiraient surtout : une pinte de bière potable et la faculté de fumer tranquillement leurs pipes. Roland était le dernier homme qui pût songer à fonder une institution quelconque sur des principes puritains ; mais il n’avait pas foi en lui-même ; aussi prit-il les idées d’autrui pour base de son œuvre, et lorsqu’il ouvrit les yeux sur la nécessité de la bière et du tabac, les ouvriers s’étaient lassés et l’avaient abandonné.

C’était là l’un des nombreux projets dont Lansdell entreprit l’exécution pendant qu’il était encore très jeune et qu’il avait quelque confiance dans son prochain. C’est un exemple de ce que furent les autres. Les projets de Roland n’étaient pas heureux, parce qu’il n’avait pas la force de supporter un premier échec, et de poursuivre le succès définitif à travers les marécages du désespoir et du découragement. Il cueillait le fruit avant qu’il fût mûr ; il se fâchait lorsqu’il le trouvait aigre, et jetait bas l’arbre qui produisait si mal, pour le remplacer par un autre. Ses meilleures intentions tombaient à plat, et il les laissait se pourrir, tandis qu’il s’éloignait pour édifier ailleurs de nouveaux projets et pour rencontrer de nouvelles défaites.

De plus, Lansdell était un jeune homme impatient, à tête chaude, et il y avait certaines choses qu’il ne pouvait supporter. Mieux que beaucoup de gens il savait souffrir l’ingratitude, car il était excessivement généreux et n’attachait que peu de prix aux faveurs qu’il prodiguait. Mais il ne pouvait supporter que les gens qu’il cherchait à obliger ne reçussent qu’avec humeur les efforts qu’il faisait dans leur intérêt. Qu’on se rappelle que c’était là son but unique. Il n’avait nullement la conviction solennelle d’un devoir sacré à accomplir à n’importe quel prix, en dépit de tous les obstacles, à la face de toutes les oppositions. Son but unique était d’être utile à son prochain, et lorsqu’il s’apercevait qu’on repoussait ses efforts, il s’éloignait, résigné à l’impuissance et à laisser ses semblables agir à leur guise. C’est pourquoi, presque aussitôt après avoir prononcé un brillant discours sur la loi des pauvres, au moment où le monde parlait de lui comme de l’un des jeunes libéraux d’avenir, Lansdell tourna brusquement le dos à la Chambre et partit pour l’étranger.

Outre la chute de ses projets philanthropiques, il avait éprouvé un autre désappointement, — un désappointement qui l’avait frappé au cœur et lui avait donné une excuse pour l’indifférence cynique, l’infidélité hypocondriaque qu’on avait remarquées en lui à partir de cette époque.

Lansdell avait été maître de sa destinée dès l’adolescence, car son père et sa mère étaient morts jeunes. Les Lansdell n’atteignaient pas à un âge avancé ; il semblait même qu’il y eût une sorte de fatalité qui s’attachât aux maîtres du Prieuré de Mordred, et dans la longue galerie des Lansdell défunts, qui contemplaient gravement les frivoles créatures du moment, l’étranger était frappé de la jeunesse de tous ces visages, de l’absence de ces barbes blanches et de ces crânes dépouillés qui donnent de la dignité à la plupart des galeries de portraits de famille. Les Lansdell de Mordred mouraient jeunes et le père de Roland était mort subitement pendant que l’enfant était à Éton ; mais sa mère, Lady Anna Lansdell, sœur unique du comte de Ruysdale, vécut assez longtemps pour être l’amie et la compagne des plus belles et des plus joyeuses années de la vie de son fils. Cette existence perdit son éclat lorsqu’elle mourut, et je crois que ce chagrin immense agissant sur un tempérament naturellement rêveur, dut contribuer beaucoup à confirmer cette mélancolie maladive qui assombrissait l’esprit de Lansdell.

Sa mère mourut, et ce grand découragement à faire quelque chose de bon et de grand dont elle aurait pu être fière et heureuse, mourut avec elle. Roland laissa le meilleur de son cœur dans le petit cimetière protestant de Nice. Hélas ! le grand malheur de son existence l’affligea davantage en cette circonstance. Il n’avait pas la foi ! Pour lui, l’espérance ne faisait pas entendre son doux murmure au milieu des tempêtes du désespoir. En vain, en vain s’efforça-t-il de regarder au delà de ce tombeau caché dans le midi de la France. Il pria — mais il est probable qu’il pria mal, car la lumière ne lui vint pas. Il revint en Angleterre, fit les brillants discours dont j’ai parlé, et alla sans vanité chercher la sympathie et la consolation auprès de la personne qu’il aimait le mieux après la mère qu’il avait perdue. Cette personne, c’était lady Gwendoline Pomphrey, sa fiancée, la nièce chérie de sa mère.

Il y avait eu entre lady Anna Lansdell et son fils une sympathie si complète que le jeune homme, presque à son insu, s’était laissé influencer par les préférences maternelles. Elle aimait beaucoup Gwendoline, et, lorsque les deux familles étaient dans le Midland, Gwendoline passait la plus grande partie de sa vie chez sa tante. Elle avait deux ans de plus que Roland et c’était une jeune personne fort belle. C’était une beauté fragile, aristocratique, ayant des mouvements d’une élégance hautaine, et des yeux bleus aux regards froids qui eussent glacé l’âme d’un jeune Lawrence audacieux. Elle était belle, maîtresse d’elle-même, et avait reçu une éducation parfaite, et lady Anna Lansdell ne se fatiguait jamais à chanter ses louanges. Aussi le jeune Roland, tout frais débarqué d’Oxford, devint ou s’imagina devenir éperdument amoureux d’elle, et, pendant le temps que dura son court accès de désespoir, les choses furent arrangées et Lansdell se réveilla fiancé.

Il était fiancé et très-amoureux de sa cousine. Les deux années qui les séparaient donnaient un avantage immense à Gwendoline sur son futur : elle essayait mille coquetteries féminines sur cet enfant naïf et généreux ; elle était fière de sa puissance sur lui, et l’aimait à sa manière, qui n’avait rien de bien démonstratif. Elle n’était en aucune façon une femme à regarder le monde comme vide sans amour. Son père lui avait dit l’état de fortune de Roland, et il avait ajouté que leurs dots réunies constitueraient un fort beau revenu. Une seule chose la fâchait : c’était qu’après tout ce pauvre Roland ne fût rien dans le monde ; un gentilhomme campagnard qui s’enorgueillissait de la longueur de son arbre généalogique et de la noblesse de sa race sans titres, mais dont le nom paraissait très-insignifiant lorsqu’on le voyait à la queue d’une liste de ducs et de marquis dans les colonnes du Morning Post.

Mais, enfin, il pouvait se distinguer au Parlement. C’était quelque chose, et Gwendoline mit en œuvre toute son influence pour pousser le jeune homme dans cette carrière. Elle activa de son souffle brûlant les flammes vacillantes de son ambition endormie. Cette jeune fille, avec sa hautaine beauté saxonne, ses yeux bleus froids, ses cheveux d’un blond pâle, était aussi ardente et aussi énergique que Jeanne d’Arc ou Élisabeth d’Angleterre. C’était une créature ambitieuse et fière : elle voulait épouser un des potentats humains et le gouverner à sa guise, et elle en voulait à son cousin de ce qu’une couronne ne tombait pas de son front lorsqu’il entrait en lice. On avait parlé de ses discours, mais avec quelle tranquillité ! Gwendoline aurait voulu que l’Europe entière vibrât de la clameur du nom qui devait être bientôt le sien.

À la fin de sa seconde session, Roland partit pour l’étranger avec sa mère. Il revint seul, six semaines après la mort de celle-ci, et chercha immédiatement des consolations auprès de Gwendoline. Il la trouva en grand deuil, toute étincelante de bracelets et de colliers de jais, très-jolie et très-majestueuse dans ses longues robes noires traînantes ; mais son salon était plein d’orangers et il la quitta blessé et furieux. Il la considérait tellement comme identifiée avec lui qu’il avait cru trouver un chagrin égal au sien. Il revint la voir dans un accès de chagrin et de rage, il lui dit qu’elle n’avait pas de cœur, qu’elle était ingrate, et qu’elle n’avait jamais aimé sa tante qui avait presque été une mère pour elle. Gwendoline était la dernière personne au monde qui pût supporter de pareils reproches. Elle resta stupéfaite de l’audace de son fiancé.

— J’aimais tendrement ma tante, monsieur Lansdell, — lui dit-elle, — si tendrement, que je supporterais beaucoup par égard pour elle ; mais je ne saurais endurer l’insolence de son fils.

Et sur ces mots la fille du comte de Ruysdale quitta majestueusement le salon. Son cousin resta debout dans une embrasure de fenêtre qu’inondait le soleil, et qui donnait passage aux brises printanières et à la voix perçante d’une femme vendant des primevères dans la rue au-dessous de lui.

Il rentra chez lui découragé, abattu, doutant de lui-même, doutant de Gwendoline, du monde entier. Le lendemain à la première heure il reçut de sa cousine une lettre qui le relevait froidement de son engagement. L’expérience de la veille avait prouvé que leurs caractères n’étaient pas compatibles, disait-elle ; il était donc préférable qu’on se quittât immédiatement, puisqu’il était encore possible de le faire, en de bons termes. Rien ne pouvait être plus digne et plus décidé que ce congé.

Lansdell mit la lettre dans sa poche ; la jolie lettre parfumée portant sur son enveloppe les armes des Ruysdale, la lettre élégante et féminine qui prononçait sa sentence sans une rature, sans une tache, sans une ligne indécise qui témoignât que la main avait tremblé. Elle avait tremblé peut-être cette main, car Gwendoline était femme à recommencer douze fois sa lettre plutôt que d’y laisser paraître le moindre indice de faiblesse. Roland mit la lettre dans sa poche et se résigna à son sort. Il était beaucoup trop fier pour appeler de la décision de sa cousine, mais il l’avait sincèrement aimée, et, si elle l’avait rappelé, il serait revenu et lui aurait pardonné. Il resta en Angleterre une dizaine de jours après avoir fait ses préparatifs de départ, dans l’espoir que sa cousine le rappellerait ; mais un matin qu’il était assis dans le fumoir de son club, le visage caché derrière les pages du Morning Post, il partit d’un violent éclat de rire.

— Que diable avez-vous, Lansdell ? — demanda un jeune homme que cette hilarité de mauvais aloi avait surpris.

— Rien d’extraordinaire ; je lisais l’annonce du prochain mariage de ma cousine Gwendoline avec le marquis de Heatherland. Je suis heureux de voir que notre famille s’élève dans le monde.

— Ah ! oui ! il y a longtemps qu’il est question de cela, — répondit tranquillement le jeune homme. — Tout le monde s’est aperçu que Heatherland avait gagné beaucoup de terrain il y a six mois. Il fait la cour à votre cousine depuis leur rencontre aux Buissons, le château de Sir Francis Luxmoor, dans le comté de Leicester. On disait cependant que vous étiez fort bien vu aussi, mais je suppose que c’était simplement une coquetterie de cousinage.

— Oui, — dit Lansdell, jetant son journal et prenant son porte-cigare, — je crois que c’est ainsi que Gwendoline l’envisageait. Vous savez, je suis resté six mois au chevet de ma mère mourante. Je ne pouvais assurément pas occuper si longtemps le souvenir de ma cousine. Voudriez-vous me donner du feu pour mon cigare.

Les visages des deux jeunes gens étaient très-rapprochés pendant que Roland allumait son cigare. Le teint verdâtre de Lansdell avait légèrement pâli, mais sa main était ferme et il fuma la moitié de son trabuco avant de quitter le club. Le coup était violent et inattendu, mais l’amoureux de Gwendoline le supporta en philosophe.

— Je suis malheureux parce que je l’ai perdue, — pensait-il ; — mais aurais-je été heureux avec elle si je l’avais épousée ? Ai-je jamais connu le bonheur dans ma vie, ou plutôt, existe-t-il quelque chose comme le bonheur sur cette terre ? J’ai joué toutes mes cartes et perdu la partie. La philanthropie, l’ambition, l’amour, l’amitié, j’ai perdu sur chacune d’elles. Il est temps que je commence à jouir de la vie.

C’est pourquoi Lansdell donna sa démission et quitta un pays où il n’avait jamais été parfaitement heureux. Il ne manquait pas d’amis sur le continent, et comme il était riche, beau et accompli, il était fêté et caressé partout où il allait. On l’admirait et il aurait pu être aimé ; mais ce premier désappointement avait fait son œuvre fatale, et il ne croyait plus qu’il existât au monde une affection pure et désintéressée pour un jeune homme possédant un patrimoine au soleil et quinze mille livres sterling de revenu.

Aussi perdit-il son temps dans les salons et les boudoirs, sous les balcons au clair de la lune, dans les bosquets touffus d’oranger, sur les rives de l’Arno limpide, sous les colonnades de Venise, sur les boulevards parisiens, à l’ombre des tilleuls de Berlin, partout où se trouvent la vie, l’animation, la gaieté, et l’éclat des jolies femmes, et où un homme, d’un caractère mélancolique, peut s’oublier lui-même et s’amuser. Il partit avec l’intention de ne pas mal faire ; mais en n’ayant pour guide d’autre principe que celui-là, un homme peut commettre un grand nombre d’actions mauvaises.

À l’étranger, la vie de Lansdell ne fut ni bonne ni utile. C’était une sorte d’existence artificielle, avec ses plaisirs de convention, son éclat menteur ; — une existence dont les beaux moments compensaient mal la réaction de tristesse qui les suivait. Pendant ce temps, Gwendoline ne devint pas marquise de Heatherland ; car, moins d’un mois avant le jour fixé pour le mariage, le jeune lord Heatherland se rompit le cou dans un steeple-chase en Irlande.

Ce fut un désappointement amer et terrible, mais Gwendoline prouva son éducation et sa philosophie du même coup. Elle quitta le monde où sa carrière porta silencieusement son chagrin. Elle aussi avait jeté sa meilleure carte et avait perdu, et maintenant que le marquis était mort et Roland à l’étranger, le monde commença à dire tout bas que la dame avait dédaigné son cousin et que la mort de son noble fiancé était la juste punition infligée par le ciel pour son iniquité ; — bien qu’il soit assez embarrassant de dire pour quelle raison ce pauvre lord Heatherland méritait d’être sacrifié en expiation des méfaits de lady Gwendoline Pomphrey.

Peut-être la fille de lord Ruysdale espérait-elle que son cousin reviendrait en apprenant la mort du marquis. Elle savait que Roland l’avait aimée ; quoi de plus naturel qu’il revînt à elle maintenant qu’il la savait libre de nouveau. Gwendoline gardait pour elle les secrets de son cœur, et personne ne savait lequel de ses deux adorateurs lui avait été le plus cher. Elle garda ses propres secrets et au bout d’un certain temps, lorsqu’elle commença à reparaître dans le monde, on remarqua que sa beauté n’avait que peu souffert du chagrin causé par son désappointement.

Elle était toujours très-belle, mais son prestige était parti. De jeunes impertinentes débutantes de dix-huit ans trouvaient vieille cette magnifique créature de vingt-quatre ans. N’avait-elle pas été fiancée il y avait très-longtemps à un certain M. Lansdell, puis ensuite au marquis de Heatherland ? Pauvre fille, que son sort était pitoyable ! On s’étonnait qu’elle ne partît pas pour Rome, qu’elle n’entrât pas dans la communauté de Mlle Sellon ou qu’elle ne fît pas quelque chose de ce genre. Le portrait de Gwendoline tenait toujours sa place dans le livre des beautés, et elle pouvait voir son image souriante aux devantures des marchands de gravures du West End, ornée d’un front d’une élévation surnaturelle et de boucles tombant jusque sur ses genoux ; mais elle sentait qu’elle était vieille, — très-vieille. Les commères du grand monde racontaient ouvertement le scandale du jour devant elle et disaient : « Nous savons qu’on peut causer devant vous, chère Gwendoline. » Une femme a vécu ses jeunes années quand on lui dit de pareilles choses.

Elle se sentait très-vieille. Elle avait mené une de ces existences à haute pression dans lesquelles une année compte pour dix, et une fois arrivée à l’âge mûr, isolée dans la vie, elle s’apercevait que son père était pauvre, que ses biens étaient hypothéqués, et qu’elle était condamnée à vivre au jour le jour à moins que quelque parent éloigné, sur lequel lord Ruysdale comptait, ne fût assez aimable pour mourir.

Le parent éloigné était mort dans l’année, et l’héritage qu’il avait laissé, bien qu’il ne fût pas considérable, avait remis à peu près sur pied les affaires du comte ; aussi était-il revenu à Lowlands après avoir vendu le bail et le mobilier de sa maison de ville. Il était absurde de conserver cette maison plus longtemps puisque Gwendoline avait trente-deux ans et ne se marierait plus jamais, disait lord Ruysdale. Il avait donc payé ses dettes, libéré ses terres de leurs nombreuses hypothèques, et il était revenu dans la maison de son enfance avec l’intention de devenir un agriculteur et un gentilhomme campagnard modèle.

C’est pourquoi, par ce beau soleil de juillet, nous trouvons Gwendoline et son cousin se promenant sur la pelouse, causant des plaisirs passés, des relations rompues, et des événements de leur jeunesse. Si Gwendoline avait conservé quelque espoir de voir Roland revenir à son premier culte, cet espoir avait dû s’évanouir. Il lui avait pardonné le passé et ils étaient redevenus les amis et les cousins des premiers jours, mais rien ne pouvait faire admettre un instant que l’amour perdu pût jamais renaître. Un homme qui sait pardonner si généreusement a depuis longtemps oublié son amour ; cette étrange folie, qui touche de si près à la haine, à la jalousie, à la rage, au désespoir, n’a rien de commun avec le pardon et l’oubli. Gwendoline n’ignorait pas que toute espérance était perdue. Elle le savait et il y avait en son cœur une secrète amertume quand elle y pensait. Elle était jalouse des attentions de son cousin et exigeante dans ses rapports avec lui. Roland supportait tout cela avec une bonne humeur imperturbable. Il avait été emporté et impatient autrefois, lorsqu’il était jeune et chevaleresque et désireux d’être utile à son prochain : mais, aujourd’hui, il n’était plus qu’un flâneur nonchalant sur la surface terrestre, et sa foi était celle du célèbre Américain qui a déclaré qu’il n’y a rien de nouveau, rien de vrai, ni rien d’important.

Qu’importait-il en effet ? Ce qui est tordu ne saurait être redressé ; ce qui n’existe pas ne saurait être dénombré Roland était atteint, à un degré moindre, de cette fureur sauvage sous l’influence de laquelle Swift écrivit Gulliver, et Byron effraya la société avec son Don Juan. Il souffrait de ce désespoir rêveur de l’âme qui s’empara d’Hamlet après le mariage de sa mère, et ce lorsque ni l’homme ni la femme ne lui plaisent.

Mais n’allez pas croire que ce jeune homme prit des airs mélancoliques à la Byron sous prétexte que son cœur était vide et meurtri. C’était un garçon d’esprit et il ne se posait pas en Lara, non plus qu’il ne rabattait ses cols ou qu’il ne laissait croître sa barbe. Il se bornait à prendre la vie comme elle venait et se montrait particulièrement indulgent pour les folies et les vices des hommes dont il attendait si peu de choses.

Il était revenu dans le Midland, parce qu’il était las de ses excursions sur le continent ; mais, avant la fin de la semaine, il était déjà fatigué de Mordred. Gwendoline le questionna avec insistance sur la façon dont il avait passé l’après-midi précédente, et il lui répondit très-franchement qu’il était allé dans le parc de Hurstonleigh pour voir Raymond, et qu’il avait passé une heure ou deux à causer avec son vieil ami, pendant que M. et Mme Gilbert s’amusaient avec les enfants et préparaient un thé rustique, ce qui aurait fourni un sujet de tableau à Watteau, si Watteau avait été un Flamand.

— Je vous assure, Gwendoline, que c’était charmant, — dit-il. — Mme Gilbert prépara le thé que nous prîmes à l’état bouillant. Les deux enfants reluisaient de l’éclat des tartines de beurre. Le docteur me paraît un excellent garçon, c’est un tigre de vertu à ce que dit Raymond, et pendant le thé il nous a entretenus d’un cas fort intéressant de gangrène.

— Ah ! le docteur… c’est M. Gilbert, n’est-ce pas ? — dit Gwendoline. — Et que pensez-vous de sa femme, Roland ? Si j’en juge à la manière dont vous l’avez examinée, votre opinion doit être faite sur elle.

— L’ai-je examinée ? — dit Lansdell avec une nonchalance suprême. — C’est, ma foi, vrai ; j’ai l’habitude de regarder avec insistance les jolies femmes. Pourquoi un homme se laisserait-il aller à toutes sortes d’extases convenues devant un Raphaël ou un Guide et se défendrait-il d’un mouvement d’admiration platonique quand il regarde une toile sortant des mains de la Nature, cet artiste par excellence, qui, du reste, commet aussi fréquemment des fautes de couleur et de dessin que les autres artistes ? Oui, j’admire Mme Gilbert et je la regarde avec plaisir. Je ne la crois pas meilleure qu’une autre, mais elle est assurément beaucoup plus jolie. C’est une magnifique figure de cire renfermant à l’intérieur un ingénieux mécanisme, suffisant pour lui permettre de dire : « Oui, s’il vous plaît, » et : « Non, je vous remercie. » Une charmante négation possédant des yeux bruns à reflets dorés. Avez-vous remarqué ses yeux ?

— Non, — répondit sèchement Gwendoline, — je n’ai rien remarqué, sinon qu’elle a très-mauvaise façon. Quelle singulière idée a eue là M. Raymond de se coiffer de cette personne ? Il me semble qu’il prend à tâche de produire toutes sortes de gens extraordinaires.

— Mais Mme Gilbert n’a rien d’extraordinaire ; elle est très-bornée et très-vulgaire. Elle était bonne d’enfants, gouvernante, ou quelque chose comme cela auprès des malheureuses petites nièces de cet excellent Raymond.

Il ne fut pas davantage question de M. et Mme Gilbert. Gwendoline ne se souciait pas de parler de ces petites gens qui venaient se jeter dans son triste chemin et lui dérober les quelques rayons du flambeau qui était maintenant le seul éclat de sa vie. — le flambeau de la présence de son cousin.

Hélas ! avec quelle allure persistante et mesurée, invisible aux rayons du soleil des premières années, l’impitoyable Némésis ne suit-elle pas nos traces, ne nous rattrape-t-elle pas, et ne va-t-elle pas nous attendre de l’autre côté de la colline, cachée au milieu des nuages gros de tempêtes et de l’obscurité ! Tout d’abord Gwendoline avait aimé son cousin plus que personne au monde, mais l’attrait de jeter bas l’oiseau dont le séduisant plumage avait tenté un si grand nombre de jolies chasseresses, l’avait éblouie et entraînée. Le vrai vin de la vie ce n’était pas ce composé douceâtre, écœurant, formé de feuilles de roses et de miel, qu’on appelle l’amour, mais bien ce breuvage effervescent, capiteux, nommé le succès. Voilà ce que pensait Gwendoline, et dans l’orgueil de sa magnifique conquête, il lui parut facile de renoncer à l’homme qu’elle aimait. Mais maintenant tout était bien changé. Elle regardait en arrière et pensait à ce qu’aurait pu être sa vie ; — elle considérait l’avenir et voyait ce qui l’attendait, et le visage de Némésis lui paraissait effroyable à contempler.

C’est pourquoi Gwendoline était jalouse des attentions de son cousin, impatiente de ses dédains. Ah ! si elle avait pu faire renaître la flamme dans ces tisons éteints ! elle savait que c’était tenter l’impossible. Elle consultait son miroir et voyait que sa beauté aristocratique était pâle et fanée ; elle sentait que le roman de sa vie était fini. La mer pouvait continuer à se briser à jamais sur les récifs, le charme séduisant des jours passés ne pouvait plus renaître pour elle.

— Il m’a aimée autrefois, — pensait-elle assise pendant le crépuscule, suivant des yeux son cousin se promenant sur la pelouse, le cigare aux lèvres, avec l’air d’un homme fatigué… fatigué de lui-même et de toutes choses. — Il m’a aimée autrefois ; c’est quelque chose que ce souvenir.

Lansdell trouvait bien longues les journées passées à Lowlands. La maison était belle, un peu vieille et démodée, mais de bonne façon néanmoins ; la table excellente, la cave parfaite, et avec cela une femme élégante et accomplie, toujours disposée à causer avec lui et à le distraire. Néanmoins, cette existence était vide, terne, et sans profit pour ce jeune homme qui vivait de la sorte depuis dix ans et avait vidé la coupe des plaisirs jusqu’à la lie. C’était vide, terne, ennuyeux, et inutile par la raison que l’âme humaine ne peut être satisfaite en état de péché, et qu’une existence sans but et oisive est en état de péché. Lansdell ne croyait pas à cela. Il ne connaissait pas de guide plus autorisé que la morale humaine, et, se jugeant d’après cette loi, il s’imaginait avoir bien agi. Il avait fait de son mieux et il avait ignominieusement échoué : il avait donc conquis le droit d’être oisif après cette défaite.

— On rirait d’un homme qui passerait sa vie à écrire des poèmes épiques quand le monde refuserait de lire le moindre vers de ses œuvres. Par conséquent, on ne saurait exiger d’un homme qu’il continue à essayer d’améliorer la position de gens qui ne veulent pas qu’on s’occupe de leur bien-être. J’ai essayé des ouvriers et l’on m’a repoussé dédaigneusement. Ces gens-là étaient assurément dans leur droit. Je voudrais bien savoir comment j’accueillerais un réformateur qui essayerait de me remettre dans la bonne voie, de soumettre mes loisirs au compas et à la mesure, qui dépenserait mon argent pour moi et m’enseignerait le moyen de me procurer des vins turcs et allemands au meilleur marche possible ?

Lansdell pensait souvent à son existence. Il est contre nature qu’un homme, naturellement bien doué, mène une existence mauvaise et inutile sans y penser parfois. Lansdell était sujet à de sombres accès de mélancolie pendant lesquels le présent lui semblait un fardeau et l’avenir un désert, — un grand désert nu ou un pont d’une longueur interminable, pareil à celui que le génie fit voir à Mirza pendant sa vision matinale, semé de trous effroyables par où disparaissent les piétons inattentifs, pour s’engloutir dans les horribles profondeurs d’un insondable océan.

Pauvre Roland ! il ne pouvait apercevoir l’autre rive, non plus que les collines ensoleillées et les falaises brillantes au delà de cette mer désolée. Il y avait la terrible agonie du plongeon, puis plus rien. Voilà quelles étaient ses pensées, et la vie lui pesait à cause de cela. À quoi servaient les plaisirs éphémères d’une existence qui, à un moment donné, pouvait être brusquement tranchée, comme lorsqu’une porte sombre vient se fermer sur le seuil d’une chambre égayée des rayons du soleil ? Qui pouvait regarder l’amour comme un bonheur, quand d’un moment à l’autre les regards aimés pouvaient s’éteindre, la douce voix se taire, la main caressante desserrer à jamais son amoureuse étreinte ? L’espérance était à jamais morte pour ce jeune homme, qui voyait des miracles se produire à chaque instant sur terre, qui assistait à la mort et à la résurrection sous mille formes familières, et qui, néanmoins, ne croyait pas que le Créateur, qui a jeté dans chaque âme une aspiration universelle vers une autre existence, puisse, dans sa miséricorde immense, marquer une époque de floraison printanière dans la vie d’un homme aussi bien que pour les lis des champs.