La Femme du docteur/26

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome IIp. 105-124).

CHAPITRE XXVI.

UN PRÉDICATEUR POPULAIRE.

Que pouvait faire Isabel ? L’édifice de tous ses rêves avait flotté comme une toile d’araignée secouée par un vent violent et avait disparu, entraîné sans retour. Tout le monde l’avait méconnue. Lui-même qui aurait dû être un demi-dieu par la puissance de sa pénétration aussi bien que dans tous ses attributs, — lui aussi l’avait offensée et outragée et lui avait rendu impossible de regarder avec confiance la sombre beauté de son visage. Jamais plus sa main ne pouvait se poser, si légèrement que ce fût, sur son bras ; jamais plus elle ne devait lui confier, en d’enfantines confidences, tous les vagues désirs, toutes les aspirations innocemment sentimentales de son âme d’enfant.

Jamais, jamais plus. Le brillant idéal de sa vie s’était évanoui devant elle comme un nuage vaporeux et argenté planant au-dessus d’une cascade alpestre et n’avait laissé derrière qu’un homme du monde désenchanté et sceptique, qui lui demandait hardiment de quitter son mari et qui se fâchait contre elle, parce qu’elle refusait de satisfaire à son cruel désir.

La femme du médecin n’admit pas un seul instant la possibilité de commettre l’action que Roland lui avait proposée. Bien loin, — aussi loin d’elle que quelque peinture indécise et à demi oubliée d’un pays féerique, — flottait une vision de ce que sa vie aurait pu être avec lui, si elle avait été Clotilde, ou la brillante duchesse, ou Gwendoline, ou quelque autre femme absolument différente d’elle-même. Mais la possibilité de quitter délibérément son mari pour suivre les pas de cet homme était aussi loin de sa puissance de compréhension que l’idée de dérober une poignée d’arsenic dans le laboratoire pour le mêler avec le sucre qui servait à George à adoucir son café du matin.

Elle s’éloigna du Roc de Thurston sans reprendre le chemin à travers les prairies qui l’aurait conduite chez elle. Elle alla n’importe où, à demi inconsciente, absolument indifférente de la direction qu’elle suivait, et pensant, et avec une tristesse indicible, à ses rêves évanouis.

Elle avait été si enfantine, si entièrement enfantine, et elle s’était si complétement abandonnée à ce rêve chéri ! Je pense que son enfance s’envola loin d’elle en compagnie de ce rêve brisé, et que le gris crépuscule de l’âge de femme se leva pour elle, froid et morne, au moment où elle s’éloigna lentement de l’endroit où Roland gisait couché la face contre terre, pleurant sur les ruines de son rêve, à lui. Il semblait qu’à cette heure elle traversât le ruisseau type de Longfellow et pénétrât dans le pays désert et stérile qui commence au delà. Hélas ! comme elle a raison la jeune fille de retarder le plus longtemps possible l’instant où elle doit traverser l’étroite limite ; car le pays, de ce côté-là, est nu et désolé en comparaison des jardins fertiles et des prairies charmantes qu’elle abandonne pour jamais. La doux âge du rêve est fini ; les féeriques compagnes de la jeunesse, si charmantes même lorsqu’elles sont trompeuses, ouvrent leurs ailes éclatantes et s’envolent au loin, et le grave génie du bon sens, — personnage d’aspect sévère, vêtu d’étoffe de laine grise, garantie contre le rétrécissement résultant du séjour dans le baquet de la blanchisseuse, et qui abjure fidèlement la crinoline, — étend la main et offre, avec une brusquerie amicale, mais peu compromettante, d’être le guide et le moniteur futur de la femme.

Isabel devint brusquement femme ; elle vieillit de dix ans à la suite des découvertes amères de cette triste après-midi. Puisqu’il n’y avait personne au monde qui la comprît, puisque lui-même s’était si complétement mépris à son égard, il fallait que ses rêves fussent insensés et impossibles à comprendre, sinon par elle-même. Mais ces folles rêveries étaient mortes à jamais. Elle ne pouvait plus songer à Roland comme elle le faisait autrefois. Toutes les rêveries dont il était l’objet n’avaient été que des mirages dérisoires. Il n’était pas le chevalier sincère et fidèle qui pouvait rester éternellement assis à la porte de son ermitage, contemplant tendrement la fenêtre lointaine du couvent qui pouvait être ou n’être pas celle de la cellule de ses amours perdues. Non, c’était une tout autre personne. C’était le hardi et dissolu partisan armé d’une rapière de cinq pieds de long, chaussé de souliers à la poulaine garnis de longs éperons cruels et vêtu d’une cotte de mailles d’acier sonnant avec un bruit de ferraille lorsqu’il traversait le vestibule de son château. Il était l’amant trompeur et méchant qui aurait, en quelque nuit fatale, escaladé les murs de la calme retraite d’Hildegonde emportant malgré ses cris la nonne entre ses bras, sans craindre de la voir, affolée de chagrin, se jeter dans le Rhin à la première occasion favorable. C’était un Faust sans cœur, prêt à écouter les conseils de Méphistophélès et à trahir la pauvre et confiante Marguerite. C’était Robert le Diable, sous les pas maudits duquel tout un cimetière d’esprits accusateurs pouvait surgir à tout moment. C’était Steerforth, le beau, l’impitoyable, l’irrésistible Steerforth, sans un regret pour le cœur brisé de la naïve Emily ou de la noble Pegotty.

Peut-être Isabel n’admirait-elle pas moins Lansdell pour cela ; mais à son admiration se mêlait une frissonnante horreur. Elle était absolument incapable de le voir sous son vrai jour — un jeune homme à dispositions affables, désireux de faire aussi peu de mal que possible, autant qu’il se trouverait suffisamment heureux lui-même, et croyant sincèrement qu’il n’y avait aucun mal énorme ou irréparable à s’approprier la femme d’autrui.

Ce soir-là, tandis qu’elle parcourait les sentiers du Midland, les larmes inondaient les joues pâles de Mme Gilbert. Elle ne pleurait pas avec violence, elle ne s’abandonnait à aucun accès de désespoir. Pour l’instant, elle était impuissante à se rendre compte du vide de son existence, maintenant que son rêve était à jamais brisé. Son chagrin n’était pas aussi amer que le jour du brusque départ de Roland. Il l’avait aimée — elle le savait alors ; et le suprême orgueil de cette pensée la soutenait au milieu de son chagrin. Il l’avait aimée. Son amour n’était pas de la nature de ceux dont elle avait lu tant de descriptions et auxquels elle avait cru si aveuglément ; c’était seulement la passion terrible des chevaliers félons, le caprice cruel du méchant seigneur en bottes à revers qu’elle avait vu, si fréquemment vu — grâce à des billets de faveur — des dernières loges du théâtre de Surrey. Mais, enfin, il l’aimait ! Il l’aimait assez pour se jeter à terre et pleurer parce qu’elle l’avait repoussé ; et le méchant seigneur en bottes à revers n’avait jamais été si loin, se contentant généralement de donner des preuves plus visibles de sa colère, telles que l’exécution d’un jugement sur les biens et les castels du père de l’héroïne, ou l’enlèvement de l’héroïne elle-même par des coquins à gages. Quelle chose étrange qu’il arrive toujours que le digne fermier en gilet à fleurs soit en retard pour ses fermages et qu’il soit toujours le tenancier du seigneur dissolu !

Lansdell ferait-il rien de pareil ? Isabel frissonna légèrement en jetant un regard sur le paysage désert, et elle pensa qu’un couple de coquins à gages pourrait bien sortir brusquement d’une haie et l’emporter vers une chaise de poste disposée dans ce but. Isabel se demanda s’il y avait encore des chaises de poste dans le monde. Une étrange confusion de pensées remplissait son esprit. Elle ne pouvait ainsi devenir brusquement femme ; la traversée du ruisseau mystique ne se faisait pas aussi rapidement. Quelques restes des vieilles illusions flottaient autour d’elle et se transformaient simplement. Seule, la main de la sagesse pouvait lui arracher le bandeau des yeux et lui montrer les choses dans leur véritable aspect.

Elle s’assit à la fin pour se reposer sur le dernier échelon d’une barrière agreste et lissa ses bandeaux que le vent de mars avait dérangés. Puis elle rattacha les brides de son chapeau avant d’entrer sur la grande route qui passait de l’autre côté de la barrière. Lorsqu’elle se trouva sur cette route, elle reconnut qu’elle était très éloignée de chez elle et très-rapprochée du village modèle dans lequel Raymond leur avait offert ce modeste festin de thé et de gâteaux et pendant lequel George s’était tenu à ses côtés plaidant sa cause auprès d’elle avec une humilité si profonde. Pauvre George ! Le tranquille aspect de la pelouse du village, les petites maisonnettes, coquettes et propres sous les rayons du soleil couchant, la barrière très-basse, en bois, donnant accès dans le cimetière, — toutes ces choses, si étranges et cependant si familières ramenèrent le souvenir d’une époque qui semblait maintenant indiciblement éloignée. Elle se rappela le vague frisson de plaisir qui avait agité son cœur lorsque le jeune médecin lui avait demandé d’être sa femme. Elle ne pensa pas un instant à ce qui aurait pu arriver si elle avait repoussé sa prière. Elle ne pouvait se représenter libre et Roland la courtisant honnêtement. Elle se l’était représenté comme un être majestueux et éloigné, comme un astre, destiné à être adoré par des fidèles agenouillés lui offrant un encens perpétuel, et absolument heureux par l’éclat radieux de sa personne. Maintenant elle voyait en lui un ange des ténèbres dont la présence apportait le malheur et la ruine. Elle ne pouvait le voir sans exagération ; son imagination était une sorte de verre grossissant à travers lequel elle l’avait toujours vu, — comme une figure vaguement splendide, d’une grandeur et d’une magnificence indécises, baignant dans la brumeuse atmosphère de ses rêveries de petite fille.

On était alors dans la semaine de la Passion, — car, cette année-là, Pâques tombait très-tard dans le mois, et le village modèle excellant sous le rapport de la piété aussi bien que sous celui de toutes les autres vertus, les naïfs habitants se portaient en foule à l’église. Au moment où Mme Gilbert parcourait le chemin conduisant du village au cimetière, les cloches appelaient au service du soir ; et de petits groupes de deux ou trois personnes, des vieilles femmes solitaires, coiffées de chapeaux noirs, passaient à côté d’elle, comme elle se promenait, fort en peine de savoir où diriger ses pas, ou à quoi se décider. Elle était étrangère dans ce lieu, bien que Graybridge ne fût éloigné que de quelques milles ; elle était étrangère, et ce seul motif, dans un lieu aussi circonscrit que le village modèle, suffisait pour exciter la curiosité. Peut-être aussi y avait-il dans la pâleur de son visage, dans ses paupières gonflées, dans ses regards baissés et vagues, quelque chose bien fait pour éveiller les soupçons. Malgré son trouble elle put voir qu’on la regardait avec étonnement, et en un instant toutes les choses cruelles que lui avait dites Gwendoline lui revinrent à l’esprit. Oui, elle se rappela immédiatement ces paroles amères. Elle s’était faite le sujet des langues calomnieuses, et l’histoire de sa passion coupable pour Roland était dans toutes les bouches. Si lui qui aurait dû la connaître, — si lui devant lequel elle avait mis à nu tous les secrets de son âme sentimentale, — si lui, même, pouvait assez mal penser d’elle pour croire qu’elle pouvait quitter son mari et devenir la créature que M. Dombey croyait voir dans sa femme lorsqu’il frappa sa fille dans l’escalier, — cette créature que le juge Brandon rencontra une certaine nuit sous un bec de gaz dans une rue de Londres, — comment pouvait-elle s’étonner que le monde la calomniât et la méprisât ? Les portes du paradis s’étaient brusquement refermées sur elle ; elle était violemment tombée des régions féeriques de son imagination, sur ce monde cruel, impitoyable, glacial, terre-à-terre ; et, naturellement portée à l’exagération, elle se le représentait plus froid, plus dur et plus cruel qu’il n’est. Elle voyait les gens la montrant au doigt dans les rues de Gray bridge ; le sévère pasteur la prenant pour sujet de son sermon dominical.

Elle se représentait tout ce qui est douloureusement démonstratif en matière de mépris et de mise à l’index. Les temps étaient passés où les anciens de Graybridge auraient pu la condamner à faire amende honorable pieds nus, tenant à la main un cierge de cire. Il n’y avait pas de lettre rouge dont on pût la stigmatiser comme une créature coupable ; mais à cela près que ne pouvait-on pas lui faire ? elle se représentait tout ce qui l’attendait : son mari viendrait à savoir ce qu’on pensait d’elle ; il partagerait lui-même les mêmes idées et elle serait chassée. Autrefois elle avait pensé que ce n’était pas une chose si déplaisante que d’être chassée, d’errer par les rues comme Florence Dombey ; mais Mlle Dombey avait pour refuge et pour abri la jolie petite maison du capitaine Cuttle, et, pour soutien à l’heure de l’épreuve, la conviction des mérites du défunt Walters. La pauvre Isabel ne possédait aucun ami sur terre, à l’exception de cette criarde et faible belle-mère, là-bas dans l’île de Jersey et qui possédait à peine un morceau de pain et un abri, dévorée qu’elle était par ses enfants. Isabel n’avait pas d’ami ; car n’était-il pas maintenant son plus cruel ennemi, lui qui lui avait causé le tort le plus grand en montrant son inhabileté à la comprendre ? Qui avait confiance en elle, qui l’aiderait, si tout Graybridge était contre elle ? Elle imaginait la porte de la maison carrée de la ruelle poudreuse à jamais fermée pour elle et rien qu’un monde dur et impitoyable devant elle.

Les groupes de gens tranquilles, — composés surtout de femmes dont bien peu étaient jeunes, — s’évanouirent lentement sous le sombre portail de l’église, comme les silhouettes vagues et brumeuses d’un diorama. Les cloches sonnaient toujours dans la fraîche atmosphère crépusculaire ; mais, en ce moment, le cimetière était fort désert et les yeuses solennelles prenaient des formes étranges et fantastiques sur le fond du ciel d’un gris sombre. Rien qu’une ligne mince de lumière d’un jaune pâle restait du jour qui finissait, — de ce jour qui avait vu les adieux d’Isabel à Roland ! C’était un adieu sérieux ; non pas une querelle d’amoureux d’où l’amour renaît plus vigoureux. C’était une séparation éternelle, car ne lui avait-il pas dit de s’éloigner, — de le quitter pour toujours ? N’étant pas la créature coupable pour laquelle il l’avait prise, elle n’était plus rien au monde pour lui. Il ne demandait pas un culte éternel ; il ne désirait pas qu’elle se retirât dans un couvent, afin qu’il pût se consoler pour le reste de ses jours en contemplant sa fenêtre ; il ne voulait pas qu’elle se couchât auprès d’un réchaud de charbon, la main dans sa main, et qu’elle mourût. Il ne ressemblait pas à ce charmant Henry von Kleist qui emmena son Henriette dans une jolie auberge aux environs de Postdam, qui soupa gaiement avec elle, puis la tua d’un coup de pistolet et se tua lui-même ensuite sur les rives d’un lac voisin. Lansdell ne désirait rien de poétique ou de romanesque, et dans le cours de ses discours passionnés il n’avait même pas parlé du suicide.

Elle pénétra dans le cimetière et se dirigea vers le petit pont sur lequel elle s’était arrêtée, ayant George auprès d’elle. La Wayverne coulait silencieusement sous l’arche trapue et moussue ; le vent avait cessé, et de loin en loin seulement un faible zéphyr agitait les longs roseaux noirâtres comme si les pas d’un esprit invisible, errant dans le crépuscule, les eussent courbés. Elle s’arrêta sur le pont et contempla l’eau tranquille. Si elle avait jamais eu l’intention de se noyer l’occasion était propice. Heureusement pour l’espèce humaine le suicide est une question dans laquelle l’occasion et la volonté vont rarement de conserve. La femme du médecin était très-malheureuse ; mais elle ne se sentait pas assez préparée pour faire le plongeon décisif qui aurait pu mettre fin à ses chagrins terrestres. Entendrait-on le bruit de la chute, là-bas, dans l’église, si elle se laissait glisser doucement au milieu des roseaux du sommet du talus qui se cachait sous le pont ? Entendraient-ils le clapotement de l’eau se refermant sur elle et se demanderaient-ils la signification de ce bruit, tout en poursuivant leurs prières, s’inquiétant peu de la créature en train de se noyer et absorbés par leurs dévotions ? Elle se demanda quelle sorte de monde devaient être ces gens qui entretenaient leurs maisons si coquettement, qui allaient à l’église deux fois par jour dans la semaine et qui ne devenaient pas amoureux de Roland. Longtemps auparavant, dans son enfance, quand elle allait au théâtre, elle s’était étonnée également au spectacle des gens qu’elle voyait dans la rue et qui n’allaient pas au théâtre. Étaient-ils très-malheureux ? Savaient-ils qu’elle avait un billet de faveur pour les loges du cintre du Théâtre Adelphi, et l’enviaient-ils ? Comment passeraient-ils leur soirée, — ceux-là qui n’allaient pas pleurer avec M. Benjamin Webster ou Mlle Sarah Woolgar ? Maintenant elle regardait avec étonnement les gens qui n’étaient pas malheureux à sa façon, — gens vulgaires et simples qui n’aspiraient en aucune façon après une existence de poésie et de splendeur. Elle pensait à eux comme un cheval de course, arrivé second au Derby, peut penser au placide cheval de trait qui parcourt la route poudreuse et qui ne désire gagner aucune espèce de course.

— Même s’ils le connaissaient, ils ne se soucieraient pas de lui, — pensait-elle. — Ils le connaissent peut-être, — ils l’avaient vu passer à cheval sous leurs fenêtres ouvertes, un soir d’été, superbe sur sa monture de deux cents guinées ; et une fois disparu, le monde ne leur avait pas semblé désert.

Désirait-elle ressembler à ces gens ? Non ! Au milieu de son chagrin elle pouvait s’écrier, comme le poète, qu’il valait mieux l’avoir aimé et perdu que de ne l’avoir jamais aimé. Sa vie n’était-elle pas finie et n’était-elle pas définitivement sacrée héroïne en vertu de son amour et de son désespoir ?

Longtemps elle resta sur le pont, pensant à toutes ces choses, mais fort peu au moyen de regagner Graybridge, où son absence devait commencer à causer de l’inquiétude. Bien souvent, avant cette journée elle avait fait attendre le médecin pour dîner ; mais elle n’avait jamais été absente lorsqu’il le prenait. Il y avait une station au village modèle, mais le chemin de fer ne passait pas à Graybridge ; il n’y avait qu’un vieil et pesant omnibus qui transportait les voyageurs du chemin de fer dans cette localité. Isabel quitta le cimetière et se rendit à la petite auberge devant laquelle George l’avait présentée à son modeste jardinier et factotum. Une femme debout à la porte de l’hôtellerie lui donna toutes les indications relatives à l’omnibus, qui ne quittait pas la station avant huit heures et demie. Force lui était de rester où elle était jusqu’à ce moment. Elle s’en revint donc lentement vers le cimetière, et, lasse du froid et de l’obscurité qui régnaient au dehors, elle se glissa doucement dans l’église.

L’église était très-vieille et très-irrégulière. Il n’y avait que de rares lumières jaunâtres çà et là, près du pupitre, vers les orgues, et auprès de la porte de la sacristie. Une femme sortit de l’obscurité profonde au moment où Isabel entra et la poussa vers un banc, scandalisée de son apparition alors que le service était déjà si avancé et impatiente de la cacher quelque part aussi promptement que possible. Le banc était monumental, carré, très-élevé, et garni de rideaux passés, attachés à de vieilles tringles de cuivre. Il y avait un grand nombre de prie-Dieu et une pile énorme de livres de prières, de recueils d’hymnes dans l’angle le plus sombre : Isabel assise au milieu de ces objets se sentit aussi complétement cachée que si elle avait été dans une tombe. Les prières venaient d’être dites, — les prières familières qui avaient si souvent frappé comme une cadence somnolente de mots dénués de sens ses oreilles distraites, pendant que ses pensées vagabondes et folles s’occupaient du maître du Prieuré de Mordred.

Elle entendit les pas du prêtre s’approcher lentement par l’aile garnie de tapis, le bruissement de sa robe qu’il remontait sur ses épaules ; elle entendit la porte de la chaire se fermer doucement ; puis une voix, une voix lente, et grave, qui retentit avec une douce solennité dans le silence, récita la prière préliminaire. Il y a des voix qui font pleurer, — des voix qui touchent douloureusement sur quelque ressort caché en nous, et qui ouvrent les écluses de nos larmes. La voix du vicaire de Hurstonleigh était une de celles-là. Il était simplement vicaire ; mais il était très-populaire dans le village modèle, et la rumeur de sa popularité était déjà parvenue jusqu’aux villes et villages des alentours.

On délaissait en foule son église paroissiale, un certain dimanche, pour venir entendre M. Colborne prêcher un de ses sermons vivifiants. Il était renommé pour ses sermons vivifiants. Les braves campagnards sanglotaient parfois au beau milieu de ses discours. Il était toujours sincère ; d’une sincérité douce, mélancolique, terrible parfois. Sa vie, en dehors de l’église, était aussi en harmonie parfaite avec les préceptes qu’il exposait du haut de la chaire. Il y a des hommes qui savent croire, qui peuvent contempler une récompense si grande et si magnifique, que la peine et l’ennui de la lutte se réduisent à rien, comparés à l’espérance de la victoire. M. Colborne était un de ces hommes. La robe qu’il portait n’avait pas été jetée à l’aventure sur ses épaules parce qu’il n’avait pas eu d’autre but à sa portée. Il avait choisi son rôle sacré avec tout l’enthousiasme d’un Loyola ou d’un Irving, et le regret lui était inconnu. Voilà quel était l’homme que l’on venait écouter dans la petite église voisine de la Wayverne. Voilà quel était l’homme dont la voix grave frappait, ce soir-là, avec une puissance singulière les oreilles d’Isabel. Ah ! comme elle comprenait maintenant Louise de la Vallière agenouillée à l’ombre d’un pilier gothique, attentive à la parole du prêtre qui l’adjurait de se repentir et de faire son salut. Pendant quelques minutes, elle distingua seulement la voix du prédicateur : les mots eux-mêmes frappaient inutilement son oreille. D’abord, ce ne fut qu’une voix magnifique, une voix noble et solennelle s’élevant et s’abaissant dans son cours comme le murmure lointain des vagues puissantes assaillant la terre sans relâche. Puis, petit à petit, le murmure prit une forme palpable ; Isabel reconnut que le prédicateur racontait une histoire. Il disait cette histoire, cette idylle exquise, cette tragédie solennelle, ce poème d’une beauté si parfaite, qu’un Français sentimental n’a eu qu’à l’entourer de quelques fleurs de rhétorique pour en faire tout à coup la lecture du monde entier, persuadé qu’il lisait quelque chose de nouveau. M. Colborne aimait fort à s’appesantir sur le charme de cette histoire sublime, et il appuyait plus fréquemment son discours sur quelque passage divin des annales des quatre Évangélistes que sur quelque parole obscure des Épîtres de saint Paul aux Corinthiens ou aux Hébreux. Ce n’est pas ici le lieu pour s’étendre sur M. Colborne ou sur la simple foi chrétienne, qu’il se plaisait à mettre en pratique. C’était un chrétien dans le sens le plus simple et le plus pur du mot. Ses sermons étaient à la portée de l’intelligence d’un paysan ou d’un enfant, mais néanmoins assez remplis et assez profonds pour satisfaire le logicien le plus strict, le critique le plus sévère. Dieu sait que j’écris sur lui et sur son enseignement en toute sincérité, bien que le sujet paraisse avoir si peu de rapport avec l’histoire des erreurs et des fautes d’une jeune femme folle, que je l’aborde avec une sorte de terreur. Je sais seulement qu’Isabel, pleurant silencieusement dans l’angle obscur du banc garni de rideaux, sentit ce qu’elle n’avait jamais éprouvé à l’église de Graybridge : elle se sentit à la fois malheureuse et consolée. Un nouveau héros se leva sur sa vie, et, au milieu d’un flot de lumière aveuglante, elle vit l’image d’un Être digne de tous les cultes ; d’un Dieu que les femmes, depuis l’heure de son arrivée sur la terre jusqu’à cette époque de doute et de critique, ont toujours suivi avec un amour et un respect particuliers ; d’un Dieu qui ne trouve point de honte à compter Marie Madeleine au nombre de ses fidèles, et qui, à jamais revêtu d’une divinité incontestable, n’est jamais si complètement divin que dans sa tendresse compatissante pour la femme. Parmi tous les arguments que peuvent employer ceux qui réclament si énergiquement l’égalité des sexes, je m’étonne que personne n’ait songé à la preuve à tirer de l’accueil que le Rédempteur fait à ces femmes, dont les noms seront à jamais mêlés à son histoire.

Était-il étrange que, tout à coup, Isabel ouvrît l’oreille à la sublime histoire qu’elle avait entendue si souvent, sous une forme ou sous une autre ? Il est certain que la biographie des prédicateurs populaires démontre surabondamment que le ciel a doué certaines voix d’une puissance particulière. Quand Whitefield prêchait l’Évangile aux mineurs de Kingswood, à des créatures vêtues de haillons, qui ne valaient guère mieux que des sauvages, mais qui, assurément, d’une manière ou d’une autre, avaient entendu déjà prêcher l’Évangile, des larmes brûlantes traçaient des sillons blancs sur les joues noires des auditeurs. La voix qui, entre toutes, avait le pouvoir de les émouvoir se faisait entendre, et leurs cœurs ignorants se fondaient. Est-ce l’inspiration ou le magnétisme animal qui donne cette puissance à certaines personnes privilégiées ? ou n’est-ce pas plutôt la puissance de la foi qui donne naissance à une volonté assez forte pour s’emparer de celle des auditeurs et la plier à sa guise ? Quand Danton, débraillé et gigantesque, vociférait ses hideuses demandes de nouvelles hécatombes de victimes humaines, il devait y avoir quelque chose dans le monstre révolutionnaire assez fort pour chasser les sentiments d’humanité ordinaire chez ceux qui l’écoutaient et pour façonner une populace puissante d’après sa propre volonté et son type favori, aussi aisément qu’un géant peut pétrir une masse d’argile. Mirabeau avait raison. Rien n’est impossible à l’homme qui a foi en lui-même. Les masses populaires, absolument incapables d’une croyance quelconque de quelque durée, sont toujours prêtes à prendre violemment telle forme imposée par l’individu élu qui a la foi et qui est ainsi d’une nature différente, quelque chose d’une force tellement supérieure à la foule, qu’il paraît à ses yeux un dieu ou un démon. Cromwell paraît, et tout à coup les griefs de la nation trouvent une voix. Voyez comment le roi et ses conseillers se couchent comme un champ de blé devant le souffle de la tempête, tandis qu’un homme avec une volonté de fer et une confiance sublime dans sa propre puissance se met au gouvernail d’un État en désarroi et se conquiert pour lui-même le surnom de Tigre des mers. Étant donné un certain John Laws ayant une confiance robuste dans ses projets financiers, toute la France délirera, prise d’une folie soudaine, on se battra et on s’écrasera dans la rue Quincampoix. Vienne un Luther, et tous les vieux abus papistes sont balayés comme des fétus devant l’ouragan. Vienne un Wesley, un croyant, l’homme qui est de force à prêcher quarante mille sermons et à parcourir des milliers de lieues, et soudain un million de disciples se lèvent dans ces temps dégénérés pour venir attester sa puissance.

Il est probable que l’influence de M. Colborne procédait de la même source. Il croyait en lui ; car, en sondant les transparentes profondeurs de son âme, il ne voyait aucun monstre vague et rampant, aucun de ceux qu’on nomme réticences, doutes, desseins contraires, désirs changeants, se hâtant de se cacher dans quelques sombres retraites, à son œil scrutateur. Il croyait en sa foi, parce que, de quelque façon qu’il l’étudiât, il n’y trouvait ni fêlure ni défaut. Cette histoire qui, pour Roland, n’était qu’une exquise légende, thème sublime pour les peintres italiens ou les poètes à l’esprit élégiaque, était, pour M. Colborne, un grand fait indiscutable, écrit sur la face même de l’univers. Il était absolument heureux dans sa foi et dans sa vie, et une influence bénigne semblait rayonner de sa personne et rendre meilleurs et plus sages les hommes et les femmes ignorants et endurcis.

Était-il donc étrange alors qu’Isabel, si dangereusement sensible à toutes les influences, ressentît cette influence comme elle avait ressenti les autres ? Son éducation n’avait pas été religieuse. Dans le ménage de Camberwell, le dimanche était un jour pendant lequel on se levait plus tard qu’à l’ordinaire et où l’on faisait des pâtés et des puddings. C’était un jour associé à des mets savoureux et au journal les Dépêches Hebdomadaires, souillé de bière et emprunté à la plus prochaine taverne. C’était un jour pendant lequel Sleaford dormait longuement sur le canapé, se dispensait de se raser, et chaussait bien rarement ses bottes. Parfois des hommes d’aspect étrange venaient à Camberwell, au crépuscule, le dimanche, pour passer une partie de la soirée à fumer et à boire, en conversant dans un jargon mystérieux qu’on appelait « le langage des affaires » à la maison.

Parfois, pendant l’été, une après-midi quelconque, Mme Sleaford, songeant à ses devoirs religieux, faisait une excursion parmi les plus jeunes membres de la famille et entraînait Isabel et un ou deux garçons au service du soir, dans la grande église nue près du canal. Mais cette assiduité capricieuse au service divin ne produisait que peu d’effet sur Mlle Sleaford. Le plus souvent elle passait le temps à contempler les déchirures de ses gants, ou bien à calculer combien de mètres de rubans et à quel prix par mètre il fallait s’arrêter, pour confectionner certain chapeau qui avait captivé son imagination. Ou bien elle pensait que ce jeune homme d’aspect convenable qui se tenait dans la galerie pourrait bien être un jeune noble, attendu quelque part aux environs de l’église par sa voiture et son groom, et qui pourrait peut-être devenir amoureux d’elle avant la fin du sermon. Elle n’avait pas été élevée religieusement, et l’assiduité à l’église de Graybridge n’avait pas laissé de l’ennuyer. Tout au moins cela lui avait produit l’effet d’une berceuse tranquille qui la laissait libre de se livrer aux écarts les plus déréglés de son imagination vagabonde. Mais maintenant, pour la première fois, elle était touchée et amollie : son faible cœur sentimental fut saisi au bond. Elle était prête à faire quoi que ce fût au monde, excepté une vulgaire ménagère, menant une vie incolore et inutile à Graybrigde. Il lui fallait quelque autel, quelque divinité qui voulût bien accepter son culte ; quelque temple dominant de bien haut la terre sordide et prosaïque, dans lequel elle pût s’agenouiller pour toujours. À défaut de Roland, la foi chrétienne. Elle eût commencé son noviciat cette nuit même, si elle se fût trouvée en pays catholique et que les portes d’un couvent se fussent ouvertes pour elle. Dans l’état des choses, elle ne pouvait que rester tranquillement assise dans son banc et écouter. Elle aurait aimé à entrer dans la sacristie vers la fin du service et à se jeter aux pieds du vicaire pour faire une confession de tous ses péchés ; mais le courage lui manquait. Le prêtre pourrait se méprendre comme Roland s’était mépris. Il pourrait ne voir en elle rien qu’une pécheresse, comme il y en a tant, désireuse de quitter son mari. De vagues aspirations vers la sainteté chrétienne remplissaient son cœur insensé ; mais elle ne savait pas encore le moyen de leur donner une forme quelconque. Quand l’assemblée se leva pour quitter l’église, elle resta la dernière, puis elle sortit lentement, résolue à revenir entendre cet étonnant prédicateur. Elle se rendit à la petite station d’où l’omnibus de Graybridge devait partir à huit heures et demie, et, après avoir attendu un quart d’heure, elle prit place dans un angle du véhicule. Il était près de dix heures quand elle sonna à la porte de son mari : Mathilda vint lui ouvrir avec un visage sévère.

M. George a dîné et a pris son thé seul, madame ; — dit-elle avec un ton de reproche effrayant, pendant qu’Isabel se tenait devant le petit miroir du salon, retirant — son chapeau, et il est reparti pour visiter quelques malades dans le quartier, de l’autre côté de l’église. Il était très-inquiet de votre absence.

― Je suis allée à Hurstonleigh entendre le sermon de M. Colborne, — répondit Isabel en s’efforçant de paraître à l’aise. — J’avais si souvent entendu parler de lui que je désirais l’entendre.

Il est vrai qu’elle avait entendu parler, à l’église de Graybridge, de M. Golborne ; mais il n’était pas vrai du tout qu’elle eût eu jamais le plus faible désir de l’entendre. Sa vie entière n’avait-elle pas été circonscrite par un cercle magique dont Roland était le centre resplendissant ?