La Femme du docteur/19

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome IIp. 1-11).

CHAPITRE XIX.

CE QUI AURAIT PU ÊTRE.

Mme Gilbert ne parla que fort peu pendant le retour, au clair de la lune. Dans les visions auxquelles cette promenade en voiture avait donné lieu, — du moins la promenade telle qu’elle se la figurait, — elle s’était représenté Roland à cheval à l’une des portières et se dérangeant de sa route afin d’accompagner ses amis jusqu’à Graybridge.

— S’il s’était soucié de notre compagnie, il serait venu, — pensait Isabel avec une expression de reproche à l’adresse de Lansdell.

Peut-être Roland eût-il suivi la voiture dès son départ de Graybridge et l’eût-il accompagnée par les chemins tranquilles qui sillonnent la campagne, tout en causant comme lui seul au monde savait causer, du moins dans l’opinion de Mme Gilbert. Il est possible que dans l’extrême embarras où il se trouvait de savoir que faire de sa personne, Lansdell eût perdu une heure de la sorte, si son vieil ami Raymond ne l’avait retenu.

C’est pourquoi il retourna directement au prieuré de Mordred, très-lentement, et perdu dans ses pensées : pensées amères sur lui-même et sa destinée.

— Si ma cousine Gwendoline ne m’avait pas trahi, j’aurais été un homme tout différent, — se disait-il. — Je serais aujourd’hui un homme posé et rassis ; j’aurais un fils à Eton et une charmante petite fillette blonde galopant sur son poney à mes côtés. Je crois que j’aurais été bon à quelque chose si je m’étais marié il y a longtemps, à la mort de ma mère, alors que mon cœur était prêt à recevoir la femme qu’elle m’avait choisie. Des enfants ! un homme qui a des enfants a des raisons pour être bon et pour faire son devoir. Mais rester isolé au milieu d’un monde dont on est fatigué, après avoir épuisé tous les plaisirs et perdu toutes ses croyances et n’ayant plus derrière soi qu’un lamentable chaos de souvenirs et devant soi une steppe aride d’années sans but et sans attraits ; — être absolument seul au monde, le dernier représentant d’une race autrefois brave et généreuse ; le seul rejeton épuisé d’un lignage coutumier de hauts faits et qui sut se conquérir un nom ; voilà qui est plein d’amertume !

Ce soir-là les pensées de Lansdell s’appesantirent sur son isolement plus qu’elles ne l’avaient jamais fait, depuis le jour où la mort de sa mère et l’inconstance de sa cousine le laissèrent à lui-même pour la première fois.

— Oui, se dit-il ensuite, je voyagerai de nouveau à l’étranger et je reprendrai encore une fois le triste et vieux sentier battu, — pareil au Capitaine Fantôme de Marryat, ou au Juif-Errant. Je goûterai de nouveau la marée de chez Philippe ; j’achèterai de nouveau des bouquets rue Castiglione, je perdrai de nouveau mon argent à Hombourg, je tuerai de nouveau les crocodiles sur les bords du Nil, et j’attraperai encore une fois la fièvre en Terre-Sainte. Ce sera encore une fois la même chose, avec cette différence que cette fois ce sera de beaucoup plus ennuyeux.

Puis Lansdell se mit à penser à ce que sa vie aurait pu être si la femme qu’il aimait, ou plutôt la femme pour laquelle il avait un caprice sentimental, — il ne croyait pas que la prédilection qu’il ressentait pour Isabel fût autre chose que cela, — si la femme qu’il aimait, disons-nous, eût pu devenir sa femme. Il se représentait lui-même de retour, une année plus tôt, de ces fastidieuses excursions continentales. N’avait-il pas failli suivre cette idée une demi-douzaine de fois ? — tantôt se dirigeant vers son pays, tantôt s’éloignant davantage ; toujours indécis, mécontent et inquiet ; ennuyé de lui-même et des merveilles du monde, qui depuis longtemps avaient perdu la fraîcheur de la nouveauté. Il se représentait de retour dans le Midland une année plus tôt.

— Hélas ! — pensait-il, rien qu’une petite année plus tôt et les choses eussent été bien différentes ! Je serais allé à Conventford pour voir mon bon vieil ami Raymond, et là, dans le salon gaiement éclairé par le soleil, j’aurais trouvé une pâle jeune fille, à l’œil noir, penchée sur un livre d’étude, ou écoutant les mélodies décousues jouées sur le piano par une enfant.

Il se représentait cette scène, il la voyait entière, comme un joli tableau de salon. Ah ! comme les choses auraient été différentes ! Il aurait pu sans crime être indiciblement heureux de la présence de cette jeune fille : point d’angoisse vague causée par le remords, pas l’ombre de révolte de la conscience, se mêlant à la moindre émotion agréable, étouffant le moindre frémissement de joie mystique. Puis… puis, un soir, dans le jardin, sous la blanche lumière de la lune, pendant que les étoiles scintilleraient vaguement au-dessus des toits de la ville, endormie et silencieuse dans l’éloignement, il lui dirait qu’il l’aimait ; qu’après dix ans d’indifférence pour les plus belles choses du monde, il trouvait un bonheur pur et indicible dans l’espoir et la croyance qu’elle serait sa femme. Il se peignait ses timides rougeurs, ses yeux baissés inondés soudainement des larmes arrachées à la profondeur de sa joie ; et il se représentait ce que la vie aurait pu être pour elle à partir de ce jour après la transformation et la sanctification, conséquences de ce nouveau but et de ces extases nouvelles ; transfigurée par une affection pure et exaltée. Il se représentait tout ce qui aurait pu être ; il se tourna et s’inclina devant une image qui lui ressemblait, mais qui cependant n’était pas la sienne, — l’image d’un homme, fort de l’accomplissement de son devoir, heureux époux, heureux père, ami sincère et maître affable, fixé à jamais au milieu d’un paisible paysage anglais ; aimé, respecté, centre d’un cercle de bonheur, clef de voûte d’un monument élevé au bonheur domestique, chaînon nécessaire à la grande chaîne de la tendresse et de la vie humaine.

— Et au lieu de cela, je suis un nomade inutile au monde, hier, aujourd’hui et demain ; sans but dans la vie et qui peut s’éteindre sans faire de vide. Lorsque Louis le Bien-Aimé ne voulait pas chasser, les veneurs royaux avaient mission d’annoncer que ce jour-là Sa Majesté ne ferait rien. J’ai passé ma vie à cela et je n’ai même pas la ressource d’une chasse à courre.

Lansdell occupa le temps de son retour chez lui avec maintes amères réflexions de ce genre. Mais illogique et indécis dans ses pensées, comme il avait toujours été illogique et indécis dans ses actions, tantôt il se croyait profondément et follement amoureux d’Isabel, tantôt il ne voyait dans tout cela qu’une fantaisie folle et romanesque qui finirait aussi vite qu’elle était née.

— Quel fou je fais ! — se dit-il tout à coup. — Dans six semaines le pâle visage de cette pauvre enfant n’aura pas laissé plus de traces dans mon esprit que les neiges du dernier hiver sur la terre, sinon dans quelque coin perdu de ma mémoire, pareil aux aiguilles alpestres où la neige repose à l’abri des changements qu’amène le temps. Pauvre petite fille !… comme elle rougit et comme elle se trouble quand elle me parle et comme elle est jolie dans ces moments-là. Si le Théâtre-Français avait une pareille ingénue, tout Paris en raffolerait. Je crois vraiment que nous sommes fort amoureux l’un de l’autre, mais je ne crois pas que cette passion survive de part et d’autre à six semaines d’absence, surtout de son côté… pauvre enfant romanesque ! Je ne suis que le héros d’un roman quelconque et toute cette folie n’est autre chose qu’une page détachée d’un roman mis en action. Raymond a raison. Il faut que je parte ; elle reviendra à ses romans en trois volumes, deviendra amoureuse d’un héros blond, et m’oubliera.

À cette pensée, il soupira. Il valait infiniment mieux qu’il fût oublié et vite ; mais, néanmoins, il est pénible de n’avoir pas au monde un asile quelconque, — pas même un autel caché dans le cœur d’une femme romanesque. En ce moment Lansdell était arrivé devant les portes du château. La vieille femme étouffa un bâillement en ouvrant au maître du domaine. Il passa sous une petite lumière tremblotante qui brillait derrière une étroite fenêtre gothique, il suivit l’allée contournée, à travers les massifs humides qui envoyaient des parfums aromatiques dans l’air calme de la nuit. Des faons effarouchés s’enfuirent comme des ombres dans des retraites profondes sous les chênes de Mordred, et dans l’éloignement les gouttes d’eau d’une cascade, changées par la lune en pluie d’argent liquide, tombaient avec un bruit argentin parmi les blocs de granit moussus et les fougères humides.

Vu au clair de la lune, le Prieuré de Mordred n’était pas un tableau dont on pouvait aisément détourner ses regards. Depuis longtemps Roland s’était lassé de ces beautés trop connues ; mais ce soir-là le spectacle était transformé. Il le contempla avec un nouvel intérêt ; il y songea avec un sentiment de tendre regret qui le fit souffrir comme une douleur physique.

De même qu’il avait pensé à ce que sa vie aurait pu être dans des circonstances différentes, de même, en ce moment, il se représentait ce que l’endroit aurait pu devenir. Il entendait les échos des vastes et grandioses appartements réveillés par l’éclat des voix enfantines ; il voyait sur la terrasse éclairée par la lune, une silhouette gracieuse vêtue de blanc ; un visage où se lisait une affection profonde le suivait des yeux dans le chemin qu’il parcourait dans ses promenades à cheval, puis il sentait le contact électrique d’un bras caressant se glissant timidement sous le sien et il entendait la douce musique d’une voix aimée, — la voix de sa femme ! — lui souhaitant la bienvenue au retour.

Rêve irréalisable ! l’aboiement honnête d’un chien de garde — ou plutôt les aboiements de plusieurs chiens de garde — se firent entendre lorsque Lansdell s’arrêta devant le portail ; mais aucun regard ne guettait son retour et ne devait en briller d’un plus vif éclat, sinon celui de son valet de chambre qui s’était obscurci sur les colonnes du Morning Post, et qui aurait pu briller faiblement de la joie que devait inspirer à ce fonctionnaire l’espoir d’être bientôt relevé de son devoir.

S’il en était ainsi, le valet devait éprouver un grand désappointement, car Lansdell, — en temps ordinaire le maître le moins exigeant du monde, — avait beaucoup de choses à lui faire exécuter ce soir-là.

— Mettez-vous sans tarder à préparer mes bagages, Jarvis, — dit-il en traversant l’antichambre. — Il faut que je quitte Mordred assez tôt pour prendre le train qui passe demain matin à sept heures à Warncliffe. Préparez tout ce qu’il faut et prévenez Wilson, afin qu’il soit prêt à me conduire. Je partirai d’ici à six heures. À propos, vous ferez bien de préparer une valise que j’emporterai avec moi, et vous me suivrez lundi avec le reste du bagage.

— Monsieur va à l’étranger ?

— Oui, je suis las de Mordred. Je ne m’arrêterai pas pour la saison de chasse. Vous pouvez monter pour préparer la valise. N’oubliez pas de faire atteler pour six heures précises. Quand vous aurez fini les malles, vous pourrez vous coucher. J’ai quelques lettres à écrire et je veillerai tard.

L’homme s’inclina et s’éloigna ; et il put pester à voix basse en empaquetant les chemises et les gilets, tandis que Roland entrait dans son cabinet pour écrire ses lettres.

Combien cette pièce semblait triste ! quel vide et quel désert ! La chose pour lui n’était pas nouvelle de trouver déserts ses somptueux appartements et de rester seul dans le silence, à rêver sur ses livres, pendant que les autres habitants du logis se livraient au repos. La chose n’était pas nouvelle pour lui de se trouver seul et cependant, ce soir-là, il sentait cet isolement aussi cruellement qu’un jeune veuf qui pleure la perte récente d’une épouse adorée. Ne s’était-il pas complu à rêver une existence toute différente de la sienne ? Il avait peuplé la chambre déserte d’une vision qui l’avait rendue resplendissante, et maintenant se rappelant qu’un rêve n’est, après tout, qu’un rêve, à jamais irréalisable, il ressentait une douleur presque aussi aiguë que s’il avait pleuré une morte.

Les lettres qu’il avait à écrire se trouvèrent n’être qu’une seule et unique lettre, ou plutôt une douzaine de variations sur le même thème, qu’il déchira, l’une après l’autre, presque aussitôt qu’il les eut écrites. Il n’était pas dans ses habitudes de se montrer puriste dans la rédaction de ses lettres, mais, cette nuit-là, rien de ce qu’il écrivait ne le satisfaisait. Il écrivait à Mme Gilbert ; oui, à elle ! Pourquoi ne lui écrirait-il pas quand il partait le lendemain matin ; quand il allait sacrifier le rêve brillant et indécis dont il s’était bercé, sur l’autel du devoir et de l’honneur ?

— Je n’ai pas grande valeur, — disait-il, fidèle à son système d’excuser sans cesse ses fautes, en se ravalant à ses propres yeux. Je n’ai jamais prétendu être un homme vertueux, mais, au moins, j’ai en moi quelques sentiments d’honneur.

Il écrivit donc à Isabel, plutôt qu’à son mari, et il détruisit de nombreux brouillons avant de trouver ce qu’il imaginait convenable pour la circonstance. La tendresse étouffée, le regret, la passion ne se révélaient-ils pas dans plusieurs de ses essais en dépit de sa propre résolution d’être strictement convenable et correct ? Mais la lettre qu’il écrivit enfin était assez froide et banale pour satisfaire le moraliste le plus sévère.

« Chère madame Gilbert,

« Je regrette beaucoup que des circonstances dont je n’ai eu connaissance qu’après votre départ ce soir m’obligent à quitter Mordred demain à la première heure. Je suis donc obligé de renoncer au plaisir que j’avais espéré trouver au petit dîner amical de demain. Mais je vous saurais gré de dire à Smith que le château est entièrement à sa disposition et qu’il est libre d’en faire le théâtre d’une demi-douzaine de romans si bon lui semble. Je crains bien que le logis ne tarde pas à prendre un aspect assez sombre et assez désolé pour satisfaire ses idées romanesques, car il s’écoulera peut-être plusieurs années avant que je revoie les bois et les prairies de Midland. »

(« Le bon vieux pont sur la cascade, le majestueux chêne à l’ombre duquel j’ai passé quelques heures si charmantes, » avait écrit Lansdell dans une des lettres qu’il avait détruites.)

« Veuillez, je vous prie, transmettre à M. Gilbert mes remercîments les plus sincères, avec le chèque ci-joint, pour la bonté et le talent qui l’ont rendu cher à mes tenanciers. Je serais fort heureux qu’il continuât à leur donner ses soins et je veillerai à l’exécution des plans pour l’amélioration sanitaire qu’il pourra suggérer à Hodgeson, mon intendant.

« La bibliothèque sera toujours à votre disposition toutes les fois qu’il vous plaira d’y lire ou d’y étudier, et le contenu des rayons sera entièrement à votre service ainsi qu’à celui de M. Gilbert.

« Avec mes compliments pour votre mari et mes souhaits d’amitié pour le succès et la prospérité de Smith,

« Je reste, chère madame Gilbert, votre
« sincèrement dévoué,
« Roland Lansdell.
« Samedi soir, Prieuré de Mordred. »

« Il s’écoulera peut-être plusieurs années avant que je revoie les bois et les prairies du Midland ! » Cette phrase était le nœud de la lettre, de cette lettre, empesée et incolore, aussi insignifiante et cherchée que le compliment du jour de l’an adressé par un écolier à ses honorés parents.

— Pauvre innocente enfant ! quel sera son chagrin lorsqu’elle lira ces choses ? — pensait Lansdell en mettant l’adresse sur sa lettre. — Ce départ sera-t-il une nouvelle douleur pour elle, une douleur vague et romanesque comme ses regrets pour la mort de Shelley et la fièvre de Byron ? Chère, chère enfant ! si le sort avait permis que je revinsse une année plus tôt, vous et moi nous aurions pu être assis côte à côte au clair de la lune, causant de l’avenir radieux ouvert devant nous. Rien qu’une année ! et il y avait tant d’accidents qui auraient pu presser mon retour. Rien qu’une année ! et dans ce court espace de temps j’ai perdu mon unique chance de bonheur.

Roland avait fait son devoir. Il avait fait à Raymond une promesse qu’il se promettait de tenir ; et ceci fait, il donnait à ses pensées et à son imagination une liberté qu’il ne leur avait jamais accordée auparavant. Il n’essayait plus de conserver l’attitude qu’il s’était efforcé jusque-là de garder vis-à-vis de Mme Gilbert. Il ne regardait plus comme de son devoir de penser à elle comme à une enfant jolie et déjà grandelette dont les puériles folies l’amusaient pendant un moment. Non ; il s’en allait, il n’était plus besoin qu’il contraignît plus longtemps ses pensées. Il s’éloignait : il était donc libre de s’avouer à lui-même que cet amour qui avait envahi si rapidement son cœur était la grande passion de sa vie et que, dans d’autres circonstances, elle en eût été le bonheur et la rédemption.