La Femme du docteur/20

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome IIp. 11-32).

CHAPITRE XX.

« LES OCÉANS NOUS SÉPARERONT. »

Comme de coutume, M. et Mme Gilbert se rendirent à l’église, en se donnant le bras, le lendemain matin après le déjeuner champêtre ; mais Sigismund demeura à la maison pour esquisser le plan provisoire du roman féodal dont le théâtre devait être les ruines de Waverly. La journée était magnifique, un véritable temps d’été, avec un soleil resplendissant et un ciel bleu sans nuages. Le soleil était comme un bon présage dans la pensée de Mme Gilbert, pendant qu’elle revêtait cette robe de mousseline blanche qu’elle devait porter à Mordred. Un présage de quoi ? Elle ne se posa pas cette question, mais elle se complaisait à penser que le ciel souriait à sa visite à Mordred. Elle pensait au dîner au château, assise à côté de son mari à l’église, les yeux modestement fixés sur le livre de prières posé sur ses genoux. Elle avait pris l’habitude de penser à lui au lieu de faire attention au sermon.

Ce jour-là, elle n’essaya même pas d’écouter le discours du recteur. Elle se voyait dans le salon à peine éclairé de Mordred, après le dîner, l’écoutant parler. Elle voyait son visage tourné vers elle dans le demi-jour — ce visage pâle et brun — ces yeux rêveurs et changeants. Lorsque, à la fin du sermon, l’assistance se leva tout à coup, elle resta assise toute effarée pendant un instant, comme quelqu’un qu’on éveille brusquement d’un rêve ; et quand les fidèles s’agenouillèrent et s’absorbèrent dans une méditation silencieuse sur l’injonction de leur pasteur, Mme Gilbert resta si longtemps dans une pieuse attitude que son mari fut obligé de la rappeler à elle en lui touchant doucement l’épaule. Même à genoux, c’était à lui qu’elle pensait. Elle ne pouvait chasser son image de ses pensées ; elle marchait dans un rêve perpétuel et s’éveillait bien rarement à l’idée qu’elle faisait mal de s’abandonner à ces rêveries. D’ailleurs, lorsqu’elle y songeait, elle y trouvait facilement une excuse qui mettait bien vite sa conscience en repos. Il ne le saurait jamais. Au mois de novembre, il serait parti, et le rêve ne serait rien de plus qu’un rêve.

Le vieux coucou de l’antichambre ne marquait qu’une heure lorsqu’ils rentrèrent à la maison après le service. La voiture devait être prête à trois heures moins un quart, et, à cette heure, ils devaient partir pour Mordred. George se proposait de mettre son cheval à une petite auberge voisine des portes du château, puis de se rendre tranquillement à pied de l’église chez Lansdell, après le service à l’église. Gilbert sentait que Brown Molly ne ferait pas une figure suffisamment avantageuse dans les luxueuses écuries de Roland.

Sigismund était encore assis dans le petit parloir. Il avait l’air très-échauffé et il se ressentait beaucoup du voisinage de l’encre. Il avait essayé l’une après l’autre toutes les bouteilles d’encre à un sou pendant le cours de ses travaux, et il en avait une petite collection réunie devant lui.

— Je ne sache pas qu’on ait jamais imaginé qu’un aussi grand nombre de bouteilles pouvaient contenir aussi peu d’encre, — dit-il d’une voix plaintive. — Mes meilleures idées sont arrêtées par de perpétuels cheveux qui se logent dans ma plume, sans parler des ailes de mouches et même des mouches entières. Rien de comparable à une encre abondante pour communiquer l’abondance de paroles ; vous coupez court à l’éloquence dès que vous limitez l’encre. Quoi qu’il en soit, je suis ici pour m’amuser, mon vieux, — ajouta gaiement Smith, — et toutes les presses de Londres peuvent attendre après la copie sans que je m’en soucie.

Il s’en fallait d’une heure trois quarts pour qu’il fût temps de partir pour Mordred. Mme Gilbert monta dans sa chambre pour arranger sa coiffure. Elle se regarda dans la glace et se demanda si elle était jolie. Il ne le lui avait jamais dit. Il ne lui avait jamais fait le moindre compliment. Mais néanmoins elle s’imaginait qu’il la trouvait jolie, sans qu’elle pût se rendre compte d’où lui venait cette idée. Elle redescendit dans le parloir, puis de là dans le jardin, où Smith l’appelait, — dans le petit jardin devant la maison, où croissaient quelques fleurs communes, couvertes de poussière, dans des plates-bandes en forme de plats, et dans l’angle duquel il y avait un édifice construit de coquillages et de fragments de verres de couleur, dans lequel Jeffson se plaisait à voir l’exacte représentation d’une grotte.

Smith avait beaucoup de choses à dire, comme c’était d’ailleurs son habitude ; mais, comme son discours était entièrement d’un caractère personnel, il manquait peut-être d’intérêt. Isabel marchait à côté de lui dans l’étroite allée et tournait poliment la figure de son côté, disant : « Oui, vraiment ! » ou « voici qui est curieux ! » de temps en temps. Mais ses pensées étaient les mêmes qu’à l’église ; elle pensait au bonheur sans pareil qui l’attendait, — à la soirée passée dans sa compagnie, parmi les tableaux et les fleurs de serre-chaude, les bustes en marbre et les tentures soyeuses, et des échappées sur les pelouses et les massifs éclairés par la lune qu’on pouvait apercevoir, par toutes les fenêtres ouvertes.

Voilà quelles étaient ses pensées quand une sonnette tinta bruyamment à ses oreilles, et, se retournant brusquement, elle vit un homme en livrée — un homme qui avait l’air d’un groom, — debout de l’autre côté de la grille du jardin.

Elle était si rapprochée de la porte que c’eût été une affectation ridicule d’attendre que Mathilda fût accourue des communs du logis situés derrière la maison. La femme du médecin tourna la clef dans la serrure et ouvrit la porte ; mais l’homme n’avait qu’une lettre à remettre et il la tendit d’une main pendant qu’il touchait le bord de son chapeau de l’autre.

— De la part de M. Lansdell, madame, — dit-il.

L’instant d’après, il s’éloignait et la porte ouverte et le chemin blanc et poudreux semblèrent rouler devant les yeux d’Isabel.

Cet homme aurait pu se dispenser de dire que la lettre venait de son maître. Elle reconnut l’écriture ferme et hardie dont elle avait vu de nombreux échantillons sur les marges des livres que Lansdell lui avait prêtés et qu’il annotait au crayon. Et même si l’écriture lui avait été inconnue, elle eût aisément deviné d’où venait la lettre. Qui, autre que lui, pouvait envoyer une missive qui eût un si grand air, avec son épaisse enveloppe blanche et satinée (d’un aspect tout à fait officiel), avec le cachet armorié s’étalant largement sur le sceau ? Mais pourquoi lui écrivait-il ? Probablement pour remettre le dîner. Ses lèvres tremblaient légèrement, comme les lèvres d’un enfant qui va pleurer, pendant qu’elle décachetait la lettre.

Elle la parcourut rapidement deux fois et elle comprit soudain alors que Roland s’éloignait pour quelques années, — pour toujours, — pour elle c’était la même chose ; et que jamais, jamais, jamais, jamais, — ce mot se répétait et résonnait dans son cerveau comme le tintement d’une sonnette, jamais elle ne le reverrait !

Elle sentait que Sigismund la regardait et la questionnait sur le contenu de la lettre.

— Que dit Lansdell ?… Est-ce partie remise ?… qu’est-ce que c’est ? — demandait Smith.

Mais Isabel ne lui répondit pas. Elle lui tendit la lettre ouverte, puis, brusquement, elle se détourna, courut vers la maison, monta les escaliers, et pénétra dans sa chambre. Elle ferma la porte à clef, se jeta sur le lit, et pleura comme une femme qui vient d’éprouver le premier chagrin sérieux de sa vie. Le bruit de ses sanglots déchirants était étouffé par les oreillers au milieu desquels elle avait enfoui sa figure ; mais la douleur qu’elle éprouvait la secouait des pieds à la tête. C’était fort mal à elle d’avoir pensé si souvent à lui, de l’avoir aimé si tendrement. Le châtiment de son péché l’atteignait brusquement et il était très-douloureux.

Smith resta pendant quelques instants à contempler la porte par laquelle Isabel avait disparu. Il tenait la lettre ouverte à la main et sa figure était l’image la plus parfaite de la stupéfaction la plus intense.

— J’imagine que c’est une remise, — se dit-il à lui-même, et qu’elle est contrariée de ce que nous n’y allons pas. Mon Dieu ! comme elle est encore enfant ! Je me rappelle l’avoir vue se conduire de la sorte une certaine fois à Camberwell, que je lui avais promis des billets de spectacle que je ne pus obtenir. Le directeur du Théâtre royal de Drury Lane répondit qu’il ne considérait pas l’auteur de l’Homme à la marque comme ayant des titres suffisants aux privilèges accordés à la littérature. Pauvre Izzie ! Je me rappelle qu’elle s’enfuit et qu’elle resta longtemps sans reparaître ; et quand elle se remontra, elle avait les paupières rouges et bouffies.

Smith s’arrêta pour ramasser une étroite bande de papier teinté qui était tombée sur le sable de l’allée. C’était le chèque que Lansdell avait rempli pour payement des honoraires dus aux services du médecin. Sigismund lut la lettre et se mit à réfléchir.

— À dire la vérité, je suis presque aussi désappointé qu’Isabel, — se disait-il, toujours à lui-même. — Nous aurions eu un joli dîner au château, arrosé de force vins mousseux, sans compter le château… n’importe quoi, et le clos tel et tel. Je m’en vais porter à George la lettre et le chèque, — c’est bien digne d’Isabel de laisser le chèque par terre, — et me résigner à passer un triste dimanche.

Ce fut en effet un triste, très-triste dimanche. Lecteur, si la Providence vous garde quelque grand chagrin, priez qu’il ne vous atteigne pas un dimanche, alors que le soleil brille de tout son éclat et que les cloches de l’église retentissent dans l’atmosphère chaude et tranquille. Gilbert monta au bout de quelques instants au moment où les cloches retentissaient plus bruyamment que jamais, et, trouvant porte close, frappa au vantail en demandant à Isabel si elle ne voulait pas aller à l’église. Elle lui répondit qu’elle avait un mal de tête affreux et qu’elle désirait rester à la maison. Il lui posa alors une foule d’autres questions, demandant d’où venait son mal de tête et depuis quand elle l’avait, et enfin exprimant le désir de la voir comme médecin.

— Non, non, — cria-t-elle du lit sur lequel elle était couchée, je ne veux prendre aucun médicament ; je désire seulement reposer ; je dormais lorsque vous avez frappé.

Misérable mensonge qu’elle faisait là ! comme si elle pouvait espérer dormir maintenant !

— Mais, Izzie, — dit Gilbert, — tu n’as pas dîné. Nous avons de l’agneau froid et une salade qui nous attend après le service. Tu descendras dîner, n’est-ce pas ?

— Non, non, je n’ai pas faim. Je vous en prie, laissez-moi seule. Je ne désire que le repos, — répondit-elle d’un ton lamentable.

L’excellent George était loin de se douter de l’effort horrible que sa femme avait fait pour prononcer ces phrases si courtes sans éclater en sanglots. Elle enfouit de nouveau son visage dans les oreillers au moment où elle entendit son mari descendre doucement l’étroit escalier. Elle était bien malheureuse, bien folle. Ce n’était qu’un rêve — rien qu’un rêve — qu’elle venait de perdre. Encore une fois, ignorait-elle que Roland partirait et que toutes ses rêveries et ses fantaisies brillantes partiraient avec lui ? Ne s’attendait-elle pas à ce départ ? Sans doute ; mais au mois de novembre et non pas en septembre ; et surtout pas un jour qui aurait pu être si heureux.

— Quelle cruauté !… quelle cruauté !… — pensait-elle. — Quelle cruauté à lui de partir ainsi, sans même dire adieu, sans dire même qu’il regrette de partir. Et moi qui me figurais qu’il trouvait plaisir à causer avec moi ; je me figurais qu’il était heureux de me voir de temps en temps et qu’il verrait avec déplaisir s’approcher le moment du départ. Mais penser qu’il s’en va deux mois avant l’époque qu’il avait indiquée, — penser qu’il ne regrette même pas ce départ !

Mme Gilbert se décida pourtant à se lever au moment où le ciel au couchant resplendissait d’un éclat sans pareil. Elle se leva, parce qu’un esprit fatigué n’avait que peu de tranquillité à espérer dans cette chambre, à la porte de laquelle, de demi-heure en demi-heure une personne attentive venait demander à Isabel si elle était mieux, si elle voulait prendre une tasse de thé, si elle voulait descendre et se reposer sur le canapé, et la tourmenter par beaucoup d’autres questions de cette nature. Elle ne pouvait pas rester seule avec son chagrin. Tôt ou tard il fallait qu’elle descendît pour recommencer à vivre et regarder le monde désert qu’il ne peuplait plus. Puisque la chose était inévitable, mieux valait commencer tout de suite cette tâche fatigante et ennuyeuse. Elle se baigna le visage et la tête, elle lissa ses longs bandeaux noirs devant le petit miroir, derrière lequel le ciel étincelant l’éclairait de ses rayons rouges. Hélas ! combien de fois par une belle matinée s’était-elle assise devant cet antique miroir, pensant à lui, et à l’espérance de le rencontrer sur les bords du ruisseau, sous l’ombre changeante des chênes du Roc de Thurston. Et maintenant, c’était fini ; jamais, jamais, jamais elle ne le reverrait ! Sa vie était finie. Ah ! comme il avait été sincère sur les créneaux de la vieille tour en ruines ! et avec quelle amertume le souvenir de ses paroles lui revenait alors ! Sa vie était finie. Le rideau était tombé et les lumières étaient éteintes, et il ne lui restait plus rien à faire qu’à errer aveuglément sur la scène obscure, jusqu’à ce qu’elle rencontrât la trappe du vampire — la tombe ! Un pâle fantôme, avec une sombre chevelure, la regardait du miroir. Ah ! si elle pouvait mourir ! Elle pensa au ruisseau du moulin. La roue serait immobile, et l’eau dans le trou là-bas, au delà de la maison du meunier, serait calme ce soir-là, calme, tranquille et unie, et brillerait d’une teinte rose au soleil couchant, comme les dalles d’une cathédrale éclairées par le reflet des grands vitraux. Pourquoi ne chercherait-elle pas la fin de ses chagrins dans le gouffre miroitant, si profond, si tranquille ? Elle pensa à Ophélia et à la fille du meunier sur les bords d’Allan Water. La trouverait-on flottant sur le ruisseau, avec des herbes et des nénuphars entremêlés à ses longs cheveux noirs ? Serait-elle jolie une fois morte ? Aurait-il du chagrin lorsqu’il apprendrait sa mort ? Un matin, en déjeunant, lirait-il un certain paragraphe dans les journaux et mourrait-il de la rupture d’un anévrisme ? Ou lirait-il et passerait-il outre ? Pourquoi y prendrait-il garde ? S’il s’était soucié d’elle, il n’aurait pas écrit cette lettre froide et guindée dans laquelle il n’y avait pas le plus petit mot de regret. De vagues pensées de cette nature se succédaient dans son esprit. Si elle pouvait avoir le courage de se rendre au bord de l’eau et de se laisser tomber tranquillement dans l’eau à l’endroit que Roland lui avait montré une certaine fois comme étant le plus profond ! Ce n’était pas l’idée du crime qu’elle commettrait qui empêchait cette ignorante enfant d’accomplir cette action désespérée, qui, dans son esprit, prenait une forme douce et sentimentale. C’était seulement le frisson d’horreur du plongeon, une horreur vague et informe du « quelque chose qui vient après, » terreur familière à tous ceux (même de l’esprit le plus frivole) qui réfléchissent à la question solennelle d’Hamlet ; c’était seulement une crainte vague qui sauvait cette enfant du premier mouvement irréfléchi de son cœur meurtri. Je sais qu’elle était à la fois coupable et folle ; je sais qu’il est difficile d’appeler la sympathie sur un chagrin si peu fondé, sur une douleur imaginaire ; mais ses souffrances n’en étaient pas moins réelles parce qu’elles semblaient folles aux yeux de la sagesse. Il n’y avait pas bien longtemps qu’elle avait passé des nuits blanches à pleurer la mort d’un épagneul favori ; il n’y avait pas bien longtemps qu’elle s’était couchée toute chagrine parce que le second de ses romans favoris n’était pas disponible chez le petit libraire de Camberwell. Toutes les préoccupations plus sévères de la vie lui étaient encore inconnues, toutes les leçons les plus dures lui restaient encore à apprendre.

À la brune elle descendit, le visage aussi blanc que la robe de mousseline chiffonnée qui l’enveloppait de ses plis froissés et mous. Elle descendit dans le petit parloir où George et Sigismund attendaient leur thé et où deux chandelles jaunes laissaient trembloter leur lumière à la faible brise du soir.

Elle leur dit que sa tête allait mieux ; puis se mit à faire le thé, mêlant des quantités indécises de congo et de poudre-à-canon dans la petite coquille d’argent à jour dentelée qui avait appartenu à la grand’mère de Gilbert, et sur laquelle était gravé un profil bouffi de George III.

— Mais tu as pleuré, Izzie ! — s’écria George tout à coup, car les paupières de Mme Gilbert paraissaient rouges et bouffies à la lumière des chandelles.

— Oui, j’avais si grand mal de tête que j’en ai pleuré ; mais, je vous en prie, n’en parlons plus, — dit Isabel d’un ton suppliant. Je pense que c’est… le… déjeuner… d’hier, — à peine put-elle prononcer le mot, en se rappelant la bonté qu’il lui avait témoignée pendant toute la bienheureuse journée, je pense que c’est cela qui m’a rendue malade.

— Je parie que c’est la salade de homard, — dit vivement Gilbert ; — j’aurais dû te dire de n’en pas manger. Je ne crois pas qu’il y ait quelque chose de plus indigeste que la salade de homard à la crème.

Sigismund regardait Isabel d’un air grave tandis qu’elle versait le thé et leur passait les tasses. La pauvre Isabel s’en tira assez bien, puis, quand elle eut achevé sa tâche, elle s’assit dans une embrasure de fenêtre, regardant vaguement les arbustes poudreux éclairés par la lune, pendant que son mari et leur ami fumaient leurs cigares sur le chemin, devant la maison.

Comment allait-elle supporter la vie dans ce chemin triste et poudreux ; — cette vie odieuse qui devait s’avancer à jamais, comme une barque pesante qui se glisse lentement à travers des plaines monotones sur les eaux noires et immobiles d’un canal ? Comment la supporter ? Toute la monotonie, toute la tristesse, toute la pauvreté nue, toute la nudité lamentable de cette existence se dressèrent devant elle avec plus de force que jamais, et la terreur de cette hideuse perspective tomba sur elle comme un coup appliqué par une main de géant.

Tout cela revenait. Oui, cela revenait. Pendant les deux derniers mois, cela avait cessé d’être ; cela avait été effacé, caché, oublié ; cela n’existait plus. La baguette d’un magicien avait passé au-dessus de la maison carrée du sentier poudreux, et à sa place s’était dressé un palais féerique ; un pays digne du palais s’était déroulé autour d’elle, paradis dans lequel elle se promenait la main dans la main d’un demi-dieu. L’image de Lansdell avait rempli sa vie, à l’exclusion de toute autre image, animée ou inanimée. Mais le pays magique s’évanouit tout à coup comme un mirage dans le désert, comme à la dernière scène d’une pantomime, les flammes roses et rouges s’éteignent, dans une hideuse vapeur sulfureuse. Les dômes et les minarets mystiques se fondirent dans l’air ; mais les sables nus restèrent réels et désolés, s’étendant à jamais devant les pieds saignants du voyageur.

Dans toutes les pensées de Mme Gilbert il n’y avait nulle horreur ou aversion bien définie pour son mari. Il faisait simplement partie de la tristesse de sa vie, il était uniquement un élément triste de ce triste monde dans lequel Lansdell ne figurait pas. Il se montrait très-bon pour elle, et elle avait comme un vague sentiment de sa bonté, et s’en montrait reconnaissante. Mais son image ne hantait pas ses pensées. À des heures fixées il rentrait et prenait ses repas, buvait son thé, avec accompagnement substantiel de pain et de beurre et de hors-d’œuvre provenant du jardin ; mais pendant les deux derniers mois il était arrivé maintes fois que sa femme avait à peine conscience de sa présence. Elle était heureuse dans le pays des chimères, avec le prince de son éternel conte de fées, pendant que le pauvre George mâchait ses tartines beurrées et croquait ses radis trop gros. Mais le conte des fées était abrupt et cruel ; le prince avait disparu, le rêve était passé. Assise près de la fenêtre ouverte, les bras croisés reposant sur l’appui poudreux, Mme Gilbert se demandait comment elle allait passer sa vie.

Puis ses pensées revinrent au gouffre tranquille au-dessus du ruisseau du moulin. Elle se rappela l’après-midi d’été heureuse et chaude pendant laquelle Lansdell s’était trouvé à côté d’elle et lui avait parlé de la profondeur du ruisseau. Elle ferma les yeux, sa tête tomba sur ses bras croisés, et elle revit la scène tout entière. Elle entendit le frissonnement des joncs, le clapotement du goujon sautant hors de l’eau ; elle vit la lumière dorée du soleil sur les feuillages, la radieuse lumière du soleil se glissant à travers la moindre ouverture laissée par le feuillage épais, et elle vit son visage tourné vers elle avec ce regard lumineux, ce sourire brillant et tendre qui avaient l’air d’une autre espèce de rayon solaire.

Aurait-il du chagrin s’il dépliait le journal et trouvait dans un coin un petit paragraphe racontant qu’elle avait été trouvée flottant à cet endroit même parmi les herbes aquatiques ? Se rappellerait-il cette radieuse après-midi et les choses qu’il lui avait dites ? Ses paroles avaient été très-décousues et très-nuageuses ; mais il y avait eu, ou il semblait y avoir eu un sous-courant de tendresse mélancolique, aussi vague et capricieux, aussi indécis et mystérieux, que le murmure de la brise d’été parmi les joncs.

Je crois que les jeunes esprits rêvent naturellement de suicide. N’aspirent-ils pas de toutes leurs forces à se distinguer, n’importe à quel prix, même par la renommée éphémère de l’enquête du coroner et des articles spéciaux dans les feuilles hebdomadaires ? Ce n’était pas tant le calme absolu du tombeau que désirait Isabel : elle désirait mourir afin de causer du chagrin à Lansdell ; afin de faire sentir à ce cœur de roc les angoisses du remords, elle eût volontiers donné sa vie. Mais quand une jeune femme sentimentale de dix-neuf ans est à moitié portée à se rendre un instant célèbre par le suicide, il arrive souvent qu’elle est retenue, sinon par une pieuse horreur de ce crime, du moins par la difficulté de se jeter dans l’eau.

— Je n’ai même pas la liberté de mourir ! — pensa la femme du médecin en entendant le bruit régulier des pas pesants de son mari dans le chemin, et en songeant qu’il allait rentrer, que les portes seraient closes, et que les chances de mort par immersion étaient perdues, pour cette nuit au moins.

Il y avait du laudanum dans le laboratoire ; Mme Gilbert savait où se plaçait la bouteille qui le renfermait. Mais elle en avait goûté une ou deux fois pour des maux de dents, et elle avait trouvé cette préparation nauséabonde. Et puis la mort par le poison était un dénoûment prosaïque comparé à l’eau dormante et aux herbes aquatiques, et produirait un effet bien plus modeste dans les journaux.

Les deux jeunes gens rentrèrent exhalant une violente odeur de poussière et de fumée de tabac. Ils trouvèrent Isabel couchée sur le canapé, le visage tourné vers le mur. Avait-elle encore mal à la tête ? Oui, plus que jamais.

George s’assit et lut son journal hebdomadaire. Il avait un faible pour les journaux hebdomadaires ; il lisait tous les accidents et la chronique des tribunaux de police et des cours d’assises, ainsi que les lettres indignées des citoyens libéraux qui signent Aristide, Diogène, Junius Brutus, et protestent énergiquement contre les iniquités d’une aristocratie hautaine. Pendant que le médecin pliait le journal et en coupait les feuilles, il parla à Isabel du chèque de Lansdell.

— Il m’a envoyé vingt-cinq livres, — dit-il ; — c’est très-généreux ; mais, naturellement, je ne puis penser à accepter une pareille somme. J’ai visité nombre de fois ses fermiers, car le mois dernier il y a eu de nombreux cas de fièvres ; mais j’ai regardé le compte que j’avais préparé à son intention : cela ne monte pas à cinq livres. Je pense qu’il a l’habitude d’avoir affaire à des médecins qui demandent une guinée par visite. Je lui renverrai son chèque.

Isabel frissonna en écoutant les paroles de son mari. Combien cette discussion sur une question d’argent lui paraissait mesquine et vulgaire ! N’était-ce pas presque une insulte que ce chèque joint à cette lettre cruelle ? Qu’était-ce que son mari, sinon un commerçant, puisque entre lui et Lansdell il pouvait exister des questions de compte et de payement ?

Puis elle pensa à Clotilde et à la duchesse, — à la duchesse à la chevelure brillante et aux yeux bleus cruels. Elle pensa à « des colonnes de marbre brillant d’un éclat immaculé sur la pourpre de la nuit » et « aux rideaux écarlates brochés d’or, et aux beautés de haute naissance d’une froideur brillante. » Elle pensa à cette confusion de couleur, d’éclat, de parfums et de musique, accompagnements naturels des héros poétiques de Lansdell, et elle se demanda, en profonde humilité et contrition, comment elle avait pu, même pour un instant, se bercer de l’idée folle qu’il avait pu éprouver un sentiment éphémère de tendresse ou d’admiration pour un être aussi dégradé qu’elle. Elle pensa à ses robes si peu nombreuses qui n’avaient jamais l’ampleur de jupe nécessaire ; elle pensa à ses manches faites à la mode de l’année précédente, à son chapeau roussi par le soleil, à son ombrelle verte fanée comme une herbe malade à la fin d’un été brûlant. Elle sonda le gouffre qu’il y avait entre elle et Édith Dombey, et s’étonna de sa folie et de sa présomption.

Ali ! quel beau rêve ç’avait été et combien le réveil était triste ! Pendant ce bienheureux rêve elle avait absolument oublié Édith Dombey : elle avait cessé d’aspirer aux robes de velours ponceau, aux couronnes de diamants, et aux appartements splendides ; pendant ce temps l’enfant sottement sentimentale était devenue femme ; simple et confiante, aveuglément oublieuse de toutes choses au monde excepté de son amour : mais maintenant toutes ses vieilles aspirations à la splendeur et à la beauté la reprirent à la fois. Si elle avait été semblable à Édith Dombey, il ne l’eût pas traitée ainsi, mais elle notait rien que la pâle Florence, créée pour paraître gentille et être maltraitée.

Le pauvre Gilbert ne comprit absolument rien au mal de tête de sa femme qui était d’une nature singulièrement obstinée, car il dura plusieurs jours. Il lui donna des potions rafraîchissantes et des lotions pour son front qu’il trouva brûlant sous sa main d’homme du métier, froide et calme. Le pouls était rapide, la langue blanche, et le médecin la trouva bilieuse. Il n’eut pas le plus léger soupçon qu’un mal moral quelconque fût la cause de ces dérangements physiques. C’était une âme simple, et comme il était lui-même incapable du mal, il jugeait son prochain d’après un type de convention. Il pensait que les bons et les méchants formaient deux classes aussi complètement distinctes que les anges du ciel et les démons de l’enfer. Il savait qu’il existait quelque part dans l’univers des femmes qui trompaient leurs maris et se plongeaient dans le gouffre du vice, de même qu’il connaissait les sinistres antres du crime où gisaient les voleurs et les assassins, les faussaires et les pickpockets, dont les hideux exploits racontés par le journal formaient la partie déplaisante de sa tranquille lecture dominicale. Mais il ne concevait même pas les vagues erreurs sentimentales, les dangers nuageux et les tentations indéfinies. Il avait vu sa femme charmée et heureuse de la société de Lansdell, mais la pensée que le plus petit dommage pour lui pouvait résulter de cette fréquentation n’était jamais entrée dans son esprit. Raymond avait fait la remarque qu’un homme doué de sentiments de moralité tels que ceux du jeune médecin, était né pour être trompé.

Le reste de la semaine s’écoula d’une façon singulièrement triste pour Isabel. Le temps était très-beau, implacablement beau ; et pour Mme Gilbert l’univers semblait un désert de poussière et de lumière crue. Sigismund se montrait très-bon pour elle et faisait de son mieux pour l’amuser, lui racontant les intrigues de maints romans en germe qui devaient plus tard avoir un grand retentissement dans Camden Town. Mais elle le regardait sans le voir, et ses paroles résonnaient à ses oreilles comme un vain bruit. Hélas ! où donc était le bruit de cette autre voix, — de cette autre voix qui faisait entendre une si douce mélodie ! Où était cette conversation charmante et sceptique sur l’inanité de la vie et la misère des choses en général ! Ce pauvre et naïf Smith se rendit positivement haïssable à Isabel pendant cette lamentable semaine, en raison des efforts qu’il fit pour la distraire.

— S’il me laissait tranquille et seule au moins ! — pensait-elle. — Si l’on avait seulement pitié de moi et si l’on me laissait à ma solitude !

Mais c’était précisément ce que chacun semblait déterminé à ne pas faire. Sigismund se consacrait exclusivement à la société de la jeune femme. Jeffson laissait les herbes envahir les planches de pommes de terre pour planter des rosiers, attacher de charmantes plantes grimpantes, bêcher, améliorer, et transplanter cette partie du jardin qui prétendait être consacrée aux plantes d’agrément. Était-ce parce qu’il désirait occuper l’esprit de Mme Gilbert et la forcer à prendre quelque exercice ? Il ne taillait pas un arbuste, il n’élaguait pas une bordure sans prendre l’avis de la femme du médecin, et il priait Isabel de venir au jardin une demi-douzaine de fois par heure.

Puis pendant son séjour, Sigismund voulut à toute force emmener Mme Gilbert dîner à Warncliffe avec sa mère et ses sœurs. La famille de Smith se mit en frais pour cette occasion : il y avait une oie pour le dîner, volatile vulgaire et savoureux ; une énorme tarte aux prunes et des pommes et des poires dans des assiettes vertes en forme de feuilles, pour le dessert. Isabel ne put empêcher ses pensées de se reporter de cette table d’acajou vulgaire couverte de son tapis écarlate et sur laquelle étaient posés des verres à pied bleu foncé, à la table ovale de Mordred, et à la splendeur artistique des cristaux, des fruits et des fleurs.

La famille Smith ne vit dans Mme Gilbert qu’une jeune femme placide et insignifiante ; mais heureusement que Sigismund avait beaucoup de choses à dire de ses propres projets passés, présents et à venir ; Isabel put donc s’asseoir sans être dérangée dans la pénombre, écoutant d’une oreille distraite les bruits des pas dans la bonne vieille rue ; — l’appel du facteur à toutes les portes s’éteindre peu à peu dans l’éloignement, — et le croassement des corbeaux dans un bouquet de hêtres situé à l’entrée de la ville.

M. Smith, le père, passa la soirée dans le sein de sa famille et subit un interrogatoire sévère sur des questions abstraites de droit et de procédure criminelle, interrogatoire dirigé par son ambitieux fils, qui se perdait incessamment dans les marécages des difficultés légales, desquelles il fallait qu’il fût tiré par la main d’un praticien exercé.

La soirée parut interminable à la pauvre Isabel ; mais elle finit néanmoins, et Sigismund la reconduisit à Graybridge dans un omnibus cahotant. Mais pendant la durée de ce petit voyage, Isabel put se blottir dans un coin et penser à lui.

Smith quitta ses amis le lendemain, et, avant de s’éloigner, il fit une promenade avec Isabel dans le jardin et causa un peu avec elle de l’existence qu’elle menait à Graybridge.

— Je ne disconviens pas que Graybridge soit un peu triste, — dit-il, en réponse à une remarque d’Isabel, qui pourtant n’avait rien dit. — Je crois que vous devez la trouver un peu triste, bien que George soit un des meilleurs garçons qui soient au monde et qu’il vous soit tout dévoué ; oui, Izzie, il vous est dévoué à sa façon, tranquillement. Ce n’est pas un homme démonstratif, c’est vrai ; il est incapable de se laisser aller à des transports romanesques, ou à rien de semblable. Mais nous avons été élevés ensemble, Izzie, et je le connais par cœur ; je sais donc qu’il vous aime tendrement et que son cœur se briserait s’il vous arrivait quelque chose, ou s’il se mettait dans la tête, à tort ou à raison, que vous ne l’aimez pas. Mais enfin, je reconnais que vous devez trouver ici l’existence assez monotone, et je ne puis me défendre de penser que si vous vous occupiez un peu plus que vous ne faites, vous seriez plus heureuse. Supposons, par exemple, s’écria Smith évidemment radieux de l’importance de son idée, — supposons que vous écriviez un roman ! hein ? Vous n’imaginez pas combien cela vous rendrait heureuse. Regardez-moi. J’avais l’habitude de soupirer et de me lamenter, désirant tantôt ceci, tantôt cela : souhaitant dix mille livres sterling de revenus, ou un nez grec, ou quelque autre avantage mondain de cette nature ; mais depuis que je me suis mis à écrire des romans je ne pense pas que j’aie un désir que je ne puisse satisfaire. Il n’est rien que je n’aie fait… sur le papier. J’ai aimé et épousé les plus grandes beautés ; j’ai hérité de plusieurs fortunes, toujours inopinément et toujours au dernier moment, c’est-à-dire lorsque je me sentais disposé à piquer une tête dans la Serpentine par un beau clair de lune ; j’ai tiré les plus effroyables vengeances de mes ennemis ; quant aux meurtres que j’ai commis, ils feraient paraître la vie de Napoléon vulgaire et triviale en comparaison. Il est vrai que ce n’est pas moi qui me glisse dans l’escalier qui gémit sous mes pas, tenant dans ma main crispée un poignard qui jette un éclair bleuâtre en rencontrant un rayon de la lune qui filtre à travers une fente du volet ; mais assurément je m’amuse autant que si c’était moi. Et, si j’étais une jeune femme, — continua Smith avec une légère hésitation, et jetant à la dérobée un regard furtif sur Isabel, — si j’étais une jeune femme et… et que j’eusse une espèce de passion romanesque pour une personne à laquelle je ne devrais pas m’intéresser, je vais vous dire ce que je ferais… j’en ferais un roman, Izzie, et j’en tirerais trois volumes et si, au dernier chapitre, je n’étais pas parfaitement dégoûté de mon héros, eh bien ! rien au monde ne pourrait me guérir.

Voici l’avis que Sigismund donna en partant à Isabel. Elle comprit son intention et lui en garda rancune. Elle commençait à sentir que le monde devinait sa folie et cherchait à l’en guérir. Oui : — elle était bien coupable, — bien folle. Elle le reconnaissait, mais elle ne pouvait s’en défendre. Et maintenant qu’il était parti, qu’il était loin, qu’il ne devait pas revenir, qu’elle ne contemplerait plus son visage, y avait-il du mal de ce qu’elle pensât à lui ? Elle y pensait tous les jours, à toute heure, sans réserve, sans essayer plus longtemps de s’abuser elle-même. Eugène Aram et Ernest Maltravers, le giaour et le corsaire étaient également oubliés. Le véritable héros de sa vie était venu : elle s’inclinait devant son image et lui rendait un culte incessant. Qu’importait-il ! Il était parti ! Il était aussi loin de sa vie que ces abstractions poétiques, MM. Aram et Maltravers. C’était un rêve comme tant d’autres de sa vie ; seulement il ne pouvait pas s’évanouir et se transformer comme avaient fait ceux qui l’avaient précédé.