La Femme du docteur/22

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome IIp. 48-60).

CHAPITRE XXII.

« MON AMOUR EST UNE NOBLE FOLIE. »

Lansdell ne semblait pas pressé de faire connaître son retour à Mordred. Il n’affecta pas un air de mystère, il est vrai ; mais il se renferma chez lui la plus grande partie du temps, et ne sortit que bien rarement, excepté pour se promener dans la direction du chêne de lord Thurston, vers lequel, dans les froides après-midi du printemps, Mme Gilbert se dirigeait aussi, et où Roland et la femme du médecin se rencontraient très-fréquemment. Maintenant ce n’était plus tout à fait par hasard, car, en se quittant, Roland disait souvent, avec une indifférence suprême :

— Je suppose que vous dirigerez vos pas de ce côté demain… c’est la seule promenade convenable des environs… et je vous apporterai l’autre volume.

Lord Ruysdale et sa fille étaient encore à Lowlands ; mais Lansdell ne s’y rendit pas pour présenter ses respects à son oncle et à sa cousine comme la politesse l’ordonnait. Il ne se rapprocha pas du vieux château tout gris où le comte et sa fille végétaient dans la tristesse et dans l’économie ; mais Gwendoline apprit par sa femme de chambre que Lansdell était revenu, et elle fut cruellement offensée de sa négligence. Son ressentiment s’accrut davantage, quand la femme de chambre, qui était un peu fanée comme sa maîtresse, et peut-être un peu aigrie par-dessus le marché, laissa tomber quelques nouvelles qu’elle avait glanées dans l’antichambre. « On a vu M. Lansdell se promener sur le chemin de Graybridge avec Mme Gilbert, la femme du docteur, ce n’est pas la première fois, et l’on dit que cela paraît singulier qu’un gentleman comme M. Lansdell soit vu se promenant et causant avec une femme comme elle. »

La femme de chambre vit dans la glace le visage de sa maîtresse pâlir. Quel que soit le rang, la fortune, ou le sexe du malheureux Othello, il ou elle ne saurait rester en paix, être heureux ou heureuse, ne rien savoir. Il se trouve toujours un messager, mâle ou femelle, qui a soin de le tenir au courant des faits et gestes les plus récents du délinquant.

— Je n’ai nul désir de connaître les cancans des domestiques sur la conduite de mon cousin, — dit Gwendoline avec une hauteur suprême. — Il est maître de ses actions et libre d’aller où bon lui semble et avec qui il lui plaît.

— Je vous demande pardon, milady, je ne pensais pas vous offenser, — répondit la femme de chambre d’un ton soumis. — Ça n’empêche pas que ça ne lui fait pas plaisir, — pensa la péronnelle en riant intérieurement.

Roland se tint à l’écart de sa famille ; mais il ne fit pas à sa guise sans en récolter quelques ennuis. La route du crime n’est pas précisément si unie et si jonchée de fleurs qu’on a voulu nous le faire croire. Une main charitable jette parfois des poutres et des ronces sur nos pas. C’est notre propre faute si nous nous obstinons à escalader les rocs amoncelés et à ramper au milieu des haies épineuses dans une folle ardeur vers notre destin. Roland avait mis le pied sur la pente fatale et il marchait avec la rapidité qui nous entraîne toujours sur un plan incliné ; mais la route n’était pas sans obstacles pour lui. Charles Raymond, de Conventford, fut une des personnes qui apprirent par hasard le retour du jeune homme ; et huit jours environ après le retour de Roland, l’affable philosophe se présenta aux portes du château et il fut assez heureux pour trouver son parent chez lui. En dépit du désir de Lansdell de montrer un air dégagé, il y avait quelque contrainte dans la manière dont il accueillit son vieil ami.

— Je suis enchanté de vous voir, Raymond, — dit-il. — Je me promettais d’aller vous voir à Conventford d’ici un ou deux jours. Me voici de retour comme vous voyez.

— Oui, et je suis fâché de le voir. Ceci est un manque de bonne foi, Roland.

— Que voulez-vous dire ? À qui ai-je promis quelque chose ?

— À moi, — répondit gravement Raymond. — Vous m’avez promis de vous expatrier.

— C’est ce que j’ai fait.

— Oui, mais vous voici revenu.

— Oui, — répondit Lansdell en croisant les bras et en regardant son parent en face tandis qu’un étrange sourire se montrait sur ses lèvres, — oui, le fait est par trop évident pour que je le nie. Me voici revenu.

Raymond garda le silence pendant une minute à peu près. Le jeune homme, debout, appuyé dans l’angle d’une fenêtre profonde, ne quittait pas des yeux le visage de son ami. Il y avait dans l’expression de sa physionomie un air provocateur, qui se retrouvait même dans son attitude, car il se tenait debout, les bras croisés, appuyé contre les lambris.

— Roland, j’espère que, puisque vous voici revenu, c’est que la raison qui vous a éloigné d’ici a cessé d’exister. Vous revenez parce que vous êtes guéri. Je ne puis m’imaginer qu’il en soit autrement, Roland ; je ne puis croire que vous m’avez manqué de parole.

— Que direz-vous donc si je suis revenu parce que j’ai reconnu que mon mal est incurable ! Que direz-vous, lorsque je vous affirmerai que je vous ai tenu parole, que j’ai essayé d’oublier, et que je suis revenu parce que je ne le peux pas !

— Roland !…

— Oui, c’est une fièvre insensée, n’est-ce pas ? très-insensée, très-misérable aux yeux du grave docteur qui l’étudie et qui regarde le malheureux patient se tordre et tressaillir, en écoutant les paroles de son délire. Avez-vous jamais vu un homme pris du delirium tremens attrapant des mouches imaginaires, et criant après les démons et les farfadets qui dansent sur son couvre-pieds ? Quelle déplorable maladie !… et dire que ce n’est rien que le résultat de quelques bouteilles d’eau de-vie prises en trop. Mais vous ne pouvez la guérir.

Vous pouvez mépriser le malheureux ; mais vous reculez, frappé de terreur, devant l’intensité de la maladie. Vous avez fait votre devoir, docteur : Vous vous êtes loyalement efforcé de me guérir de ma fièvre et je me suis docilement soumis à votre traitement ; mais, tout considéré, vous n’êtes qu’un empirique ; car vous avez prétendu — comme tous les charlatans — être en état de guérir un incurable,

— Alors vous êtes venu avec l’intention de rester, Roland ?

— C’est selon ! pour l’instant… je n’ai pas l’idée de rester longtemps ici.

— En attendant, on vous a vu vous promener sur la route de Graybrigde ou vagabonder autour du Roc de Thurston en compagnie de Mme Gilbert. Savez-vous que déjà le nom de la malheureuse enfant est compromis ? Les gens de Graybridge commencent à associer son nom au vôtre.

Lansdell se mit à rire, mais non pas du rire agréable qui lui était familier.

— Avez-vous jamais cherché sur une carte d’Angleterre la ville de Graybridge-sur-la-Wayverne ? — demanda-t-il. — Quelques-unes ne mentionnent pas du tout le nom de cet endroit ; sur d’autres vous trouverez un petit point noir avec le nom de Graybridge imprimé en lettres minuscules. Le British Gazetter vous dira que Graybridge est intéressant à cause de son église que… etc., etc. ; qu’un omnibus fait le service entre ce village et la station de Warncliffe, et que le marché le plus voisin est Wareham. Voilà tout ce que la littérature du monde entier dira sur Graybridge à l’homme curieux de se renseigner. Quel chagrin ce doit être, pour un voyageur qui parcourt les sommets des Pyrénées, ou les rives de l’Amazone, de savoir que les gens de Graybridge mêlent son nom à leurs cancans ! Quelles tortures sans nom pour celui qui parcourt les jolies îles de l’Archipel Grec, pour l’homme qui rêve sur les bords des mers d’azur du midi, de savoir qu’il a encouru l’improbation de Graybridge.

— Je crois qu’il est préférable que je me retire. Roland, — dit Raymond, regardant son parent d’un air de reproche et de tristesse et étendant la main pour prendre le chapeau et les gants qu’il avait déposés sur un fauteuil auprès de lui ; — je n’ai plus rien à faire ici.

— Vous ne me séparerez pas de la femme que j’aime, — répondit hardiment Roland. — Je suis un misérable, sans doute, mais je ne suis pas un hypocrite. Je pourrais vous mentir et vous renvoyer trompé et content. Non, Raymond, je ne ferai pas cela. Si je suis fou et coupable, je n’ai pas péché de parti pris. J’ai lutté contre ma folie et mon crime. Lorsque vous m’avez parlé un certain soir à Waverly, vous n’avez été que l’écho des reproches de ma propre conscience. J’ai suivi votre conseil et je me suis enfui. Je pensais que mon amour pour Isabel n’était qu’une folie éphémère qui disparaîtrait comme tant d’autres, grâce au temps et à l’éloignement. Je partis, fermement résolu à ne jamais la revoir ; alors, et seulement alors, je sus toute la sincérité et la profondeur de mon amour pour elle. J’errai de ville en ville ; mais je ne pouvais pas plus fuir son image que mon âme. En vain je disputai avec moi-même — comme tant d’autres hommes qui valaient mieux que moi ont fait avant moi — en vain je me prouvais que cette femme n’avait rien qui la rendît supérieure aux autres femmes. De jour en jour ma conviction s’empara davantage de mon cœur. Je ne puis vous expliquer ces choses. Une pareille discussion est une sorte de profanation. Je puis seulement vous dire que je suis revenu en Angleterre avec un projet déterminé. Ne vous jetez pas sur ma route ; vous avez fait votre devoir, et vous pouvez vous laver les mains à mon sujet avec une satisfaction toute chrétienne : vous n’avez plus rien à faire dans cette galère.

— Quel malheur, Roland, que vous en soyez venu à me parler ainsi ! Ne vous reste-t-il aucun sentiment de sincérité et d’honneur ? N’avez-vous même pas l’instinct naturel à un gentilhomme ? N’aurez-vous pas pitié de ce pauvre diable d’honnête homme qui vous juge d’après lui et qui a aveuglément foi en vous ? N’avez-vous pas la moindre pitié pour lui, Roland ?

— Je suis très-fâché pour lui ; je regrette la grande erreur de sa vie. Mais pensez-vous qu’il puisse jamais être heureux avec cette femme ? Je les ai vus ensemble, et je connais la valeur de ce grand mot « union » en ce qui les concerne. Toute l’immensité terrestre ne pourrait les séparer plus qu’ils ne le sont maintenant. Ils n’ont pas un seul sentiment en commun. Raymond, je vous le dis, je ne suis pas absolument un misérable ; il me reste encore quelques vagues souvenirs de cet instinct naturel dont vous venez de parler. Si j’avais vu Isabel heureuse avec un mari qui l’aimât, qui la comprît, et qui fût aimé d’elle, je me serais tenu à l’écart ; j’aurais étouffé les pensées qui auraient pu s’élever contre cette sainte union. Je ne suis pas assez vil pour dérober la lampe qui éclaire la maison d’un honnête homme. Mais si je trouve un homme qui a pris possession d’un bijou précieux aussi ignorant de sa valeur, aussi impuissant à l’apprécier que le soldat qui arrache, pour en faire un havre-sac, une toile de Raphaël de quelque autel sacré d’une cathédrale mise au pillage ; si je trouve un pourceau foulant des perles sous ses pieds impitoyables… faut-il laisser la pierre précieuse à jamais dans son étable, dans la crainte ridicule de blesser les sentiments de l’animal en lui retirant ce trésor dont il ignore la valeur ?

— D’autres que vous ont raisonné comme vous le faites aujourd’hui, Roland, — répondit Raymond.

Il n’était nullement en colère. Il avait fait de la nature, de la folie et de la fragilité humaines l’étude spéciale de ses vingt dernières années et il se montrait aussi tendre et aussi apitoyé pour les maladies de l’esprit qu’un grand médecin peut l’être pour les souffrances du corps. N’avait-il pas disséqué l’esprit et n’avait-il pas découvert qu’il est sujet à des désordres aussi nombreux et aussi compliqués que ceux qui assiègent l’étonnant assemblage de chair, de sang et d’os dans lequel il possède une mystérieuse retraite ?

— D’autres que vous ont raisonné comme vous le faites aujourd’hui, Roland ; mais ils n’en ont pas moins attiré les chagrins, la honte, les angoisses et les remords sur eux-mêmes et sur les victimes de leur crime. Rousseau n’a-t-il pas dit que le premier homme qui entoura d’une barrière un champ quelconque et dit : « Ceci est à moi ! » fut l’ennemi de l’espèce humaine ? Vous autres jeunes philosophes du jour, vous retournez l’argument dans un autre sens et vous êtes prêts à déclarer que l’homme qui épouse une jolie femme devient l’ennemi des hommes voués au célibat. Il aurait dû se tenir à l’écart et attendre que l’homme parût sur la scène, l’homme aux sympathies poétiques et aux appréciations sublimes de la grâce et de la beauté féminine, et de toutes sortes d’attributs nébuleux qui sont censés faire partie des qualités de la femme sentimentale. Allons donc ! Roland, tout ceci est bon sur de joli papier de Chine, dans un charmant volume édité par MM. Moxon ; mais l’univers n’a pas été organisé pour le bonheur particulier des poètes. Il faut qu’il y ait des existences tranquilles, des satisfactions vulgaires, des ménages simples et terre-à-terre, dans lesquels le mari et la femme s’aiment l’un l’autre, et accomplissent leurs devoirs réciproques d’une façon toute prosaïque. La vie ne saurait être une extase poétique perpétuelle. Ah ! Roland, il vous a plu, depuis quelques années, de vous poser en sceptique. Que votre scepticisme vous sauve aujourd’hui ! Cela vaut-il la peine de faire beaucoup de mal, de commettre un grand crime, pour un joli visage et une paire d’yeux noirs, pour la satisfaction d’une folie éphémère ?

— Ce n’est pas une folie éphémère, — répondit avec énergie Lansdell. — J’étais porté à croire qu’il en était ainsi l’automne dernier quand je suivis votre conseil et m’éloignai d’ici. Je sais mieux à quoi m’en tenir maintenant. Si la profondeur et la sincérité existent quelque part dans l’univers, c’est dans mon amour pour Isabel. Ne me dites pas le contraire, Raymond. Les arguments qui auraient du poids pour d’autres hommes sont impuissants sur moi. J’ai le tort ou le malheur de ne pouvoir ajouter foi aux choses que le monde croit. Mais surtout je ne puis croire aux formules. Je ne puis croire que quelques paroles marmottées au mois de janvier dernier par un prêtre de Conventford puissent être assez fortes pour me séparer à jamais de la femme que j’aime et qui m’aime. Oui, elle m’aime, Raymond ! — s’écria le jeune homme dont le visage s’illumina d’un sourire qui donna à son teint brun le riche éclat d’un Murillo. — Elle m’aime, cette charmante et précieuse fleur, que j’ai trouvée épanouie dans l’isolement et inaperçue dans un désert…, elle m’aime ! Si j’avais découvert la froideur ou l’indifférence, la coquetterie ou l’affectation sous n’importe quelle forme le jour de mon retour, je serais reparti immédiatement ; j’aurais reconnu mon erreur et je me serais éloigné pour souffrir seul. Mon bon vieux Raymond, je sais qu’il est de votre devoir de me chapitrer et d’argumenter avec moi ; mais, je vous le répète, c’est peine perdue ; rien de tout cela ne peut me faire reculer. Efforcez-vous de me plaindre et de sympathiser avec moi, si vous pouvez. La solitude n’est pas en soi une chose si plaisante, et on ne marche pas isolé dans le monde sans une raison suffisante pour cet isolement. Il doit y avoir eu quelque chagrin dans votre vie, mon cher et vieil ami, quelque erreur, quelque désappointement. Rappelez-vous cela, et plaignez-moi.

Raymond resta quelques minutes silencieux ; il était assis le visage caché par sa main qu’un léger tremblement agitait.

— J’ai eu un chagrin dans ma vie, Roland, — dit-il enfin, — un chagrin profond et durable ; et c’est le souvenir de ce chagrin qui fait que vous m’êtes si cher ; mais c’était un chagrin dans lequel la honte n’avait point de part. Je suis fier de penser que j’ai souffert silencieusement. Je pense que vous pouvez deviner, Roland, pourquoi vous m’avez toujours été, et vous devez toujours m’être aussi cher que mon propre fils.

— Oui, — répondit le jeune homme, en lui tendant la main, — vous aimiez ma mère.

— Oui, Roland, et je me tins à l’écart afin qu’elle épousât l’homme qu’elle aimait. Je la serrai dans mes bras et je la bénis le jour de son mariage dans cette église là-bas ; mais pas un instant, depuis ce moment jusqu’à celui-ci, je n’ai cessé de l’aimer et de la respecter. Toute ma vie j’ai offert mon culte à une ombre ; mais son image était plus près de moi et m’était plus chère que la beauté vivante des autres femmes. Roland, je puis sympathiser avec un amour perdu, mais non pas avec un amour qui cherche à déshonorer l’objet de son culte.

— La déshonorer ! — s’écria Roland ; — déshonorer Isabel ! Il ne saurait y avoir de déshonneur dans un amour comme le mien. Mais, voyez-vous, nous pensons différemment, nous voyons les choses à un point de vue différent. Vous voyez par les yeux des gens de Graybridge, vous pensez à un enlèvement, à un scandale, aux articles des journaux. Je ne reconnais que le droit immortel de deux âmes qui savent qu’elles ont été créées l’une pour l’autre.

— Pensez-vous jamais à votre mère, Roland ? Je me souviens avec quelle tendresse elle vous aimait et combien elle était fière des qualités qui vous rendaient digne d’être son fils. Pensez-vous jamais à elle comme si elle était encore vivante, ayant conscience de vos chagrins et compassion pour vos péchés ? Je crois, Roland, que si vous la regardiez ainsi, comme je le fais, moi, — car elle n’a jamais été morte pour moi ; elle est l’idéal de ma vie et me maintient au-dessus du niveau commun de l’existence ; si vous y pensiez comme je le fais, je ne pense pas que vous persistiez dans le méchant dessein qui vous a ramené ici.

— Si je croyais ce que vous croyez, — s’écria Lansdell avec une chaleur soudaine, — je serais un tout autre homme… un homme meilleur que vous, peut-être. Il m’arrive parfois de m’étonner qu’un homme tel que vous, qui croit à toutes les gloires des mondes invisibles, soit néanmoins si ardent et si mondain dans toutes ses actions sur cette terre misérable et vulgaire. Si je croyais, je pense que la splendeur de mon héritage m’aveuglerait et m’enivrerait ; je me ferais trappiste et je vivrais dans une extase muette d’un bout de l’année à l’autre. Je m’en irais me cacher sur le sommet des montagnes, bien haut parmi les aigles et les étoiles, pour méditer sur ma béatitude. Mais, voyez-vous, j’ai le malheur de ne pas croire à cette magnifique fable. Il me faut prendre ma vie comme elle est ; et si, après dix années inutiles, le sort jette sur ma route une petite chance de bonheur suprême, qui donc viendra me dire de détourner ma main… qui me défendra d’étreindre mon trésor ?

Raymond n’était pas un homme qu’on pût démonter aisément. Il passa le reste de la journée à Mordred et dîna avec son jeune cousin, causant avec lui jusqu’à une heure avancée ; mais enfin il partit avec une contenance triste et le cœur gonflé. La maladie de Roland échappait au traitement de la philosophie. Que peuvent le frère Lawrence et la philosophie contre le nez grec et les yeux noirs italiens de Mlle Capulet, l’atmosphère embaumée des nuits chaudes du Midi, le murmure sourd et harmonieux d’une voix enfantine, l’éclat d’un bras blanc sur un balcon éclairé par la lune ?