La Femme du docteur/25

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome IIp. 87-105).

CHAPITRE XXV.

« CAR L’AMOUR LUI-MÊME PRIT PARTI CONTRE LUI-MÊME. »

Il était onze heures quand Isabel s’éveilla ; et il était midi quand elle s’assit pour faire semblant de manger l’œuf et la rôtie que Mathilda plaça devant elle. L’excellente femme regarda sa jeune maîtresse avec une contenance grave, et Mme Gilbert évita son honnête regard. Honte et malheur ! — elle avait nié que ces deux mots hideux pussent s’appliquer à elle-même ; mais la coupe qu’elle avait repoussée rencontrait ses lèvres à chaque instant et le goût de son breuvage amer se mêlait à chaque chose qu’elle goûtait ; elle tourna le dos à Mathilda et se sentit fâchée contre elle. La fidèle femme de charge retourna bientôt à la cuisine, et Mme Gilbert, montant doucement dans sa chambre, mit son chapeau et son châle.

Elle ne devait le rencontrer qu’à trois heures, et il n’était encore que midi et quelques minutes ; mais elle ne pouvait tenir en place. Depuis quelque temps une fièvre et une inquiétude terribles s’étaient emparées d’elle. Depuis l’arrivée de Roland dans le Midland, sa vie n’avait-elle pas été une longue fièvre ? Elle jeta un regard en arrière, et se rappela qu’elle avait un instant vécu tranquille et satisfaite, dans une ignorance profonde de l’existence de cet être splendide. Elle avait vécu ayant foi dans les héros nuageux de ses livres. Elle avait cru aux grands officiers à tuniques grises en garnison à Conventford, ou bien encore au vicaire malingre de Camberwell ; et, il y avait longtemps, bien longtemps de cela, — oh ! indicible horreur ! — à un jeune apprenti parfumeur à l’air sentimental, de Walworth Road, qui avait de grands yeux bleus humides et ressemblait vaguement à Ernest Maltravers, et qui se montrait plus libéral — pour Isabel, et non pour d’autres ! — que n’importe quel parfumeur de ce faubourg de Surrey, lorsqu’il lui servait pour trois pence d’eau de lavande ou d’huile pour les cheveux ! Une certaine fois que Mlle Sleaford avait envoyé un des enfants chercher la provision habituelle, la mesure avait été bien différente, et la jeune personne ne fut pas médiocrement touchée de cette preuve du dévouement de son admirateur.

Dans ce coup d’œil rétrospectif, elle se rappela ces choses qui l’étonnèrent et qui la firent se haïr elle-même. Lorsque Viola rencontra sa destinée dans la personne de Zanoni, il n’y avait pas dans sa vie passée la vile image d’un apprenti parfumeur. Toutes les héroïnes favorites d’Isabel semblaient la regarder d’un air de reproche du seuil de leurs habitations nuageuses au moment où elle évoqua cette partie de son existence. Elle avait vécu et il n’y avait pas eu la moindre vision prophétique de son visage parmi tous ses rêves. Et maintenant il ne lui restait plus qu’à essayer de revenir à la même existence monotone, puisque ce jour-là elle devait se séparer de lui pour toujours.

Il faisait un vrai temps du mois de mars, très-variable, tantôt égayé par un soudain rayon de soleil, tantôt gris et menaçant, triste et incolore comme la vie qui attendait Isabel quand il serait parti, et que le doux roman de son existence serait arrêté brusquement comme une histoire dont on ne saura jamais la fin. La femme du médecin frissonna en sortant dans la ruelle, dont la poussière était soulevée en tourbillons par un fantastique vent du nord-est. Elle ferma soigneusement la porte derrière elle et s’éloigna, et, pour la première fois, elle sentit qu’elle faisait mal. Elle prit les sentiers familiers à travers champs ; elle essaya de marcher lentement ; mais ses pieds semblaient la porter dans la direction du chêne de lord Thurston en dépit d’elle-même ; et quand elle fut bien loin de Graybridge et qu’elle consulta sa montre, il n’était qu’une heure. Deux longues heures la séparaient de l’arrivée de Roland. Il n’était qu’une heure un quart quand elle arriva en vue de la maisonnette du meunier, — la jolie petite habitation aux murs blancs nichée sous de gros arbres, qui l’abritaient même en hiver. Une jeune fille était debout sur le seuil d’une porte, jetant le grain aux poules et les appelant d’une voix perçante et joyeuse. Il n’y a aucune histoire d’amour lamentable dans sa vie, — pensait Mme Gilbert en regardant la robuste fille aux bras rouges. — Elle épousera vraisemblablement quelque garçon meunier et sera toujours heureuse ! Mais ce sentiment d’envie ne fut que momentané. Mieux valait mourir pour Roland que de vivre pour un meunier chaussé de bottes épaisses et vêtu d’une blouse ; mieux valait vivre pour une courte saison de joie et de triomphe, puis se retirer sur un roc pour le reste de ses jours, contempler l’immensité de l’Océan et songer au passé, comme Napoléon à Sainte-Hélène.

— Il m’a aimée ! — pensa Isabel, — je ne dois pas être malheureuse lorsque je me le rappellerai.

Elle avait apporté un volume de Shelley et elle s’assit sur le banc au pied du chêne ; mais elle ne fit que tourner les feuillets en écoutant la chanson de l’eau qui courait à ses pieds, et en pensant à Roland. Parfois elle essayait de songer à ce que serait sa vie après qu’elle lui aurait dit adieu ; mais l’avenir, à partir de quatre heures de cette après-midi, semblait se dérober pour elle au delà des bornes de son intelligence. Elle avait une vague idée qu’après cette dernière entrevue, elle serait semblable à Louise de la Vallière dans ses jours de retraite et de pénitence. Si le père Newman, ou tout autre catholique romain enthousiaste avait pu la trouver assise, ce soir-là, à côté de la chute d’eau, il aurait trouvé une adepte docile à sa foi tendre et sentimentale. Ce pauvre esprit éperdu aspirait après les cloîtres sombres d’un sanctuaire conventuel quelconque, la musique lente et solennelle, les autels étincelants, l’exaltation et l’extase rêveuses, la séparation d’un monde cruel et vulgaire. Mais aucun étranger sympathique ne passa pendant qu’Isabel était assise en cet endroit, regardant le chemin par lequel Roland devait venir. De temps en temps elle tirait sa montre, toujours désappointée de la marche lente du temps ; mais enfin… enfin… à l’instant où un rayon de soleil faisait scintiller la cascade et éclairait le sentier tournant, une horloge lointaine sonna trois heures et le maître du Prieuré de Mordred ouvrit une petite barrière et pénétra au milieu des troncs moussus des ormes dépouillés. L’instant d’après il était sur le pont, puis il s’asseyait à côté d’elle, et tenait entre ses mains la main docile d’Isabel. Pour la dernière fois… pour la dernière fois ! — pensait-elle. Involontairement ses doigts pressèrent ceux de Roland. Ah ! comme ils semblaient étroitement enchaînés ces doigts qui devaient être à jamais séparés, ces doigts entre lesquels toute la largeur de l’Atlantique n’eût été qu’une barrière trop étroite !

Mme Gilbert regarda tristement et timidement le visage de Roland, et vit qu’il était animé et radieux. Il y avait à la commissure de ses lèvres comme une expression d’hésitation nerveuse ; mais ses yeux noirs lançaient un regard résolu et paraissaient d’une nuance définie qu’Isabel ne leur avait jamais vue.

— Ma bien-aimée, — dit-il, — je suis très-exact, n’est-ce pas ? Je ne pensais pas que vous seriez ici la première. Vous ne pouvez vous figurer, Isabel, combien j’ai pensé à notre rendez-vous d’aujourd’hui ; combien j’y ai pensé sérieusement, solennellement même. Vous rappelez-vous la scène du jardin dans Roméo et Juliette, Izzie ? Quel joli marivaudage enfantin cette scène d’amour paraît être, et cependant quelle tragédie en est la conséquence immédiate ! En vous regardant aujourd’hui, Isabel, et en songeant à mes nuits sans sommeil, à mes journées inquiètes et fatigantes, à mes courses inutiles, à mes serments brisés, et à mes résolutions vaines, je regarde derrière moi et je me rappelle notre première rencontre au château de Warncliffe… cette première rencontre toute d’imprévu. Si j’étais parti dix minutes plus tôt, je ne vous aurais pas rencontrée, je ne vous aurais peut-être jamais vue. J’évoque cette journée et je la revois dans tous ses détails. Je levai les yeux avec tant d’indifférence quand ce pauvre Raymond vous présenta ; c’était presque une fatigue que de me lever pour vous saluer. Je vous trouvai fort jolie, je vis en vous un joli automate au visage pâle, avec, de magnifiques yeux noirs qui appartenaient de droit à une toile italienne, et non pas à une vulgaire petite personne de votre sorte. Puis, ayant si peu de chose à faire, étant un oisif aussi déclaré et heureux de trouver une excuse pour échapper à ma majestueuse cousine et à mon brave homme d’oncle, je m’avisai de me diriger vers le parc de Hurstonleigh et je vous rencontrai de nouveau sous l’ombre changeante des grands et vieux arbres. Qu’était-ce qui me poussait ? Pourquoi cette fantaisie ? Était-ce, comme je le croyais, une vaine curiosité qui me conduisait ? Ou bien le trait cruel m’avait-il déjà frappé ; ma destinée était-elle déjà scellée ? Je ne sais… je ne sais. Je ne suis pas un homme de bien, Izzie ; mais je ne suis pas non plus entièrement corrompu. Je me sauvai de vous, ma bien-aimée, j’essayai d’échapper au grand péril de ma vie ; mais… vous vous rappelez le moine dans la Notre-Dame de Paris de Victor Hugo. Dans ce livre, il semble que ce soit une histoire sans précédent, mais en réalité, c’est l’histoire la plus commune du monde. Un jour… un jour de désœuvrement… nous regardons par la fenêtre et nous voyons une créature dansant au soleil. De ce moment toute autre préoccupation est finie, oubliée ; nous ne pouvons rien faire que sortir et la suivre où qu’elle veuille nous conduire. Si c’est une sirène malfaisante, elle peut nous entraîner dans les sombres profondeurs de sa grotte et nous dévorer à loisir. Si c’est une ondine, et qu’elle plonge au sein des eaux bleues, rien ne nous empêchera de piquer une tête et d’aller au fond avec elle. Mais si c’est une chère petite créature innocente, digne de notre amour et de notre culte, pourquoi ne serions-nous pas à jamais heureux avec elle, comme les bonnes gens dans les contes de fées ? pourquoi ne projetterions-nous pas une vie brillante de bonheur et de fidélité ? Isabel, ma bien-aimée, je veux vous parler très-sérieusement aujourd’hui. La crise de notre existence est proche, — continua Roland, — et aujourd’hui je saurai si vous êtes la femme sincère que je crois ou seulement une jolie coquette de village, qui s’est ri de moi et qui d’un souffle peut me renvoyer et m’abandonner au gré des vents dès l’instant où je la gênerai. Izzie, je désire que vous répondiez aujourd’hui à une question très-sérieuse, et tout le bonheur de ma vie à venir dépend de votre réponse.

— Monsieur Lansdell !…

Elle le regarda — très-effrayée par ses manières, mais tenant toujours sa main dans la sienne. La chaîne devait être si prochainement rompue. Elle n’avait plus que quelques minutes encore à garder cette main chérie entre les siennes. Encore une demi-heure, et ils seraient séparés pour toujours. La douleur de cette pensée se mêlait étrangement avec la joie ineffable de se trouver avec lui, d’entendre de ses lèvres l’aveu de son amour. Que lui importait Gwendoline, maintenant ?… cette cruelle et jalouse Gwendoline qui avait outragé et insulté la pureté de son amour.

— Isabel, — dit très-gravement Roland, baissant la tête à la hauteur de la sienne tout en lui parlant, mais regardant la terre plutôt que sa compagne, — il est temps que nous mettions fin à cette farce de respect et de soumission pour le monde ; nous avons essayé de nous soumettre et de gouverner notre vie d’après les lois que les autres hommes ont édictées. Mais nous ne pouvons pas… nous ne pouvons pas, ma chérie. Nous ne sommes que des hypocrites qui essayent de masquer leur révolte d’un semblant de soumission. Vous venez ici, nous nous rencontrons et nous sommes heureux ensemble… d’un bonheur indicible et pur. Mais vous me quittez et allez retrouver votre mari ; vous lui souriez et vous lui dites qu’en faisant votre promenade vous avez rencontré M. Lansdell ; bref, vous lui jetez de la poudre aux yeux, vous le tournez en dérision, vous jouez une comédie perpétuelle pour le tromper. Tout ceci doit cesser, Isabel. Le philosophe, dans lequel je vois le réformateur le plus noble, le chef d’école le plus pur dont la voix se soit fait entendre ici-bas, a dit qu’on ne saurait servir deux maîtres à la fois. Vous ne pouvez pas continuer à vivre comme vous avez vécu ces trois derniers mois, Isabel. C’est impossible. Vous vous êtes trompée. Le monde vous dira que, ayant commis une erreur, vous devez en accepter les conséquences, et payer votre folie par une vie de dissimulation. Il y a des femmes assez courageuses… assez vertueuses, si vous voulez, pour en agir ainsi, pour supporter leur fardeau patiemment ; mais vous n’êtes pas de celles-là. Vous ne sauriez dissimuler. Votre âme s’est envolée vers moi comme un oiseau échappé de sa cage ; elle m’appartient dorénavant et à jamais, aussi sûrement que je vous aime… fatalement, sans motif, mystérieusement, mais pour toujours ; je connais la force de ma chaîne, car j’ai essayé de la rompre. Je me suis éloigné et j’ai éprouvé la durée de mon amour. Si aujourd’hui je vous demande d’accepter cet amour, c’est parce que je sais qu’il est sincère et pur… qu’il est d’un métal pur, Izzie, du véritable or virginal ! Je crois que le cœur de chaque homme en contient un mince filon ; mais ce n’est qu’une main féminine qui sache mettre au jour le précieux minerai. Je vous aime, Isabel, et je désire que vous mettiez fin à votre existence présente en quittant ces lieux pour toujours. J’ai écrit à un de mes agents de me trouver une petite villa aux portes de Naples. Il y a deux mois, Izzie, que j’ai fait ce voyage seul ; j’évoquais votre image dans les appartements déserts et je vous voyais errant çà et là dans votre robe blanche, sur la vaste terrasse de marbre, ayant à vos pieds la mer bleue, et les montagnes au-dessus de votre tête. J’ai fait mille projets pour notre vie commune, Izzie. Il n’est pas un de vos caprices, pas une de vos fantaisies que je ne me sois rappelé. Quel bonheur ! vous montrer ces choses merveilleuses et ces paysages magnifiques ! Quelle joie délicieuse que de voir vos yeux s’ouvrir bien grands en présence des plus jolis tableaux de l’univers ! Je vous vois à mes côtés, Isabel, et voici que ma vie est transformée. Je me suis lassé de toute chose au monde ; mais, avec vous près de moi, le monde entier sera aussi neuf, aussi frais pour moi, que l’Éden pour Adam au premier jour de sa vie. Isabel, vous pouvez avoir confiance en moi. J’ai douté de moi-même et je me suis mis à l’épreuve. Mon amour n’est pas éphémère, le temps et la mode ne le changeront ni ne l’amoindriront ; s’il en était autrement, j’aurais fait mon devoir et je me serais éloigné de vous pour toujours. J’ai pensé à votre bonheur autant qu’au mien, ma bien-aimée ; c’est pourquoi je vous demande aujourd’hui d’avoir confiance en moi et de quitter cette ville pour toujours.

Quelque chose comme un cri de désespoir s’échappa des lèvres d’Isabel.

— Vous me demandez de partir avec vous ! — s’écria-t-elle regardant Roland comme si elle pouvait à peine croire au témoignage de ses oreilles. — Vous me demandez de quitter George et d’être votre… maîtresse ! Ah ! lady Gwendoline disait donc la vérité. Vous ne comprenez pas… personne ne comprend comment je vous aime !

Elle s’était levée en parlant et elle se jeta éperdument contre la balustrade du pont, sanglotant amèrement, la figure cachée dans ses mains crispées.

— Pour l’amour de Dieu, écoutez-moi. Pouvez-vous mettre en doute la pureté de mon amour, l’honnêteté de mes intentions ? Je ne vous demande pas de vous lier par un contrat inégal. Donnez-moi votre vie et je vous consacrerai la mienne en retour… sans en excepter un jour… une heure. Tout ce que l’épouse la plus exigeante peut réclamer de son mari, vous le recevrez de moi. Tout ce que le mari le plus dévoué peut être pour sa femme, je vous jure de l’être pour vous. La seule question est de savoir si vous m’aimez. Vous n’avez qu’à choisir entre moi et l’homme qui est là-bas.

— Oh ! Roland… Roland !… moi qui vous aimais tant !… comment avez-vous pu penser que… Oh ! vous devez me mépriser… vous devez me mépriser beaucoup et me croire bien pervertie pour me dire…

Elle n’en put dire davantage, mais elle resta penchée sur le pont, sanglotant sur ses illusions perdues.

Gwendoline avait donc raison au fond, — pensait Isabel, — et du côté de Roland il n’y avait eu nul platonisme, nul culte poétique, rien que le désir vulgaire et journalier d’enlever la femme d’un autre homme. Du premier jusqu’au dernier moment, elle n’avait pas été comprise ; elle avait été la dupe de ses propres fantaisies, de ses propres rêves. Les cruelles paroles de Gwendoline n’étaient que de cruelles vérités. Ce n’étaient ni le Dante, ni le Tasse qui avaient erré à ses côtés ; ce n’était rien qu’un jeune propriétaire campagnard et dissolu, habitué à enlever les femmes mariées et à se glorifier de son iniquité. Dans l’esprit insensé de cette enfant, il n’y avait pas de milieu pour Roland entre ces deux extrêmes. S’il n’était pas un demi-dieu, il était un misérable. S’il n’était pas une créature exaltée, pleine d’aspirations poétiques et de nobles desseins, il était forcément un jeune débauché désœuvré, toujours prêt à murmurer des mensonges à l’oreille des naïves provinciales. Toutes les histoires d’infamies aristocratiques qu’elle avait lues revinrent soudainement à l’esprit de Mme Gilbert, et vinrent accabler le fils de lady Anna Lansdell. S’il n’était pas la noble créature qu’elle avait cru, — un adorateur poétique et honorable, — il n’était en aucune façon le héros de ses rêves. Elle l’aimait encore et devait continuer à l’aimer en dépit de toutes ses fautes, mais elle ne pouvait plus l’aimer qu’avec crainte et en tremblant, comme une créature superbe mais coupable, qui n’avait même pas une seule vertu à opposer à des milliers de crimes. Des pensées de cette nature se pressaient dans son esprit, tandis qu’elle restait accroupie et sanglotant sur l’étroite barrière de bois du pont et que Roland se tenait à côté d’elle, la regardant avec une expression sérieuse et fâchée.

— Que signifie votre conduite, madame Gilbert ? Cette démonstration de surprise et d’indignation est-elle une petite comédie que vous jouez lorsque vous voulez vous débarrasser de vos amoureux ? Faut-il que j’accepte mon congé, que je vous dise adieu, et que je me résigne à être le niais le plus renforcé qui ait jamais traversé ce pont ?

— Oh ! Roland, — s’écria Isabel ; relevant la tête et le regardant d’un air suppliant, — oh ! Roland ; je vous aimais… je vous aimais tant !…

— Vous m’aimez et vous me prouvez votre amour en me tournant la tête par de tendres coups d’œil et des rougeurs pudiques ; vous me faites croire que j’ai rencontré la femme qui doit ici-bas me rendre la vie heureuse. Oh ! Isabel, je vous ai aimée, parce que j’ai cru que vous ne ressembliez pas aux autres femmes. Dois-je, après tout, reconnaître que ce n’est que la vieille histoire : — la fausseté, le mensonge, la comédie ? C’était pour vous un triomphe que de rendre Roland Lansdell du Prieuré de Mordred amoureux fou de vous ; et maintenant qu’il devient gênant, vous l’envoyez à ses affaires. Voilà, je crois, ce que je dois penser. Ce n’a été, après tout, que coquetterie et fausseté du commencement à la fin.

— Fausseté ! Oh ! Roland, quand je vous aime si tendrement… si tendrement et si sincèrement ; non pas comme vous m’aimez… d’un amour cruel qui ne produirait pour moi que honte et infamie ! Vous ne pouvez jamais être pour moi plus que vous n’êtes maintenant. Nous pouvons nous séparer ; mais aucune puissance humaine ne pourra séparer mon âme de la vôtre, ou diminuer mon amour. Je suis venue vers vous aujourd’hui pour vous dire un éternel adieu, parce que j’ai appris que le monde qui ne comprend pas mon amour a dit sur moi de cruelles choses. Hélas ! comment ces êtres vulgaires pourraient-ils comprendre mon amour, quand vous-même, Roland, ne le comprenez pas ? Je venais pour vous dire adieu ; et demain ma vie sera finie. Vous savez ce que vous avez dit une certaine fois. Le rideau tombe et tout est fini !… Je penserai éternellement à vous, jusqu’au jour de ma mort. Hélas ! la mort elle-même effacera-t-elle votre souvenir ? Mais jamais je ne reviendrai ici pour vous voir. Je m’efforcerai de remplir à l’avenir mes devoirs auprès de mon mari.

— Votre mari ! — s’écria Lansdell avec un rire strident. — Ne ferions-nous pas plus sagement de laisser son nom hors de la question ? Oh ! Isabel ! — s’écria-t-il en changeant brusquement de ton, — que Dieu me pardonne, mais je ne vous comprends pas. N’êtes-vous rien qu’une enfant innocente, après tout, ou bien la coquette la plus vile qui ait jamais vécu ? Vous êtes l’une ou l’autre, nécessairement. Vous parlez de votre mari. Ma pauvre enfant, il est un peu trop tard pour parler de lui. Vous auriez dû penser à lui le jour de notre première rencontre ; le jour où vos yeux se baissèrent pour la première fois sous mon regard ; où votre voix trembla pour la première fois en prononçant mon nom. Dès le premier moment vous m’avez trompé. Je ne suis ni fourbe ni voleur, pour m’emparer du bien d’autrui. Si votre cœur avait appartenu à votre mari lorsque je vous vis pour la première fois, la beauté d’un ange sur une fresque de cathédrale n’aurait pas été plus éloignée de moi que la vôtre. Croyez-moi, Ève commençait à se lasser de l’Éden quand le serpent commença à lui parler. Si vous aviez aimé votre mari, Isabel, j’aurais courbé la tête sur le seuil de votre maison, comme en entrant dans une église. Mais je vis que vous ne l’aimiez pas ; je vis bientôt que vous m’aimiez, que vous sembliez m’aimer. Dieu sait que j’ai lutté contre la tentation et que je n’ai cédé, enfin, que lorsque mon cœur m’eut dit que mon amour était sincère et honnête, et digne du sacrifice que je vous demande. Je vous demande ce sacrifice, je le demande hardiment, comme un homme qui est prêt à vous rendre dévouement pour dévouement. Le petit monde auquel vous direz adieu, Isabel, est un monde dont les portes se refermeront en même temps sur moi. De ce moment votre vie m’appartiendra avec toutes ses conséquences. Je ne suis pas ambitieux ; j’ai depuis longtemps renoncé à faire figure dans un monde qui m’a toujours semblé, plus ou moins, pareil à une parade foraine, avec des cymbales retentissantes et des fanfares de cuivre, des promesses, des protestations, et des vanteries au dehors, mais ne montrant à l’intérieur que retard, désappointement, et tromperie. Je ne quitte donc pas grand’chose ; mais je renonce avec bonheur au peu que j’ai. Venez avec moi, Isabel ; je vous emmènerai vers les endroits magnifiques dont vous avez semblé m’entendre parler avec plaisir ; le monde tout entier nous appartient, ma bien-aimée, excepté ce petit coin du Midland. De grands vaisseaux nous attendent pour nous emporter bien loin vers les rivages méridionaux, les paradis des tropiques, les forêts profondes et impénétrables. Toute la terre est organisée pour nous donner le bonheur. L’argent, qui m’a été si inutile jusqu’à présent, aura désormais un nouvel usage, car il sera consacré à vos plaisirs. Vous rappelez-vous avoir ouvert bien grands vos yeux l’autre jour, Isabel, et vous être écriée que vous voudriez bien voir Rome, et le tombeau du pauvre Keats, et le Colisée… le Colisée de Byron… où le gladiateur poétique rêve à sa femme et à ses enfants, Izzie ? J’ai bâti un beau rêve sur cette exclamation enfantine. Je sais le balcon où nous nous assoirons, ma chérie, dans les sombres nuits du Carnaval, pour contempler la foule dans les rues, à nos pieds, et, une certaine nuit sublime entre toutes, le dôme colossal de Saint-Pierre, étincelant comme un dais de lumière, pendant que les bas-reliefs et les colonnes resplendissent dans les ténèbres, comme l’image d’une cité de feu. Isabel, vous ne pouvez avoir ignoré le but vers lequel notre destinée nous poussait ; vous deviez savoir que tôt ou tard je vous dirais ce que je vous dis aujourd’hui.

— Oh ! non… non… non !… — s’écria avec désespoir Mme Gilbert, je n’ai jamais pensé que vous me demanderiez d’être plus pour vous que je ne suis maintenant ; je n’ai jamais pensé que je faisais mal en venant ici pour vous rencontrer. J’ai lu l’histoire de gens qui, par une fatalité quelconque, ne purent se marier, mais qui s’aimèrent l’un l’autre et se restèrent fidèles éternellement, jusqu’à la mort, et je me figurais que c’était ainsi que vous m’aimiez. La pensée de votre amour me rendait heureuse ; j’étais heureuse de vous voir quelquefois et de penser à vous ensuite, me rappelant la moindre parole prononcée par vous, voyant votre visage comme je le vois maintenant. Hier encore je pensais que cela pourrait toujours aller ainsi, et jamais, jamais je n’ai cru que vous me regarderiez comme une de ces mauvaises femmes qui quittent leurs maris.

— Et cependant vous m’aimez ?

— De tout mon cœur.

Elle le regarda avec des yeux encore noyés de larmes, mais radieux de la sincérité de son âme romanesque, qui ne s’était pas encore révélée aussi naïvement. Si tendrement qu’elle chérît son idole, les paroles étaient impuissantes à l’émouvoir maintenant qu’il mentait à ses qualités, qu’il descendait sur le terrain commun, et qu’il la courtisait comme le premier venu. Si Lansdell avait déclaré son intention d’ériger un mausolée de marbre dans le domaine de Mordred, et avait demandé à Isabel de commettre un suicide afin qu’il pût s’occuper sans retard de cet objet, elle eût trouvé sa requête convenable et délicieuse à la fois, et elle y eût satisfait sur-le-champ. Mais ses folles descriptions de contrées lointaines ne la tentèrent pas. Il est vrai qu’elle vit, comme dans une vision éclatante et changeante, une image de ce que sa vie aurait pu être, bien loin, au milieu de ces contrées romanesques et dans cette compagnie adorée. Mais entre elle et ces lointains mirages, il y avait un nuage de honte et d’infamie sombre et menaçant. Les gens de Graybridge pouvaient dire d’elle ce qui leur plaisait ; elle pouvait tenir la tête haute, et mépriser leurs bavardages et leurs calomnies. Mais elle ne pouvait souiller son amour, — son amour qui n’existait plus en dehors de ces régions idéales et éclatantes inaccessibles à la honte.

Roland la contempla silencieusement pendant quelques minutes et comprit vaguement l’exaltation mentale qui mettait ce jour-là cette folle enfant au-dessus de lui. Mais c’était un jeune homme d’esprit faible et indécis, qui avait le malheur de ne croire absolument à rien, et, comme il était, à sa façon, sincèrement et honnêtement amoureux, — trop amoureux pour être juste et raisonnable, — il était donc très en colère contre Isabel. Le flux de sa passion s’était accru en force de jour en jour, balayant impitoyablement tous les obstacles, pour venir se heurter enfin contre une muraille de rocher, là où il pensait rencontrer seulement l’océan libre et sans bornes, prêt à le recevoir et à l’accueillir.

— Isabel,… dit-il enfin, — avez-vous jamais pensé à ce que sera votre existence, pour toujours, après notre séparation d’aujourd’hui ? Vous vivrez encore quarante années, peut-être, et après ce temps vous ne serez pas encore une vieille femme. Avez-vous jamais pensé à ces quarante années, contenant chacune trois cent soixante-cinq jours, que vous passerez en compagnie d’un homme que vous n’aimez pas… d’un homme avec lequel vous n’avez pas une pensée en commun ? Pensez-y, Isabel ; puis, si vous m’aimez, pensez à la vie que je vous offre, et choisissez.

— Je n’ai qu’un choix à faire, — répondit Mme Gilbert d’une voix triste et sourde ; — je serai très-malheureuse, sans doute, mais je remplirai mes devoirs près de mon mari et… je penserai à vous !

— Ainsi soit-il ! — s’écria Lansdell en poussant un profond soupir. — En ce cas, adieu.

Il tendit la main, et Isabel tressaillit à la froideur de cet attouchement.

— Êtes-vous fâché contre moi ? — demanda-t-elle d’un ton plaintif.

— Je n’ai pas le droit d’être fâché contre personne, sinon contre moi-même. Je ne crois pas que vous ayez l’intention de mal faire ; mais vous m’avez causé la douleur la plus grave qu’une femme puisse infliger à un homme. Je n’ai rien à vous dire, sinon adieu. Par pitié, allez-vous-en et laissez-moi à ma solitude.

Après cela, rien ne pouvait la retenir auprès de lui ; aussi s’éloigna-t-elle très-lentement, effrayée et chagrine. Mais quand elle eut fait quelques pas dans le rentier sous les arbres, elle sentit qu’elle ne pouvait le quitter ainsi. Elle devait le revoir encore une fois, s’assurer s’il était fâché ou non contre elle.

Elle retourna lentement vers l’endroit où elle l’avait laissé, et le trouva couché tout de son long sur l’herbe, le visage caché sur ses bras croisés. Avec un soudain instinct de chagrin et d’effroi, elle devina qu’il pleurait, et, tombant à genoux à ses côtés, elle murmura à travers ses sanglots :

— Oh ! je vous en prie, pardonnez-moi !… Je vous en supplie, ne soyez pas fâché contre moi !… Je vous aime si tendrement et si sincèrement !… Dites-moi seulement que vous me pardonnez !…

Roland releva la tête et la regarda. Ah ! quel regard de reproche il lui jeta, et pendant combien de temps resta-t-il dans sa mémoire pour troubler son repos !

— Je vous pardonnerai, — répondit-il sévèrement, — lorsque j’aurai appris à supporter l’existence sans vous.

Il reposa sa tête sur ses bras croisés, et Isabel resta agenouillée près de lui pendant quelques minutes à le contempler. Mais il ne bougea pas, et elle, trop effrayée et trop surprise de sa colère, sentant vaguement, mais avec remords, sa propre faute, n’osa pas lui parler davantage. Elle se releva donc et s’éloigna. Elle commençait à avoir conscience qu’elle avait été, d’une façon ou d’une autre, très-coupable, et que sa faute avait suscité des chagrins à l’homme qu’elle aimait.