La Femme du docteur/29

La bibliothèque libre.
Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome IIp. 151-159).

CHAPITRE XXIX.

UN SOUFFLE D’ORAGE.

Il y avait un omnibus qui devait ramener Mme Gilbert à Graybridge après le service d’Hurstonleigh ; mais il était venu à l’église quelques habitants de Graybridge qu’elle trouva arrêtés dans le cimetière, causant avec quelques villageois modèles, et prodiguant des éloges enthousiastes à l’éloquence de M. Colborne.

Parmi ces habitants de Graybridge se trouvait Mlle Sophronia Burdock, la fille du brasseur, très-parée d’un chapeau lilas clair, d’une nuance assez vive pour faire disparaître ses taches de rousseur, et accompagnée du jeune Pawlkatt, le fils du médecin, et de la sœur de celui-ci, demoiselle au nez pointu, au visage anguleux, qui accueillit la femme du médecin avec une politesse glaciale. George n’était-il pas sur le chemin des honneurs à Graybridge et était-il vraisemblable que la famille de son rival pût avoir quelque indulgence pour les peccadilles de sa femme au pâle visage ?

Mais Sophronia était disposée à retourner sur le gril la gouvernante que George s’était avisé d’épouser. Sophronia était fiancée, du consentement paternel, avec le jeune Pawlkatt, qui devait se faire assurer sur la vie pour une somme égale à la dot de la jeune fille, laquelle dot devait être strictement réservée pour le propre usage et entretien, etc., de cette dernière. Le jeune homme semblait si maladif et si faible de constitution que le brasseur pouvait raisonnablement regarder ces arrangements matrimoniaux comme une excellente spéculation. Sophronia était fiancée et déployait ces grâces et ces manières qui, à Graybridge, étaient regardées comme indispensables à la situation d’une jeune fiancée. « La seule manière de faire sa cour aujourd’hui, » disait M. Nash à Goldsmith, « est de ne pas faire la moindre attention à la demoiselle. » Graybridge avait sans doute des idées analogues sur l’art de faire poliment sa cour, attendu qu’une jeune fille bien élevée ne pouvait se montrer trop roide envers l’homme qu’elle avait choisi entre tous pour être le compagnon de son existence.

En vertu de ce principe, Mlle Burdock, bien que témoignant une grande affection à Julia Pawlkatt et approuvant chaleureusement l’accueil que celle-ci faisait à la femme du médecin, regardait son futur mari avec une expression glaciale qui ne changeait que pour faire place à un dédaigneux sourire chaque fois que le malheureux jeune homme s’avisait d’ouvrir la bouche. Réduire son fiancé à l’état de momie et l’exhiber en cet état aux regards admirateurs de la foule pendant toute une soirée était considéré, à Graybridge, comme le dernier mot de l’art.

Tout le monde, dans cette petite ville du Midland, savait que Mlle Burdock et M. Pawlkatt étaient fiancés, et le monde estimait qu’Augustus Pawlkatt avait fait une bonne affaire en devenant le fiancé d’une jeune femme qui devait avoir quatre mille livres sterling de dot, strictement réservées à son propre usage et entretien.

L’idée d’être fiancée et d’avoir de la fortune contribuait à rendre Sophronia spécialement aimable pour tout le monde, à l’exception de l’infortuné futur. Isabel était-elle seule et retournait-elle à pied à Graybridge ?

— Dans ce cas, alors, il faut que vous veniez avec nous ! — s’écria Mlle Burdock, dans l’intention de montrer l’infortuné Augustus dans son état de pétrification ambulante.

Que pouvait dire Mme Gilbert, sinon qu’elle serait ravie de revenir en leur compagnie ? Elle pensait à lui ; elle cherchait sa tête altière qui devait dominer au-dessus de la foule. Il allait sans dire qu’elle devait dominer au-dessus de cette foule et de toutes les foules ; mais elle ressemblait fort à cette fameuse flotte espagnole dont on parle dans la Critique, en ce sens qu’elle ne pouvait la voir par la raison que son possesseur n’y était pas. Elle partit avec Mlle Burdock et ses compagnons et se dirigea en quittant le cimetière vers le chemin agreste qui conduisait à Graybridge à travers champs. Ils avançaient d’une manière cahotée et désagréable, parce que Sophronia refusa résolûment l’offre réitérée que son futur lui fit de son bras. L’infortuné fut obligé de se contenter de porter l’ombrelle et un livre de prières, couvert en velours rouge et orné de nombreux signets.

La conversation pendant cette après-midi du dimanche ne fut pas très-remarquable au point de vue de l’entrain ou de la profondeur. Isabel n’ouvrait la bouche que pour répondre, et encore le faisait-elle à la façon effarée d’une personne arrachée brusquement à un rêve. Julia, qui était une jeune fille érudite, et qui se vantait de n’être point frivole, discourut sur les noms botaniques et les attributs des fleurs qui diapraient les haies du chemin et fit quelques remarques sur la science de la médecine mise à la portée des femmes, lesquelles remarques auraient pu servir de canevas à un article de fond dans un journal hebdomadaire.

Mlle Burdock, qui dédaignait la supériorité intellectuelle et qui se donnait des airs évaporés à la Dora Spenlow, supplia sa future belle-sœur de ne pas se montrer cruelle et demanda à Isabel son opinion sur quelques délicieux chapeaux qu’on avait pu voir ce soir-là dans l’église d’Hurstonleigh. Le malheureux futur, qui parlait si rarement qu’il semblait difficile qu’il pût se compromettre lorsqu’il parlait, risqua quelques remarques qui furent reçues avec des regards sombres et menaçants par l’idole de son cœur.

— Dites donc, Sophronia, n’avez-vous pas été surprise de voir M. Lansdell dans la galerie ? — fit remarquer le jeune homme, interrompant sa fiancée au milieu d’une discussion dont le sujet était un bouquet de fleurs artificielles placé au sommet d’un chapeau de tulle blanc d’un aspect angélique et immaculé. — Vous savez, ma chère, il ne fréquente guère l’église et certains prétendent que c’est un athée ; cependant il était là, en évidence, et j’ai trouvé qu’il avait l’air malade. J’ai ouï dire à mon père que tous les Lansdell sont poitrinaires.

Mlle Burdock faisait au malheureux jeune homme des mines et des menaces avec ses sourcils incolores, comme s’il avait parlé d’un roman français inconvenant ou aventuré quelque autre objet de scandale. La pauvre Isabel pâlissait et rougissait tour à tour. Poitrinaire ! Quoi de plus vraisemblable, de plus rationnel, s’il en était ainsi ? Les hommes de cette espèce étaient destinés à une mort prématurée. S’imagine-t-on le Giaour radotant vers les quatre-vingts ans et se vantant de lire les petits caractères sans lunette ! Se représente-t-on le Corsaire marguillier ; ou Byron, Keats ou Shelley, devenus vieux, idiots, et le chef branlant ! Ah ! combien il valait mieux mourir errant et malheureux comme Shelley, dans les ondes d’un lac d’Italie, que d’en venir, comme le digne Samuel Roger, à demander d’un air effaré et sénile : « Qui êtes-vous, madame ? » à une gracieuse et éminente visiteuse ! Naturellement Roland devait mourir poitrinaire ; il s’éteindrait petit à petit, comme le ravissant Lionel dans Rosalinde et Hélène.

Isabel profita de l’occasion pour demander à Augustus s’il y avait beaucoup de gens qui mouraient de la poitrine. Elle voulait savoir quelles chances elle avait de finir de la même manière. Elle désirait tant mourir, maintenant qu’elle était rentrée dans la bonne voie. Le malheureux Augustus fut tout à fait soulagé par cette occasion soudaine de placer un discours de son métier, et lui et sa sœur se jetèrent à corps perdu dans la science, négligeant Sophronia, en même temps qu’ils donnaient à Isabel force renseignements sur la maladie des poumons, la phthisie, etc., etc. Sur quoi Mlle Burdock, prenant mal la chose, tomba dans un état de mélancolie farouche qui avait l’approbation de Graybridge, comme convenant particulièrement à une jeune fiancée, désireuse de garder la dignité de sa position.

Enfin on sortit d’un vaste champ de blé sur lequel débouchait la ruelle où se trouvait la maison de George, et les amis d’Isabel la laissèrent à sa porte. Elle avait fait quelque chose pour sauver sa réputation à Graybridge, par ses fréquentes visites à l’église d’Hurstonleigh, qui étaient aussi connues que ses visites d’autrefois au chêne de lord Thurston. Le monde disait qu’elle avait été guérie de courir après Lansdell. Sans doute George avait appris ses nouvelles allures et avait trouvé le moyen de lui rogner les ailes. Il n’était pas vraisemblable que Graybridge pût lui attribuer une vertu telle que le repentir, ou le désir de devenir meilleure. Graybridge la regardait comme une créature audacieuse et orgueilleuse, dont les déportements avaient été arrêtés par l’autorité maritale.

Elle entra dans le parloir et trouva le thé servi sur une petite table et Gilbert étendu sur le canapé trop court pour lui de deux pieds au moins, et qu’il allongeait au moyen d’une chaise sur laquelle étaient posées ses bottes massives. Isabel n’avait jamais remarqué chez lui un pareil sans gêne ; mais au moment où elle s’inclina vers lui, avec assez de grâce, sinon avec tendresse, il lui dit qu’il avait mal à la tête et qu’il était fatigué, très-fatigué. Il avait visité le quartier pauvre toute l’après-midi… il y avait beaucoup de malades… et il avait travaillé au laboratoire depuis son retour. Il mit sa main dans celle d’Isabel et la pressa affectueusement. La moindre attention de sa jeune et jolie femme lui faisait plaisir et le rendait heureux.

— Mais, George, — dit tout à coup Mme Gilbert, — votre main est comme un charbon ardent.

— Oui, j’ai très-chaud, — lui répondit-il, — le temps a été chaud et étouffant : du moins il m’a paru ainsi l’après-midi. Peut-être me suis-je trop pressé, peut-être ai-je marché trop vite, en un mot, je me suis surmené, d’une façon ou d’une autre. Si tu veux verser le thé, Izzie, j’en prendrai une tasse et j’irai me coucher, — dit-il, — je suis littéralement harassé.

Il ne prit pas seulement une tasse, mais quatre, avalant d’une seule gorgée le doux breuvage, puis il monta dans sa chambre, marchant lourdement, comme un homme épuisé.

— George, je suis sûre que vous êtes malade, — lui dit Isabel lorsqu’il quitta le parloir. — Prenez quelque chose… un peu de cette affreuse médecine que vous me donnez quelquefois.

— Non, ma chère amie, je n’ai absolument rien. Que puis-je avoir, moi qui n’ai pas eu un seul jour de maladie de toute ma vie ! Il me faudra un aide, Izzie, j’ai trop à faire ; voilà ce que c’est.

Mme Gilbert resta assise dans l’obscurité pendant quelque temps après le départ de son mari, pensant au dernier regard que Roland lui avait donné dans l’église.

Dieu sait combien de temps elle serait restée dans la même posture, pensant toujours à lui, si Mathilda n’était pas entrée avec les deux misérables bougies, qui jetaient habituellement de faibles taches jaunes crépusculaires en guise de lumière dans le parloir du médecin. Après qu’on lui eut apporté ces lumières, Isabel prit un livre placé sur un petit meuble près de la cheminée. C’était un livre de piété. N’essayait-elle pas d’être vertueuse, maintenant, et la vertu n’était-elle pas incompatible avec la lecture des poésies de Shelley le dimanche ? C’était un livre pieux fort abstrait, un volume des sermons de Tillotson, avec plus de logique rigoureuse et de primo, secundo, et tertio que la nature humaine n’en peut supporter. Isabel s’assit, le volume posé sur ses genoux, regardant vaguement les vieux caractères pâles, et revenant de loin en loin sur ses pas lorsqu’elle surprenait ses pensées à vagabonder loin du révérend Tillotson. Elle resta dans cette posture jusqu’à dix heures passées.

Mme Gilbert était seule dans cette partie basse de la maison, car les Jeffson étaient montés se coucher à huit heures et demie. Elle était seule, la pauvre créature naïve, ignorante et isolée, contemplant Tillotson et pensant à Roland, tout en s’efforçant, dans la mesure de ses forces, de ne pas dévier du droit chemin. Elle était assise de la sorte, lorsqu’elle fut surprise par un seul coup frappé doucement à la porte. Elle tressaillit sur sa chaise à ce bruit ; mais avec assez de hardiesse elle se dirigea vers la porte, en venant une bougie à la main, pour répondre à cet appel.

Il n’y avait rien d’étonnant à ce qu’on vînt frapper à une heure avancée à la porte du médecin, — c’était sans doute un malade nécessiteux qui avait besoin d’un médicament ; les malades nécessiteux venaient sans cesse demander des choses de cette nature. Mme Gilbert ouvrit la porte et regarda dans l’obscurité. Un homme était debout devant elle, un homme bien mis et d’aspect assez distingué, les épaules larges, les yeux noirs et hardis : une barbe noire lui couvrait le bas du visage. Il n’attendit pas qu’on l’invitât à entrer ; mais il passa le seuil comme un homme qui avait le droit de se présenter dans cette maison, repoussant presque Isabel du même coup. D’abord elle le regarda avec une expression d’étonnement profond ; mais tout d’un coup son visage pâlit affreusement.

— Vous !… — s’écria-t-elle d’une voix contenue, — vous ici !…

— Oui, moi ! tu n’as pas besoin d’ouvrir des yeux comme si tu voyais un spectre. Ai-je donc l’air si extraordinaire ?… Voici une belle idée, vraiment, de rester là tremblante et stupéfaite. Où est ton mari ?

— Là-haut. Oh ! pourquoi êtes-vous venu ici ? — s’écria la femme du médecin d’un ton lamentable, croisant les mains comme une personne en proie à une grande frayeur ou à une grande crainte. — Comment avez-vous pu être assez cruel pour venir ici… comment avez-vous pu être assez cruel pour venir ?

— Comment ai-je pu être assez… du diable !… — murmura l’étranger avec un dédain suprême. — Je suis venu ici parce que je ne puis aller nulle part qu’ici, ma fille. Inutile de trembler, je ne te gênerai pas longtemps ; l’endroit n’est pas précisément celui que je choisirais pour me retirer. Si tu peux me donner un lit chez toi pour cette nuit, tout va bien ; sinon, donne-moi un souverain, je trouverai un gîte ailleurs. Tant que je resterai ici, rappelle-toi que je m’appelle le capitaine Morgan, que je suis dans la marine marchande, et que j’arrive à l’instant de l’Île Maurice.