La Femme du docteur/23

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome IIp. 60-73).

CHAPITRE XXIII.

UN LÉGER NUAGE.

Isabel était heureuse. Il était revenu ; il était revenu près d’elle ; il ne devait plus la quitter ! N’avait-il pas dit quelque chose qui signifiait cela ? Il était revenu parce qu’il avait trouvé la vie insupportable loin d’elle. Lansdell avait dit tout cela à la femme du médecin, non pas une fois, mais vingt fois ; et elle avait écouté, sachant qu’elle faisait mal, mais impuissante à fermer l’oreille à ses paroles doucement insidieuses. Elle était aimée, pour la première fois de sa vie, sincèrement, sentimentalement aimée, comme l’héroïne d’un roman. Elle était aimée, en dépit de ses robes étriquées, de ses chapeaux vulgaires, de ses bottines de façon campagnarde. D’un seul coup, en un instant, elle était sacrée reine, couronnée du plus noble diadème de la femme, l’amour d’un poète. Elle était Béatrice, et Roland était Dante ; ou bien elle était Léonore et il était le Tasse ; il lui importait peu. Ses idées des deux poètes et de leurs amours étaient presque aussi vagues que les notions du montreur de diorama sur les guerriers rivaux de la bataille de Waterloo. Elle était l’amour nuageux du poète, l’amour idéal et impossible qui ne pouvait jamais être pour lui qu’un rêve éternel.

Voici quelles étaient les pensées d’Isabel relativement au châtelain de Mordred, qu’elle rencontrait si souvent maintenant dans les froides après-midi du printemps. Il y avait sans doute une espèce de mauvaise action dans ces rencontres, surprises, pensait-elle ; mais son crime n’était pas plus grand que celui de la jolie princesse qui souriait au poète italien. Dans cette sphère radieuse du roman, dans ce pays féerique et mystique que hantait l’imagination d’Isabel, le péché, dans le sens que le monde attache à ce mot, n’avait point de place. Il n’y avait pas d’image aussi repoussante dans ce charmant royaume des fontaines et des fleurs. C’était fort mal de rencontrer Lansdell, mais je doute que le bonheur de ces rencontres aurait eu une saveur aussi exquise pour Isabel sans la présence de ce soupçon de péché. La légende ne parle-t-elle pas de cette élégante Française, qui s’écriait : « Ah ! si c’était seulement un péché de prendre des glaces ! » Il lui manquait ce charme-là pour rendre la glace à la framboise complètement délicieuse.

Mme Gilbert pensa-t-elle jamais que la route qui paraissait si charmante, que le sentier fleuri qu’elle suivait, la main dans la main, avec Roland, était une pente rapide, et qu’il y avait un gouffre noir et hideur caché en bas dans la vallée lointaine ? Non ; elle était ravie et grisée par le bonheur du moment, aveuglée par l’éclat du visage de son amant. Moins innocente, ou, disons mieux, moins ignorante, elle eût été moins coupable. Elle pensait que les choses iraient ainsi, à jamais, que ce délicieux bonheur sentimental n’aurait pas de fin. L’homme du monde blasé ne se fatiguerait jamais de jouer ce rôle charmant de l’amant-poète. Le chêne de lord Thurston se couvrirait d’un feuillage vert tendre ; il se dépouillerait pour refleurir encore, et Roland ne se fatiguerait pas d’errer sous son ombre épaisse. Elle n’avait que bien difficilement cru à la réalité splendide de son amour et de son culte ; mais une fois sa conviction faite, elle était prête à y croire à jamais. Elle se souvenait d’une légende sentimentale des bords du Rhin : l’histoire d’un chevalier qui, partant bien loin pour la guerre, passa pour avoir péri ; sur quoi la dame de ses pensées, au désespoir, entra dans un couvent et consacra au ciel le reste de ses malheureux jours. Mais enfin, le chevalier, qui n’était pas mort, revint et trouvant que sa fiancée était perdue pour lui, consacra le reste des jours à la constance et à la solitude ; il se construisit un ermitage sur un rocher qui dominait le couvent où sa belle et fidèle Hildegonde passait ses jours purs et pieux. Et chaque matin, dès que le premier rayon de lumière illuminait le ciel d’Orient, et tout le jour, et quand l’étoile du soir se levait, pâle et argentée du sein des cieux empourprés, l’ermite de l’amour s’asseyait à la porte de sa cellule, contemplant l’humble retraite où il s’imaginait voir sa chaste maîtresse agenouillée devant un crucifix, mêlant parfois son nom à ses prières. Et Roland, n’était-ce pas le nom du chevalier — son nom à lui ? C’était un amour semblable qu’Isabel croyait avoir conquis. C’est un amour comme celui-là qui est le plus cher désir des femmes, — un dévouement admirable, inutile, et romanesque, — une existence vouée au culte du regret et de l’amour. La pauvre et faible Marie d’Écosse accepte l’hommage poétique de Chastelar et se complaît à penser que le cœur du poète saigne au spectacle de sa grâce et de sa beauté, et qu’il restera ainsi éternellement saignant. Mais le poète malade d’amour se fatigue de ce culte trop respectueux et veut escalader les cieux royaux pour contempler de plus près l’éclat de son étoile, d’où surgissent peines et confusion, et le sacrifice d’une tête à moitié folle.

Il n’y avait donc pas la moindre pensée de péril, pour elle-même et pour les autres dans l’esprit de Mme Gilbert, pendant qu’elle se tenait debout sur le pont jeté au-dessus du ruisseau du moulin, causant avec Roland. Elle avait une vague idée qu’elle ne remplissait pas précisément son devoir envers son mari ; mais l’image du pauvre George s’éloignait de plus en plus d’elle. Ne contentait-elle pas ses désirs, ne s’asseyait-elle pas à table en face de lui, et ne l’aidait-elle pas à mettre son pardessus dans le vestibule lorsqu’il sortait ? Pouvait-elle faire plus pour lui ? Non, lui-même avait refusé d’autres attentions. Une fois sous l’impulsion du sentiment de son devoir, elle avait essayé de brosser son chapeau, mais elle l’avait fait à rebrousse-poil, et s’était ainsi attiré le mécontentement de son mari. Elle avait tenté de lui lire des vers, et il avait bâillé pendant la lecture. Elle avait mis des fleurs sur la toilette — des fleurs blanches et délicates — dans un vase long et effilé, autour du col duquel elle enroulait un rameau de convolvulus, comme une guirlande autour d’une colonne classique ; mais Gilbert avait prétendu que les fleurs odoriférantes exhalent du gaz acide carbonique. Que pouvait-on donc faire pour un semblable mari ? Ses extases tendrement sentimentales, les émotions poétiques, les aspirations profondes qu’Isabel révélait à Roland eussent été aussi inintelligibles pour George que la langue sémitique. Pourquoi n’octroierait-elle pas cette autre partie d’elle-même à l’élu de son choix ? Si elle accomplissait ses devoirs près de son mari, si elle se montrait soumise à Othello, Cassio pouvait certainement posséder toute la poésie de son âme, que le More prosaïque méprisait et repoussait.

C’était à peu près de la sorte que raisonnait Isabel quand elle réfléchissait un peu à son attachement platonique pour Roland. Elle était très-heureuse, bercée par sa propre ignorance du danger plutôt que par un plan quelconque profondément étudié de son amant. Ses manières pour elle étaient plus tendres que celles d’un père pour son enfant chéri, plus respectueuses que celles de Raleigh pour Élisabeth ; mais en tout cela il n’y avait pas idée de duplicité. Le dessein bien arrêté de son esprit s’enracinait de plus en plus, et il s’imaginait qu’Isabel le comprenait et savait que la grande crise de sa vie s’approchait rapidement et qu’elle était prête à la subir.

Une après-midi, vers la fin du mois, un jour que les vents de mars étaient plus violents et plus impitoyables que jamais, Isabel traversait les prairies où les haies risquaient de timides petits bourgeons destinés à être sacrifiés par la bise aiguë et où, çà et là, une violette tachait de sa timide corolle le vert du tapis. Lansdell était debout sur le pont, lorsque Isabel approcha de l’endroit des rendez-vous habituels, et il se tourna vers elle en l’accueillant d’un sourire.

Mais bien qu’il sourît en pressant la petite main effilée qui presque toujours tremblait dans la sienne, le châtelain de Mordred n’était pas joyeux ce jour-là. C’était au lendemain du jour où Raymond avait dîné chez lui, et l’influence des paroles de son parent l’entourait encore et l’oppressait. Il ne pouvait nier qu’il n’y eût de la vérité et de la sagesse dans le chaud plaidoyer de son ami ; mais il était trop tard pour renoncer à son dessein. Longtemps en suspens et irrésolu, longtemps en proie au doute pour lui-même et pour le monde, il était enfin fermement déterminé à mettre sa résolution à exécution.

— Isabel, je vais à Londres — dit-il après être resté quelques minutes à côté de Mme Gilbert, en contemplant silencieusement la surface de l’eau ; — je vais à Londres demain matin, Isabel.

Il ne l’appelait plus qu’Isabel maintenant et s’arrêtait volontiers avec une sorte de tendresse sur ce nom. Édith Dombey l’aurait couvert de confusion s’il s’était permis cette hardiesse auprès d’elle, en lui jetant un regard de reproche hautain ; mais il y avait longtemps que la pauvre Isabel avait reconnu qu’elle ne ressemblait nullement à Édith Dombey.

— Vous allez à Londres ! — s’écria d’un ton pitoyable la femme du médecin. — Ah ! je savais… je savais bien que vous repartiriez et que je ne vous reverrais plus.

Elle joignit les mains avec un geste de terreur soudaine et le regarda avec un monde de désolation et de reproches peint sur sa figure pâle.

— Je savais que cela arriverait ! — répéta-t-elle. — La nuit dernière, j’ai rêvé que vous étiez parti et que je venais ici. Ah ! le chemin me semblait affreux ! Je prenais sans cesse les mauvaises routes, je me trompais de champs, et enfin, quand j’arrivai, il n’y avait qu’une personne, un étranger, qui me dit que vous étiez parti et que vous ne reviendriez jamais !

— Mais, Isabel… mon amour… ma bien-aimée… — ces tendres épithètes ne l’étonnèrent pas, tant elle était absorbée par sa frayeur de perdre l’objet de son idolâtrie, je vais seulement passer un ou deux jours à la ville pour voir mon homme d’affaires… pour prendre des dispositions… des dispositions de la dernière importance… je serais un misérable de les négliger ou de m’exposer au moindre accident en les différant d’une heure. Il faut que j’aille à la ville ; mais je ne m’absenterai qu’un jour ou deux… deux jours au plus… peut-être un seul. Et lorsque je reviendrai, Izzie, j’aurai quelque chose à vous dire… quelque chose de très-sérieux… quelque chose qu’il est préférable de dire tout de suite… quelque chose qui contient tout le bonheur de ma vie future. Voulez-vous vous trouver ici dans deux jours… mercredi, à trois heures ? Oui, n’est-ce pas, Isabel ? Je sais que je fais mal en vous exposant au déshonneur de ces entrevues furtives. Si j’en ressens si péniblement la honte, combien ce doit être douloureux pour vous… ma chère enfant bien-aimée… mon innocente bien-aimée ! Mais ce sera la dernière, Isabel… ce sera la dernière fois que je vous demanderai de vous exposer pour l’amour de moi à cette humiliation. Dorénavant nous lèverons haut la tête, mon amour ; car, enfin, il n’y aura plus ni duplicité ni mensonge dans notre conduite.

Mme Gilbert regardait Roland avec une stupéfaction profonde. Il avait parlé de honte et de déshonneur et avec le ton d’un homme qui a souffert et souffre encore très-cruellement. Ce fut tout ce qu’Isabel comprit au discours de son amant et elle ouvrit les yeux avec l’étonnement de la stupeur en l’écoutant. Pourquoi donc avait-il honte ? Était-il humilié ou déshonoré ? Dante était-il déshonoré par son amour pour Béatrice ? Waller par son culte pour Sacharissa amour et culte se prouvant par tant de vers charmants et ne quittant jamais le domaine rose et nuageux de la poésie pour les régions vulgaires de la prose ! Déshonneur ! honte… elle rougit au moment où ces mots cruels touchèrent son pauvre cœur sentimental. Elle eut envie de s’enfuir brusquement et de ne jamais revoir Lansdell. Son cœur en serait brisé sans doute ; mais un cœur brisé et une fin prématurée avec une pierre tumulaire ad hoc étaient infiniment préférables à la honte ! Les larmes inondèrent ses joues empourprées et elle détourna son visage de Roland. Elle était à moitié suffoquée par un sentiment mêlé de chagrin et d’indignation.

— Je ne pensais pas que vous étiez honteux de vous rencontrer avec moi ici quelquefois, — dit-elle en sanglotant ; vous me disiez de venir. Je ne pensais pas que vous étiez humilié de causer avec moi… je…

— Eh quoi ! Isabel… chère Isabel !… s’écria Roland, — pouvez-vous vous méprendre si complétement ? Moi… honteux de vous rencontrer… honteux de votre société ! Pouvez-vous douter de ce qui serait arrivé si j’étais revenu un an plus tôt que mon malheur ne m’a permis de le faire ? Pouvez-vous mettre un seul instant en doute que je vous eusse choisie pour femme entre toutes les femmes de l’univers, et que mon plus grand orgueil eût été de vous donner ce nom chéri ? Il était trop tard, Izzie, trop tard ; trop tard pour conquérir ce bonheur pur et parfait qui aurait fait un autre homme de moi, qui aurait fait de moi un homme utile et bon, je le crois. Je suppose qu’il en est toujours ainsi ; je crois qu’il manque toujours une goutte à la coupe du bonheur, cette unique goutte mystique qui change en élixir le breuvage vulgaire. J’arrivai trop tard ! Pourquoi rien ne me manque-t-il en ce monde ? Pourquoi posséderai-je quatre cent mille livres de rentes et le château de Mordred, et le droit d’avouer à la face du monde la femme que j’aime, tandis qu’il existe de misérables infirmes qui balayent les rues pour gagner leur pain quotidien, et des hommes et des femmes végétant dans de grandes prisons appelées Asiles, dont la première loi est la séparation de tout lien humain ? Je suis venu trop tard, et il est probable qu’il était naturel qu’il en fût ainsi. Des millions de destinées ont été annihilées par un petit revers semblable à celui qui a gâté la mienne. Il faut donc prendre le sort comme il se présente, Isabel, et si nous sommes fidèles l’un à l’autre, j’espère et je crois que celui qui nous attend peut encore aujourd’hui être heureux et brillant.

Une femme du monde aurait promptement deviné que les paroles de Roland devaient avoir rapport à des projets plus sérieux que des rencontres sous le chêne de lord Thurston, accompagnées d’échange de volumes de littérature légère. Mais Isabel n’était pas une femme du monde. Elle avait lu des romans pendant que d’autres lisaient les journaux, et du monde autre que celui des romans en trois volumes, elle n’avait pas plus idée qu’un enfant. Elle croyait à un univers fantastique, sorti des pages des poètes et des romanciers ; elle savait qu’il y avait des gens vertueux et des gens méchants, — des Ernest Maltravers et des Lumley Ferrer, des Walter Gay et des Carker ; mais à part cela elle n’avait que peu d’idées sur l’humanité ; et, ayant une fois pour toutes placé Roland dans la catégorie des héros, elle ne pouvait imaginer qu’il possédât un attribut qui fût également commun au traître. S’il paraissait si gravement affecté par ces rendez-vous sous le chêne, elle ne l’était pas moins ; et tel avait été le chevalier allemand, qui avait passé la plus grande partie de sa vie à contempler la cellule de la dame de ses pensées.

— Je vous verrai quelquefois, — dit-elle avec une hésitation timide, — je vous verrai quelquefois, n’est-ce pas, lorsque vous serez revenu de la ville ? pas souvent, sans doute ; je crois qu’il n’est pas bien de venir si souvent ici, à l’insu de George ; et la dernière fois je l’ai fait attendre pour le dîner ; mais je lui ai dit d’où je venais et que je vous avais vu, et il n’a rien dit du tout.

Roland soupira.

— Ah ! ne comprenez-vous pas, Isabel, — dit-il ; — que cela double notre honte ? C’est précisément parce qu’il ne dit rien, c’est précisément parce qu’il est si naïf et si confiant que nous ne devons pas le tromper plus longtemps, le pauvre diable. C’est là la honte, Isabel ; elle consiste dans l’hypocrisie et non dans l’action elle-même. Un homme se rencontre à armes égales avec son ennemi et le tue ! personne ne s’en plaint. Le plus habile doit toujours triompher ; et s’il triomphe loyalement, personne ne peut lui reprocher sa victoire. Vous voici toute déconcertée, n’est-ce pas, ma bien-aimée, par ces paroles décousues ? Mercredi je serai plus clair. Et maintenant, laissez-moi vous reconduire, — ajouta Lansdell en consultant sa montre, — si vous voulez être chez vous à cinq heures.

Il connaissait les habitudes du petit ménage du docteur et il savait que cinq heures était l’heure du dîner de Gilbert. Aucunes paroles ayant un caractère sérieux ne furent échangées pendant le retour, — ils ne parlèrent qu’à l’aventure des livres et des poètes et des pays étrangers. Lansdell parla à Isabel des endroits les plus remarquables de l’Italie et de la Grèce, des charmants villages sur les rives des lacs d’azur profondément cachés dans les chaînes alpestres, des sommets neigeux semblables à des nuages immobiles — régions charmantes et pittoresques qu’elle verrait un jour ou l’autre, — ajouta gaiement Roland.

Mais Mme Gilbert ouvrit de grands yeux et partit d’un éclat de rire. Comment pourrait-elle jamais voir ces pays ? — demanda-t-elle en souriant. George n’irait jamais là : il ne serait jamais assez riche pour y aller ; et quand même il le serait, il ne se soucierait pas d’y aller.

Tout en parlant, Isabel pensait que, après tout, elle se souciait peu de ces charmants pays ; bien qu’elle y eût souvent rêvé et qu’elle eût souvent désiré les voir, il y avait de cela longtemps, dans le jardin de Camberwell, pendant les calmes soirées éclairées par la lune, alors qu’elle avait coutume de se tenir sur le petit degré de pierre conduisant à la cuisine, les bras appuyés sur la pompe, comme Juliette sur le balcon, en se figurant qu’elle était en Italie. Maintenant elle était tout à fait résignée à l’idée de ne jamais quitter Graybridge-sur-la-Wayverne. Elle était satisfaite d’y rester toute sa vie, pourvu qu’elle pût voir Roland de temps en temps ; tant qu’elle pourrait savoir qu’il était près d’elle, pensant à elle, et la chérissant, et que, à de certains moments, son visage brun pût venir jeter quelque éclat sur la monotonie de son existence. Elle connaissait le bonheur parfait, le bonheur d’être chérie par l’objet séduisant de son culte. Rien ne pouvait ajouter à cette perfection ; la coupe était pleine jusqu’au bord d’une source intarissable de joie et de délices.

Lansdell s’arrêta pour donner une poignée de main à Isabel lorsqu’ils atteignirent la porte conduisant sur la route de Graybridge.

— Adieu, — dit-il doucement, — adieu, jusqu’à mercredi, Isabel. Isabel… quel joli nom ! N’avez-vous pas d’autre nom de baptême ?

— Non.

— Rien qu’Isabel… Isabel Gilbert. Adieu.

Il ouvrit la porte et suivit du regard la femme du médecin pendant qu’elle traversait la prairie et se dirigeait rapidement vers la ville. Un homme passa sur la route comme Lansdell y était encore et le regarda tandis qu’il s’éloignait, puis il se retourna pour regarder Isabel.

— Raymond a raison, — pensa Roland, on a déjà commencé à nous remarquer et à causer. Pauvre chérie ! c’est dorénavant mon devoir de te protéger contre de pareilles choses. Graybridge !… Graybridge !… on dirait d’une prison. Combien j’aspire à l’air libre de la Suisse ; le ciel bleu, les eaux d’azur, les nuages aux teintes prismatiques, les sommets nuageux ! Cela fait l’effet de monter à moitié chemin du ciel que de vivre là. Et je m’arrêterais dans ce petit coin de paysage anglais, et je m’y enchaînerais pour suivre la loi de Graybridge ! Je serais prisonnier pour la vie, ayant Graybridge pour geôlier ; je verrais le visage enchanteur de ma bien-aimée me regarder à travers les barreaux de son cachot, devenir de jour en jour plus pâle, jusqu’à ce qu’il s’efface pour toujours, plutôt que de scandaliser les sentiments de Graybridge ? Qu’ils me prennent pour sujets de leurs cancans, qu’ils me mettent dans leurs journaux, et qu’ils s’en donnent & cœur joie ! Mon âme est autant au-dessus d’eux que l’aigle qui monte vers le soleil est au-dessus du mouton qui le regarde du fond des vallées. J’ai mis le pied sur le soc flamboyant, mais ma bien-aimée sera emportée saine et sauve dans les bras robustes de son amant.

Mme Gilbert rentra au logis, retrouva son mari, et s’assit en face de lui à table, comme de coutume. Mais les paroles de Roland, si obscures pour elle qu’en eût été le sens, l’avaient influencée quelque peu, car elle rougit quand George lui demanda où elle avait été par cette froide après-midi. Gilbert ne vit pas cette rougeur ; il découpait le rôti au moment où il faisait cette question, et, d’ailleurs, il l’avait faite plutôt machinalement que par curiosité. Cette fois Mme Gilbert ne dit pas à son mari qu’elle avait vu Roland. Les mots : honte et déshonneur, résonnaient à ses oreilles pendant tout le temps du dîner. Elle avait goûté si peu que ce fût du fruit de l’arbre fameux et elle en trouva la saveur très-amère. C’était mal de rencontrer Roland sous le chêne de lord Thurston, puisqu’il l’avait dit, et le rendez-vous du mercredi devait être le dernier ; et cependant leur sort devait être heureux ; ne l’avait-il pas dit en termes d’une éloquence mystérieuse dont la pauvre Isabel était incapable de sonder toute la signification ? Elle réfléchit toute la soirée à ce qu’avait dit Lansdell et un vague pressentiment de danger imminent se fit jour dans son esprit. Peut-être s’éloignait-il pour toujours et lui avait-il parlé autrement afin de l’endormir par de vaines espérances et s’épargner ainsi l’ennui de ses lamentations. Ou bien il allait à Londres pour arranger son mariage prochain avec Gwendoline. La pauvre Isabel ne pouvait pas secouer ses craintes jalouses de cette rivale brillante et de haute naissance que Lansdell avait aimée autrefois. Oui, il avait aimé Gwendoline. Raymond avait trouvé une occasion pour raconter à Isabel l’engagement qui avait autrefois lié le jeune homme à sa cousine, et il avait ajouté qu’il espérait que, après tout, un mariage pourrait être encore amené entre eux ; et la femme de charge de Mordred n’avait-elle pas dit quelque chose de semblable ?

— Il épousera lady Gwendoline, — pensait Isabel, dans un soudain accès de désespoir, — et c’est ce qu’il va me dire mercredi. Aujourd’hui, il n’était pas le même homme qu’il s’est montré depuis son retour à Mordred. Et cependant… et cependant…

Et cependant quoi ? Isabel essaya en vain d’approfondir le sens du discours décousu de Roland, tantôt d’une gravité émue… tantôt d’une violence soudaine… un instant plein d’espoir… puis après assombri par le désespoir. Qu’est-ce que cette naïve liseuse de romans pouvait faire contre un homme du monde, dévoré de l’ardeur de braver le monde, et qui connaissait parfaitement quel monde terrible il allait outrager et défier.

Mme Gilbert ne dormit pas de la nuit et rêva au rendez-vous près de la cascade. Les paroles de Roland la troublaient et l’alarmaient. Le bonheur qui s’ignore, les délices irréfléchis de la présence de l’amant, la joie quotidienne dont la plénitude ne laisse pas de place pour une pensée du lendemain, avaient subitement disparu comme un rayon de soleil éclipsé par des nuages noirs qui présagent un orage. Ève avait écouté les premiers murmures du serpent et le paradis avait perdu une partie de sa beauté.