La Femme du docteur/28

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome IIp. 139-151).

CHAPITRE XXVIII.

TENTATIVES DE SAGESSE.

Le dimanche qui suivit la visite de Roland à sa cousine était une chaude journée du mois de mai, et les sentiers ombreux et les prairies par lesquels le maître du Prieuré de Mordred passa pour se rendre à Hurstonleigh étaient diaprés de fleurs sauvages. Près de deux mois s’étalent écoulés depuis que lui et la femme du médecin s’étaient séparés par cette triste après-midi du mois de mars, jour de crise dans la vie d’Isabel. La chaude brise du commencement de l’été éventait le visage du jeune homme comme il cheminait à travers l’herbe drue, sous les branches étendues des tilleuls et des hêtres. Il avait déjeuné de bonne heure et il était parti immédiatement après ce simulacre de repas. Il avait quitté Mordred dans un état fébrile, et lorsqu’il eut parcouru un ou deux milles, il sembla pâle et épuisé sous la lumière éclatante de cette radieuse matinée de mai.

Ce jour-là, on aurait dit que son cynique bavardage sur lui-même n’était pas absolument la niaiserie romanesque que le sincère et pratique Raymond y voyait. Il avait l’air fatigué, épuisé, mentalement et physiquement, comme un homme qui a réellement fini sa carrière. En le regardant, ce matin-là, si jeune, si beau, si intelligent et si heureux qu’il fût, bien peu se seraient avisés de lui prédire une existence brillante et heureuse, une carrière longue et utile. Il avait l’air épuisé, flétri, étrange sous cette lumière d’été, comme une lampe qui a brûlé toute la nuit. Un jour, dans le jardin de Mordred, il n’avait fait que dire la vérité. Les Lansdell n’avaient jamais atteint un âge avancé, et une expression particulière qui se lisait sur tous les portraits du Prieuré pouvait se lire sur le visage de Roland ce jour-là. Il était fatigué, très-fatigué. Il avait vécu trop vite et avait gaspillé son héritage d’énergie et d’enthousiasme juvénile, comme le véritable prodigue qui dissipe une fortune en quelques nuits passées dans les maisons de jeu. Tant que les nuits durent, elles sont éclatantes et retentissent du tumulte inouï qui ne s’achète qu’à ce prix scandaleux. Mais, hélas ! après elles paraît la matinée froide et grise, le frissonnement du mélancolique crépuscule, devant lesquels l’œil du prodigue se détourne avec horreur.

Roland était lamentablement fatigué de lui-même et du monde entier, sauf Isabel. La vie, qui est si courte lorsqu’on la mesure avec l’art, la science, l’ambition, la gloire ; la vie, qui finit toujours trop tôt pour un homme d’État ou un homme de guerre, qu’il meure à la fleur de l’âge comme Peel ou qu’il se couvre d’une verdeur toujours robuste et toujours nouvelle comme Palmerston ; qu’il périsse comme Wolff sur les hauteurs de Québec, ou s’éteigne doucement comme Wellington dans sa modeste retraite sur les bords de la mer ; la vie, si courte lorsqu’on la mesure sur le type héroïque, est cruellement longue lorsqu’on l’use à courir les plaisirs creux d’un oisif du monde, maître de quinze mille livres sterling de revenu. M. Émile Augier a très-plaisamment démontré que le monde est beaucoup plus petit pour l’homme riche que pour le pauvre. Le millionnaire parcourt rapidement d’immenses espaces de paysages variés, endormi dans l’angle rembourré d’un wagon de première classe, et ne s’arrête qu’une semaine environ dans les grandes villes, ennuyé jusqu’à la satiété par les cathédrales et les Walhallas, les musées et les ruines des thermes romains qui se ressemblent tous. Tandis que le voyageur plus pauvre qui parcourt pédestrement les chemins perdus dans la campagne, le bâton à la main et le sac sur le dos, découvre des centaines de coins charmants dans l’univers sans bornes et peut passer agréablement sa vie à voir la même terre dont le millionnaire, qui est sans cesse contrôlé et enregistré, ainsi que son bagage, se fatigue avant deux années révolues. Lisez seulement le Voyage sentimental, de Sterne, et le Touriste de Dickens, et vous verrez combien il y a de choses de par le monde pour le voyageur qui sait voir. Lisez l’histoire des excursions pédestres de M. Dickens, puis, ensuite, les délicieuses lettres blasées et misanthropes de William Beckford, vous verrez la différence entre le grand écrivain pour lequel l’art est immense et la vie trop courte, et l’homme de plaisir qui a gaspillé toute la richesse de son imagination pour la fantaisie morbide de Vateck, et dont le talent n’a pas trouvé de but plus digne que de dessiner des plans de fortifications bizarres.

La leçon que Lansdell était condamné à apprendre était très-difficile. Pour la première fois de sa vie, il rencontrait quelque chose qu’il ne pouvait obtenir ; pour la première fois il découvrait ce que c’est que de désirer follement, violemment, un trésor unique entre toutes les richesses de l’univers, et de le désirer en vain.

Ce matin-là, il ne se promenait pas avec le désœuvrement habituel ; il se rendait à l’église d’Hurstonleigh, dans l’espérance de voir Isabel et de s’assurer par lui-même si l’insinuation de Gwendoline avait quelque fondement. Il voulait s’assurer de la chose, mais par-dessus tout, il voulait la voir ; — rien que la voir ; regarder ce pâle visage et ses yeux noirs une fois encore. Oui, quand même elle serait la plus vile et la plus éhontée coquette de l’univers.

Lansdell fut désappointé ce matin-là, car la femme du médecin n’était pas à l’église d’Hurstonleigh. Graybridge eût été scandalisé si M. et Mme Gilbert n’avaient pas assisté au premier service dans leur propre paroisse. Ce n’était donc que le soir qu’Isabel pouvait venir prier aux pieds du prédicateur populaire.

Le matin, l’église était pleine, et Roland s’assit dans un banc près de la porte, attendant patiemment la fin du service. Isabel pouvait être cachée quelque part dans le vieil édifice, bien qu’il n’eût pu l’apercevoir encore. Il écouta très-attentivement le sermon et fit de la tête un ou deux signes approbatifs pendant le discours de M. Colborne. Il avait entendu un si grand nombre de mauvais sermons prononcés en diverses langues pendant le cours de son existence errante, qu’il n’avait nul désir de déprécier une bonne allocution. Lorsque tout fut fini, il demeura à la porte de son banc, regardant l’assemblée s’écouler lentement et tranquillement, et cherchant Isabel. Mais elle n’y était pas. Quand l’église fut tout à fait vide, il poussa un long soupir de regret, puis il sortit à son tour.

— Peut-être viendra-t-elle ce soir, — pensa-t-il. Oh ! comme je l’aime ! et quelle créature faible et misérable il faut que je sois pour en être arrivé là ; pour sentir cette défaillance au cœur à l’idée qu’elle n’est pas là ; pour trouver l’univers entier vide et désert parce que ce visage est absent !

Il sortit et se dirigea vers un angle isolé du cimetière, un coin plein d’ombre, où se trouvait un retrait du vieux mur au pied duquel la rivière se glissait au milieu des herbes marécageuses. Dans cet endroit, les saluts qu’échangeaient les fidèles arrêtés devant la porte de l’église ne parvenaient plus que comme un faible et lointain murmure ; et Lansdell put s’asseoir à loisir, le dos appuyé sur le parapet, contemplant d’un œil distrait les flots bleus de la Wayverne et pensant à ses peines.

Le lointain murmure des voix, le bruit des pas, le bruissement des légers vêtements des femmes soulevés par la brise d’été, s’éteignirent à la fin, et un calme de mort tomba sur le cimetière. Tout Hurstonleigh dînait, car c’était un pieux village qui prenait de bonne heure son repas dominical et se nourrissait ce jour-là de viandes froides et de salades vertes. L’endroit était d’une tranquillité excessive et Roland, paresseusement adossé à la muraille moussue, eut tout le loisir de se livrer à ses contemplations.

Quelles étaient ses pensées pendant ces deux longues heures durant lesquelles il resta dans le cimetière, attendant le service du soir ? À quoi pensa-t-il ? À sa vie gaspillée, aux choses utiles qu’il aurait pu faire sur cette terre ? Non ! ses pensées demeuraient avec une persistance fatale sur un thème unique. Il pensait à ce que sa vie aurait pu être si Isabel n’avait pas renversé tous ses plans de bonheur. Il pensait qu’il aurait pu être assis, ce jour même, à cette même heure, sur les rives d’une des plus jolies îles de la Méditerranée, ayant à ses côtés la femme qu’il aimait, si elle avait voulu, si elle avait seulement voulu qu’il en fût ainsi. Et il s’était si complètement trompé, il avait été si aveuglé par sa propre fatuité, qu’il avait pu croire qu’un obstacle venant d’elle n’était même pas à imaginer. Il avait cru qu’il n’avait qu’à poser la chose dans la balance pour décider la chute du plateau.

Il était assis au bord de l’eau écoutant les cloches qui sonnaient lentement dans la tranquille atmosphère. C’était une de ces radieuses journées d’été qui viennent quelquefois à la fin de mai, et le ciel au-dessus de l’église d’Hurstonleigh était sans nuages. Quand les cloches eurent sonné longtemps, des pas lents résonnèrent sur les allées sablées de l’autre côté du cimetière, et il s’y mêlait de loin en loin des bruits de portes ouvertes et des murmures de voix. Les habitants se rendaient à l’église. Le cœur de Roland tressauta dans sa poitrine. Était-elle parmi ces gens ? Ah ! assurément, il eût distingué sa démarche légère même à la distance où il se trouvait. Irait-il se poser à la porte afin de s’assurer qu’elle viendrait ? Non, il ne pouvait se donner en spectacle à ces campagnards curieux ; il attendrait donc le commencement du service, puis il pénétrerait dans l’église. Cette demi-heure, pendant laquelle les cloches se balancèrent dans le vieux clocher avec une cadence lente et monotone, parut intolérablement longue à Roland ; mais enfin, enfin tout devint tranquille et le seul bruit que l’on put entendre dans la calme atmosphère était le tintement lointain de la clochette d’un bélier, perdu au loin dans les prairies inondées de soleil. Roland se leva au moment où l’horloge sonnait trois heures et se dirigea d’un pas lent vers l’église.

M. Colborne lisait la solennelle invitation à l’homme méchant de se repentir de ses péchés, lorsque le seigneur de Mordred pénétra sous le portail massif ; sa voix pénétrante atteignait les angles les plus reculés de l’antique construction, et cependant les tons en étaient graves et solennels comme une exhortation faite au chevet d’un mourant. L’église n’était en aucune façon aussi remplie que dans la matinée, et on n’entendait pas le bruissement soyeux des brides de chapeau et des mouchoirs de poche, qui trouble fréquemment la tranquillité dans un édifice encombré. La femme préposée à l’ouverture des bancs, toujours prête à pousser les intrus dans des bancs, se jeta aussitôt sur Lansdell.

— Je désirerais monter aux galeries, — dit celui-ci en lui glissant une demi-couronne dans la main, — pouvez-vous m’y placer quelque part ?

Il avait réfléchi que de la galerie il serait mieux placé pour voir Isabel, si elle était dans l’église. La femme fit une révérence et un geste d’assentiment et le précéda dans le large escalier de bois. Où n’aurait-elle pas mis Lansdell pour une gratification comme celle qu’elle avait reçue ?

La galerie de l’église d’Hurstonleigh était un endroit spécial et très-aristocratique. Elle consistait uniquement en une demi-douzaine de bancs antiques et vastes placés à l’une des extrémités de l’église, juste en face l’autel et d’où l’on voyait parfaitement la chaire. Les principales familles du voisinage occupaient ces places et le troupeau vulgaire pouvait contempler ces aristocratiques personnages dans les intervalles du service. Comme les familles marquantes des environs d’Hurstonleigh n’étaient pas précisément des dévots aussi zélés que les villageois modèles, ces bancs de la galerie étaient rarement occupés dans l’après-midi, et ce fut dans un de ceux-là que la bonne femme reconnaissante introduisit Lansdell.

Elle était là ; oui, elle y était. Elle était seule, dans un banc près de la chaire, à genoux, les mains jointes, et les yeux levés au ciel. Le haut et antique banc d’œuvre l’isolait complètement de la réunion, mais Lansdell pouvait la voir de son poste d’observation dans la galerie. Son visage était pâle et tiré, et ses yeux paraissaient plus grands et plus brillants que lorsqu’il l’avait vue pour la dernière fois. Était-elle poitrinaire ? Non ; c’était seulement l’ardeur brûlante d’une âme qui se consumait elle-même ; ce n’était pas une maladie physique, mais la douleur aiguë d’un combat purement mental qui avait laissé ces traces sur ses traits.

Son amant la contemplait au milieu de l’assemblée, agenouillée, et une sorte de sainte exaltation sur son visage lui rappela les tableaux de saints et d’anges qu’il avait vus à l’étranger. Était-elle sincère cette expression exaltée de ce visage pâle et tranquille ? était-elle sincère ou avait-elle commencé une nouvelle coquetterie, un peu de sentimentalité platonique en l’honneur du prédicateur populaire ?

— Cet individu n’est pas insignifiant et il n’a nullement mauvaise façon, — pensait Lansdell. — Je voudrais bien savoir si elle cherche à le prendre au piège de ses grands yeux noirs à reflets d’or ?

Puis l’instant d’après il se disait que peut-être cette expression était sincère et qu’elle s’efforçait réellement à rentrer dans le bon chemin. Avait-il le droit de venir en ce saint lieu ? car c’était un lieu sanctifié, au moins par la vertu des prières simples dites naïvement par des gens pieux et heureux qui pouvaient posséder la foi. Avait-il le droit de venir dans cet endroit et de troubler cette enfant au milieu des efforts qu’elle faisait pour l’oublier ?

— Je pense qu’elle m’aimait, — se disait-il, — je ne puis certainement pas me tromper là-dessus ; j’ai connu trop de coquettes dans ma vie pour être à la fin la dupe d’une d’elles ! Oui, je crois qu’elle m’aimait.

Les premières prières et les psaumes s’achevèrent pendant ce temps, et Mme Gilbert était toujours assise dans son banc, en face de la galerie, mais séparée d’elle par la chaire et le pupitre. M. Colborne commença à lire la première leçon ; il se fit un silence solennel dans l’église. Roland fut pris d’un désir soudain d’être vu d’Isabel. Il voulait lire sur son visage l’effet de la reconnaissance. Ne pouvait-il pas apprendre la profondeur de son amour, la force de ses regrets, par cet unique regard ? Un rideau de serge verte pendait devant lui. Il en repoussa les plis ; les anneaux de cuivre firent un petit bruit sec et strident en glissant sur la tringle. Le bruit fut assez fort pour distraire la femme que Lansdell guettait avec tant d’attention. Elle leva la tête et le reconnut. Il la vit pâlir ; il vit ses légers vêtements de mousseline agités par un faible frisson ; l’instant d’après, elle fixait obstinément le livre posé sur ses genoux, à peu près comme la première fois qu’il l’avait rencontrée sous le chêne de Thurston.

Pendant tout le service Roland la dévora des yeux. Il ne fit pas le simulacre de se joindre aux dévotions de l’assemblée ; mais il ne troubla personne. Il demeura assis, d’un air sombre, contemplant le pâle visage qui était dans le banc, près de la chaire. Mille pensées belliqueuses, mille émotions poignantes lui déchiraient le cœur. Il l’aimait tant qu’il n’était pas généreux ; il ne savait même pas être juste et raisonnable. Il sied au roi Arthur, froid et impassible, de parler à la reine tombée, avec toute la tendresse apitoyée et la majesté du premier gentilhomme de la chrétienté. Ne possède-t-il pas la conscience suprême de sa propre rectitude, la connaissance que la terre et le ciel sont avec lui, pour le soutenir à son heure d’épreuve ? Il est facile à l’homme vertueux d’être magnanime ; mais il n’en est pas de même du pécheur. Lancelot, le coupable, le passionné, le malheureux Lancelot, ne peut trouver des phrases aussi nobles. Il ne fait entendre que les folles lamentations et les plaintes vaines de l’homme qui est dans son tort. Pendant toute la durée du service, Roland contempla le visage de la femme qu’il aimait. Si Colborne avait pu savoir de quelle étrange manière ce soir-là ses paroles sincères et suppliantes frappaient l’oreille de deux de ses auditeurs ! Isabel demeurait fort calme sous les rayons ardents de ce sombre regard. Elle ne levait les paupières que de loin en loin ; de temps en temps seulement elle donnait un coup d’œil suppliant sur ce visage de la galerie. Dans toute l’église elle ne voyait que cette unique figure. Elle absorbait et effaçait tout le reste, et la couvrait de ses rayons éblouissants, comme au premier jour.

Elle s’efforçait de bien faire. Pendant les deux derniers mois elle avait tourné tous ses efforts vers ce but. Il ne lui restait plus rien au monde que la sagesse, depuis qu’il était perdu pour elle ― et puisque l’existence romanesque à la Béatrice Portinari était impossible. Si elle avait habité un pays catholique elle aurait été au couvent ; dans l’état des choses elle pouvait seulement venir à Hurstonleigh entendre M. Colborne, dont l’éloquence répondait aux aspirations vagues de son propre cœur ignorant. Elle s’efforçait de bien faire. Elle était maintenant dans les meilleurs termes du monde avec la digne et franche Mathilda, car la femme du médecin s’était mise à rester chez elle et avait demandé à l’honnête Tilly de l’instruire dans l’art de repriser les chaussettes.

La vue du visage sombre et menaçant du méchant seigneur allait-il défaire toute l’œuvre de ces deux mois ? Assurément non. Le rencontrer encore une fois, entendre sa voix, sentir la robuste étreinte de sa main, — quelle joie profonde ! Mais que résulterait-il de bon d’une telle entrevue ? Elle ne pouvait plus avoir confiance en lui. Ce ne serait qu’une peine nouvelle, qu’une angoisse inutile. De plus, n’y avait-il pas quelque gloire, quelque charme à essayer de la vertu ? Elle se regardait comme une Louise de La Vallière debout derrière la grille d’un couvent, tandis qu’un roi, Louis le Grand, suppliait et menaçait de l’autre côté des barreaux de fer.

Des pensées de ce genre la soutinrent pendant tout le temps du service. Le sermon était terminé ; la bénédiction avait été prononcée ; l’assemblée commença à s’éloigner lentement et tranquillement. S’éloignerait-il alors ? S’arrêterait-il pour la rencontrer et lui parler ? Partirait-il immédiatement ? Il hésitait et la regardait avec une expression suppliante sur son visage bouleversé. Il se leva, comme s’il attendait qu’elle quittât son banc pour quitter le sien au même moment. Mais elle ne bougea pas. Ah ! si Louise de La Vallière avait souffert autant que cela ! Elle ne s’étonnait plus qu’elle fût célèbre à jamais dans l’histoire sentimentale.

Petit à petit l’assemblée sortit de l’église. Les enfants de l’asile quittèrent leur place voisine des orgues et descendirent bruyamment les escaliers. Roland restait toujours debout, attendant et regardant Isabel dans son banc au-dessous de lui. Mais Isabel gardait sa place, rigide et inflexible, jusqu’à ce que l’église fût absolument déserte.

Alors Roland lui jeta un regard, un seul regard, mais qui contenait tout un monde de Colère résumé dans sa sombre fureur. Il la regarda, croisant lentement ses bras et se dressant de toute sa hauteur. Il leva les épaules, avec un geste de dédain, comme s’il se débarrassait d’un fardeau, puis il se détourna et quitta sa place. Mme Gilbert entendit son pas décidé sur l’escalier et elle se leva assez à temps pour le voir passer sous le portail. Il est fort agréable d’avoir une place dans l’histoire romanesque, mais il y a d’amères douleurs à souffrir dans une existence comme celle de Mlle de La Vallière.