La Femme du docteur/31

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome IIp. 178-195).

CHAPITRE XXXI.

CINQUANTE LIVRES STERLING.

Après la scène dans l’église d’Hurstonleigh, Roland retourna à Mordred pour penser avec plus d’amertume encore à la femme qu’il aimait. Cette silencieuse entrevue, — l’aspect de ce visage pâle, profondément mélancolique, d’une rigidité de statue dans son expression de résignation douloureuse, — n’avait exercé aucune influence calmante sur l’esprit de ce jeune homme, qui ne pouvait comprendre pourquoi le seul trésor qu’il désirait lui était refusé. Il ne pouvait être généreux ou juste envers la femme qui l’avait leurré de fausses espérances, puis abandonné à son désespoir ; il ne pouvait s’apitoyer sur la puérile créature qui avait marché inconsciente sur les bords fleuris d’un gouffre hideux, et qui s’était enfuie, stupéfiée et pleine d’horreur, au premier coup d’œil jeté sur les profondeurs béantes de l’abîme. Non ; sa colère contre Isabel n’aurait pas pu être plus intense si elle avait été une coquette habile et sans cœur qui aurait comploté sa ruine de propos délibéré.

— Il est probable que c’est là ce que le monde appelle une femme vertueuse, — s’écriait-il amèrement. — Sans doute Lucrèce était une femme de ce genre ; elle baissait les yeux pour montrer la longueur de ses cils noirs, elle tirait le meilleur parti possible d’un bras bien modelé posé sur son rouet, et sa joue se couvrait de rougeurs quand Tarquin la regardait. Ces femmes vertueuses adorent l’éclat et le scandale. Je ne doute pas que Mme Gilbert n’ait eu beaucoup de plaisir pendant notre rencontre à l’église, et qu’elle ne soit partie fière du dégât qu’elle a fait en moi, — des sillons blêmes tracés autour de ma bouche, des cavernes où se cachent mes yeux.

Comme on le voit, Lansdell pouvait être parfois très-brutal lorsqu’il pensait à la femme dont la faible main avait si complètement détruit le palais féerique qu’il avait édifié. Il y a peut-être une bonne partie du sauvage des premiers jours caché sous l’homme civilisé d’aujourd’hui. Grattez le gilet de l’homme du monde, vous trouverez peut-être le pelage annelé du tigre. Il ne pouvait lui pardonner. N’avait-il pas lutté contre les tentations que son amour, — qu’elle avouait si naïvement par ses regards et ses paroles, — lui suscitait sans cesse ? n’avait-il pas combattu honorablement, bravement, et virilement, — il le croyait, du moins, — pour succomber malgré ses efforts ; et, une fois vaincu, pour trouver qu’il était inutile de faire tant d’efforts ? Il pensait à la vie qu’il avait arrangée pour lui-même et pour la femme qu’il aimait ; à cette existence nomade et brillante, passée au milieu des sites les plus enchanteurs. Mille projets élaborés en vue de cet avenir romanesque se dispersaient comme la ville-fantôme de Mireille, sous l’influence desséchante de cette déplorable lâcheté féminine.

— Ce n’est pas parce qu’elle est une femme vertueuse, ce n’est pas parce qu’elle aime son mari qu’elle refuse de m’écouter, — pensait-il, — c’est uniquement la ridicule terreur provinciale d’un esclandre qui l’attache à cette misérable petite ville. Puis, après m’avoir brisé le cœur, après avoir dérangé ma vie, elle s’en va à Hurstonleigh et s’assied dans une posture pieuse, ses grands yeux levés vers le prêtre, comme une madone de Giorgione, afin de se réhabiliter dans l’opinion de Graybridge.

Il ne savait être ni juste, ni patient. Parfois il riait bruyamment de sa propre folie. Était-ce lui qui avait affiché un scepticisme cynique à l’endroit de la profondeur ou de la durée de toute émotion ; était-il l’homme qui était devenu presque fou d’amour pour un pâle visage et de grands yeux noirs et rêveurs ? Hélas ! oui, ce sont précisément ces railleurs qui sont atteints le plus profondément, lorsque la maladie les saisit. Vénus, l’implacable déesse, si longtemps raillée par le sceptique, s’attache enfin à sa proie, et la victime succombe tout d’un coup, stupéfaite et confondue, et reconnaît sa terrible puissance. La belle et souriante créature, si séduisante aux regards, nouvellement sortie des ondes tièdes caressées par le soleil, apparaît les cheveux humides et dans toute la splendeur de son beau corps nacré, pour se transformer soudain en Némésis à la terrible sentence de laquelle on ne peut se soustraire.

— Moi… moi, qui ai usé ma vie, là où elle est seulement supportable… je souffre ainsi au dernier moment, et pour la femme à demi-ignorante d’un médecin de campagne ! moi qui me suis donné les allures d’un Lauzun ou d’un Brummel, je me dessèche d’amour pour une femme qui ne sait pas même mettre ses gants !

Chaque jour Lansdell se promettait de quitter le Midland ; mais le lendemain le trouvait encore au château, attendant sans espoir, sans but, — attendant, il ne savait quoi, — attendant peut-être faute de l’énergie physique nécessaire pour le court effort d’un départ. Il voulait aller par terre à Constantinople, de la sorte la fatigue serait plus grande. Une traversée du mont Cenis ne le guérirait-elle pas de son amour insensé pour Isabel ? D’Alembert ne trouva-t-il pas un refuge contre le monde et ses ennuis dans les tranquilles plaisirs de la géométrie ? Goethe ne cherchait-il pas du soulagement à un grand chagrin dans l’étude d’une langue nouvelle ? Roland fit un faible effort pour apprendre l’alphabet arabe, pendant les jours et les nuits de désœuvrement passés à Mordred. Il étudierait les langues sémitiques, sans exception. Il se plongerait dans le livre de Job. Beaucoup de gens avaient trouvé dans le livre de Job un sujet de grand labeur. Mais les petits caractères arrondis de l’alphabet arabe glissaient de l’esprit de Lansdell comme autant de jeunes serpents, et il ne réussit à apprendre les langues sémitiques que juste assez pour écrire en arabe le nom d’Isabel sur les feuillets d’un buvard. Il était amoureux. Jamais écolier, séduit par une jolie compagne aux yeux bleus, aux rubans bleus, à la robe blanche entrevue à l’école de danse, ne fut plus follement amoureux que le jeune châtelain de Mordred, qui avait rempli tout un volume de diverses versions poétiques de son mépris pour l’espèce humaine en général et pour les femmes en particulier. Il avait sonné ce joyeux hallali avant d’être sorti du bois ; et maintenant il trouvait à son dam qu’il s’était trop pressé, car la forêt touffue l’emprisonnait de toutes parts, et il ne semblait pas exister d’issue au sombre labyrinthe.

Il y avait près de quinze jours que George était malade, et le maître du Prieuré de Mordred était encore dans le Midland. Il ne savait rien de la maladie du médecin, car il n’avait pas l’habitude d’écouter les bavardages de son valet de chambre ; de plus ce fonctionnaire se trouvait moins que jamais porté en ce moment à donner à son maître des renseignements que celui-ci ne demandait pas, car, comme il le disait à l’office :

— Monsieur est d’une humeur massacrante depuis le jour de notre retour au château. Autant vaudrait adresser la parole à un tigre que de lui parler, excepté quand il vous fait une question, et Dieu sait que ça n’arrive pas souvent. Je ne me rappelle pas avoir jamais vu des manières aussi tristes que les siennes depuis quelque temps ; et si le salaire n’était pas convenable et les vêtements toujours propres et jamais râpés, — ce qui était le cas avec un certain membre de la Chambre des pairs, qui portait ses habits jusqu’à ce qu’ils ne fussent plus mettables, — il y a longtemps que je ne fatiguerais plus ce vieux et triste donjon de ma présence.

Roland n’aurait pu apprendre la maladie de George que par Gwendoline ; mais il n’était pas retourné à Lowlands. Il avait une idée vague qu’il irait, un beau matin, demander pour en finir la main de sa cousine ; mais il remettait indéfiniment la mise à exécution de cette idée, comme un homme qui pense au suicide peut différer la réalisation de son funèbre dessein, tout en tenant son pistolet chargé ou son acide prussique à portée de sa main, pour le moment où ils seront nécessaires. Il n’était pas repassé devant la maison du médecin depuis le jour où il avait vu Isabel assise dans le parloir. Il s’était, en un mot, interdit Graybridge et la route qui y conduisait.

— Je ne lui donnerai pas le plaisir de dire que je l’obsède, — pensait-il ; — son cœur vain et lâche ne se réjouira pas au spectacle de ma misérable faiblesse. J’ai mis une seule fois mon cœur à nu devant elle, et elle est restée à sa place jouant la dévotion et m’a laissé partir avec mon désespoir. Elle aurait pu chercher à me voir ce soir-là, au moins pendant quelques minutes. Elle aurait pu me parler, me dire quelques paroles banales mais sympathiques ; mais elle a préféré faire montre de piété. Je gage qu’elle sait aussi bien que moi que l’air recueilli s’harmonise avec sa beauté ; et elle est rentrée chez elle heureuse, sans doute, à la pensée qu’elle faisait le malheur d’un homme. Et c’est l’espèce de femmes que le monde appelle vertueuses, — créatures dont la vanité est assez grande pour tenir la place de toutes les autres passions. Pour une femme vraiment vertueuse, pour une femme loyale qui aime son mari, et devant laquelle le libertin le plus déclaré s’incline intimidé et respectueux, — pour cette femme-là je n’ai que du respect et de l’admiration ; mais je hais et je méprise ces coquettes sentimentales, qui font l’éloge de l’amour platonique au second degré, en s’inspirant des pages d’un poète, qui, à ses meilleurs instants, est dix fois plus immoral que l’auteur de Don Juan à ses plus mauvais moments.

Mais Roland n’était pas toujours aussi cruel envers la femme qu’il aimait. Parfois au milieu de sa rage et de sa colère, un soudain courant de tendresse passait à travers les ondes noires de son âme, et pour un instant l’image d’Isabel lui apparaissait sous ses couleurs véritables. Il la voyait comme elle était réellement, folle, mais non pas vile ; faible, mais non pas hypocrite ; romanesque et coupable peut-être d’un peu de vanité féminine, mais non pas cruelle de parti pris. Parfois, au milieu de la lutte de ces sentiments contraires, dans laquelle la colère, l’égoïsme, la fierté blessée, la vanité mortifiée produisaient un véritable tourbillon de passions douloureuses, parfois sous l’empire de désirs moins dignes encore, — l’amour vrai, l’amour sublime et clairvoyant, se dressait, pour un instant, victorieux, et Roland n’avait plus que des pensées de tendresse pour la femme qui avait brisé son avenir.

— Pauvre enfant, pauvre fille naïve et chérie ! — pensait-il à ces moments acquis aux bons instincts ; — si, au moins, je me montrais généreux, en m’éloignant, en vous pardonnant, et en vous laissant devenir en paix une femme vertueuse, vivant avec votre brave homme de mari, qu’il est de votre devoir de respecter et d’écouter. Mon Dieu ! j’ai pourtant entendu raconter, j’ai pourtant lu la biographie d’hommes dont l’existence n’a été qu’un long sacrifice, qui ont toujours ignoré ce que c’est que la possession de l’objet aimé ; éternels Abrahams offrant sans cesse de nouveaux Isaacs sur l’autel d’une divinité insatiable, et qui ont néanmoins trouvé une sorte de bonheur, une joie sublime et céleste dans les angoisses de leur martyre ! Il existe certainement de par le monde des trappistes au milieu des gorges sombres de Valombreuse ; hommes qui gardent un éternel silence sur le seul objet qui soit digne de leur faire retrouver la parole ; galériens qui marchent, le sourire aux lèvres, chargés d’invisibles chaînes et attachés éternellement à un compagnon qu’ils ont en horreur ; hommes qui ne savent jamais ce que c’est de dire leur pensée ou d’agir à leur guise ; qui vivent perpétuellement sous l’œil d’un garde-chiourme et qui sont tirés d’un sommeil paisible par le choc du marteau cruel qui vérifie la solidité de leurs fers. Il y a des créatures qui commencent l’expérience de la souffrance avec les premières lettres de l’alphabet, qui sont souffre-douleurs à l’école, maîtres d’étude au collège ; qui servent de plastron à un sot qui les insulte et les humilie ; les pieds et les poings liés par les besoins d’une mère qui souffre, de frères qui meurent de faim, de sœurs sans avenir et sans dot ; amoureux, et n’ayant même pas le pain quotidien à offrir à la femme qu’ils aiment ; obligés de se tenir à l’écart et d’imposer silence à leurs sentiments les plus nobles, pendant qu’un homme qui ne les vaut pas acquiert, sans en connaître la valeur, la récompense qui entre leurs mains, aurait rendu la terre radieuse ; forcés enfin par dévouement pour les leurs, d’épouser la femme qu’ils n’aiment pas, et qui ont assez de courage pour dissimuler leur dédain et pour faire leur devoir jusqu’au dernier moment ; mourant enfin, victimes d’une éternelle tromperie ; ne sachant, n’ayant jamais, jamais su ce que c’est que voir s’épanouir dans sa fraîcheur un seul de leurs désirs ; condamnés à porter un habit neuf et un chapeau râpé, un chapeau propre et des bottes douteuses ; jamais, en aucun sujet humain, ne réalisant le complet ou le beau. Il y a des hommes comme ceux-là, et pourtant me voici, moi qui ai soufflé chez Christie un Murillo au marquis de Lambethia, moi qui n’ai jamais su ce que c’était que le chagrin jusqu’au jour de la mort de ma mère, me voici me tordant sous la douleur comme un tigre blessé, parce que je ne puis posséder la femme que j’aime !

Rien de plus irrégulier que les habitudes de Lansdell pendant cette période. Le cuisinier de Mordred déclara qu’une chose ressemblant à un soufflé était absolument impossible avec un homme qui demandait son dîner entre sept et neuf heures du soir. Le poisson était trop cuit, les rôtis trop fermes, et tous les bains-marie de Mordred ne pouvaient empêcher les sauces du cuisinier de figer. Ce digne artiste levait les épaules en contemplant les ruines de ses travaux, et il appliqua son attention à la composition d’un menu dont les meilleurs plats pourraient être servis froids. Il aurait pu s’épargner cette peine. Le jeune homme, qui, naturellement indifférent sur la composition de ses repas, n’avait que par vanité pure été poussé à dépasser le luxe insolent des gastronomes célèbres, savait à peine maintenant la nature des plats qu’on servait devant lui. Il mangeait et buvait machinalement ; il buvait peut-être un peu plus que de coutume de ces fameux vins de Bordeaux que son père et son grand-père avaient conservés. Mais le dîner, pas plus que les vins, ne lui faisait plaisir. Le vin ne l’égayait pas ; il restait sombre, assis devant sa grammaire arabe et se demandant ce qu’il allait devenir, maintenant que sa vie n’avait plus de but.

Il était dans son cabinet, assis en face de ce vieux portrait peint par Rembrandt, avec lequel il semblait avoir un air de famille et qui le regardait d’un air grave. Il était assis près d’une table sur laquelle était placée une lampe allumée. C’était une pesante soirée du mois de juin, et il y avait environ quinze jours que George était malade. La lumière de la lampe, — une lumière douce, discrète, obscurcie par un globe très-épais en verre dépoli, — tombait principalement sur le livre ouvert, laissant dans l’ombre la figure du lecteur. Mais malgré cette ombre ce visage paraissait tiré et flétri, et ce quelque chose qui se voyait dans tous les portraits des Lansdell, — ce quelque chose qu’on remarque dans tous les portraits de Charles Ier d’Angleterre et de Marie-Antoinette de France, quels que soient le peintre et l’époque de la peinture, — était très-visible ce soir-là sur les traits de Roland. Il avait longuement réfléchi devant ses livres, car il avait à peine lu cinq ou six pages, depuis neuf heures, bien qu’il fût déjà onze heures et demie. Il allongeait le bras vers la sonnette dans le but d’appeler son valet de chambre et de débarrasser de la tâche d’une veillée plus longtemps prolongée ce gentleman qui bâillait tout seul dans la chambre de la femme de charge. À Mordred, les habitudes avaient toujours gardé la modération de l’époque de Lady Anna Lansdell : tous les domestiques étaient couchés à onze heures, à l’exception du valet de chambre de Roland. Au moment donc où Roland allait le sonner, celui-ci entra dans le cabinet.

— Monsieur veut-il recevoir une visite ? — demanda-t-il.

— Si je veux recevoir une visite ? — s’écria Roland, se retournant sur son fauteuil et regardant d’un air surpris le visage solennel de son domestique : — qui peut désirer me voir à pareille heure ? Est-il arrivé un malheur ?… Est-ce quelqu’un envoyé… de Lowlands ?

— Non, monsieur, c’est une dame inconnue, c’est-à-dire quand je dis inconnue, je crois, monsieur, bien qu’elle ait son voile baissé, et que ce voile soit très-épais, je crois, sans pouvoir l’affirmer à monsieur, que c’est Mme Gilbert, la dame du médecin de Graybridge.

Le valet de chambre toussa d’un air candide derrière sa main et regarda discrètement les cartouches de chêne sculpté du plafond. Roland se leva vivement.

Mme Gilbert, — murmura-t-il, — à une heure pareille ! C’est impossible !… elle ne peut… Faites entrer cette dame, quelle qu’elle soit, — dit-il à voix haute au domestique. — Il faut qu’il soit arrivé un malheur ; ce ne peut être qu’une affaire de la dernière importance qui amène quelqu’un à une heure pareille.

Le domestique s’éloigna, fermant la porte derrière lui, et Roland resta debout devant la cheminée, attendant sa visiteuse. Toutes les teintes chaudes de son visage disparurent et il pâlit incontestablement. Il n’avait jamais eu ce que le peuple appelle des couleurs, mais il pâlit encore. Pourquoi venait-elle à une heure pareille ? Quel était son dessein en venant dans cette maison plutôt que dans toute autre ? Venait-elle pour lui dire qu’elle avait modifié sa décision ? Pour un instant, un flot de délices envahit son âme, aussi chaud et vivifiant qu’un brusque rayon de soleil dans les derniers jours de l’automne ; mais l’instant d’après, — tant cette émotion que nous appelons l’amour est étrange et subtile, — une sensation glaciale de regret se glissa dans son esprit, et il fut presque fâché qu’Isabel fût venue ainsi vers lui, bien qu’elle lui apportât la promesse d’un bonheur futur.

— Pauvre enfant ignorante et naïve… quel malheur que mon amour te soit éternellement préjudiciable ! — pensait-il.

La porte fut rouverte par le valet de chambre, avec autant de solennité que s’il s’était agi de livrer passage à une duchesse en toilette de cour, et Isabel pénétra dans la chambre. Un coup d’œil suffit à Lansdell pour voir qu’elle était très-émue, qu’elle souffrait cruellement de la terreur que lui inspirait sa présence ; et peut-être avant qu’elle eût parlé savait-il déjà qu’elle ne venait pas lui annoncer le moindre changement dans sa décision, ni aucune modification des sentiments qui avaient causé leur séparation au Roc de Thurston. Il n’y avait rien de désespéré dans ses manières, — rien de l’aplomb dramatique qui appartient aux grandes crises de la vie. Elle se tenait debout devant lui, pâle et irrésolue, levant vers lui des yeux suppliants et effarouchés.

Lansdell lui approcha un fauteuil, mais il fut obligé de l’engager à s’asseoir ; cependant, même après cela, elle resta assise avec cette espèce d’irrésolution timide qu’il avait si souvent remarquée chez quelque brave fermier venu pour demander des faveurs inusitées pour le renouvellement de son fermage.

— J’espère que vous n’êtes pas fâché contre moi de ce que je me présente chez vous à pareille heure, dit-elle d’une voix sourde et tremblante. Je n’ai pas pu venir plus tôt, sans cela…

— Ce ne peut être qu’avec plaisir que je vous vois, répondit gravement Roland, bien que ce plaisir soit singulièrement mêlé de peine. Vous êtes venue me trouver sans doute parce que vous êtes dans un embarras quelconque et que vous avez besoin de mes services d’une façon ou d’une autre. Je suis heureux que vous me témoigniez cette confiance ; je suis content de penser que vous faites fond sur mon amitié.

Lansdell parla ainsi parce qu’il vit que la femme du médecin était venue pour solliciter une faveur quelconque, et il voulait lui en faciliter la demande. Isabel leva les yeux avec une nuance de surprise dans le regard. Elle ne s’attendait pas à le trouver ainsi, calme, froid, raisonnable. Un sentiment douloureux s’empara de son cœur. Elle se dit qu’il fallait que son amour eût péri pour qu’il se montrât si bon pour elle, si doux, et si calme ; elle le regarda furtivement comme il s’appuyait dans l’angle le plus éloigné de la massive cheminée ; sans doute sa passion éphémère était morte, et il s’était replongé dans un nouvel océan d’amourettes, — une duchesse superbe, une Clotilde aux yeux noirs, — une créature brillante ressemblant aux nombreux modèles contenus dans les pages de l’Étranger.

— Vous êtes bien bon… trop bon de n’être pas fâché contre moi, — dit-elle. — Je suis venue pour vous demander un service, — un très-grand service, et je…

Elle s’arrêta et tourmenta silencieusement le manche de son ombrelle, — la vieille ombrelle verte à l’ombre de laquelle Roland l’avait vue si fréquemment. Il était évident que son courage l’abandonnait tout à fait au moment de la crise.

— Ce n’est pas pour moi que je vais vous demander ce service, — dit-elle toujours timidement et les yeux fixés sur son ombrelle : — c’est pour une autre personne, qui,… en un mot, c’est un secret, et…

— Quoi que ce soit, c’est accordé, sans question, sans commentaire, — répondit Roland.

— Je suis venue pour vous demander de me prêter… je ferais mieux de dire de me donner, car en vérité je ne sais quand je pourrai jamais vous le rendre… de l’argent, beaucoup d’argent…, cinquante livres sterling.

Elle le regarda comme si elle pensait que l’importance de la somme dût inévitablement l’étonner, et elle vit un sourire tendre et mélancolique sur ses lèvres.

— Ma chère Isabel… ma chère madame Gilbert… si tout ce que je possède au monde pouvait vous donner le bonheur, je quitterais joyeux le Midland dès demain, sans emporter un sou. Je ne voudrais pas pour un empire que vous fussiez gênée pendant une heure, quand je possède plus d’argent que je n’en sais dépenser. Je vais vous donner immédiatement un chèque, ou plutôt une demi-douzaine de chèques en blanc que vous pourrez remplir au fur et à mesure de vos besoins.

Mais Isabel fit de la tête un signe de refus à cette proposition.

— Vous êtes bien bon, — dit-elle, — mais un chèque ne ferait pas mon affaire. C’est de l’argent qu’il me faut ; la personne pour laquelle je vous le demande n’accepterait pas un chèque.

Roland la regarda avec une soudaine expression de doute, — presque avec quelque chose qui ressemblait à de la terreur.

— La personne pour laquelle vous me le demandez, — répéta-t-il ; — ce n’est pas pour vous, alors, que vous désirez cet argent ?

— Oh ! non, vraiment… que pourrais-je faire de tant d’argent ?

— Je pensais que vous pouviez être gênée… je pensais que… Ah ! je devine : c’est pour votre mari que vous désirez cet argent.

— Oh ! non ; mon mari ne s’en doute pas. Mais, je vous en prie, ne me questionnez pas. Ah ! si vous saviez combien j’ai souffert avant de venir ici ce soir ! S’il y avait eu au monde quelque autre personne qui pût venir à mon secours, jamais je ne serais venue ici ; mais il n’y a personne, et il me faut de l’argent.

Le visage de Roland s’assombrissait à mesure que parlait Mme Gilbert. Son agitation, la chaleur de ses paroles, l’inquiétaient et l’alarmaient.

— Isabel, — s’écria-t-il, — Dieu sait que je n’ai pas le droit de vous interroger ; mais il y a dans la manière dont vous me faites cette demande quelque chose qui me fait peur. Pouvez-vous douter que je sois votre ami, votre meilleur et votre plus sincère ami… après votre mari peut-être ? Oubliez tout ce que je vous ai dit jusqu’à ce jour pour ne vous rappeler que ce que je vous dis ce soir… ce soir, alors que tous mes sentiments les plus nobles se réveillent à votre vite. Croyez que je suis votre ami, Isabel, et par pitié ayez confiance en moi. Quelle est cette personne qui vous demande de l’argent ? Est-ce votre belle-mère ? Dans ce cas mon livre de chèques est à sa disposition.

— Non, — balbutia la femme du médecin, ce n’est pas pour ma belle-mère ; mais……

— Mais c’est pour quelque personne de votre famille ?

— Oui, — répondit-elle avec un grand soupir ; — mais je vous en prie, ne me questionnez pas plus longtemps. Vous m’avez dit tout à l’heure que vous m’accorderiez la faveur que je vous demanderais, sans questions ni commentaires. Ah ! si vous saviez combien il m’a été pénible de venir ici !

— En vérité !… Je regrette qu’il vous soit si douloureux d’avoir confiance en moi.

— Ah ! si vous saviez… murmura Isabel à voix basse, se parlant à elle-même plutôt qu’à Roland.

Lansdell tira de sa poche un petit trousseau de clefs et se dirigea à travers la chambre vers un coffre-fort habilement dissimulé sous la forme d’un meuble antique en ébène sculptée. Il ouvrit une porte massive et prit une petite boîte sur l’un des rayons.

— Mon intendant m’a apporté hier une liasse de billets de banque. Voulez-vous prendre ce qu’il vous faut ? — demanda-t-il en tendant sa boîte ouverte à Isabel.

— J’aime mieux que vous me donniez l’argent vous-même : il ne me faut pas plus de cinquante livres.

Roland compta dix billets et les tendit à Isabel. Elle se leva et resta quelques instants hésitante, comme si elle avait quelque chose à ajouter, et que ce quelque chose fût d’une nature presque aussi embarrassante que la question d’argent.

— J’espère… j’espère que vous ne me trouverez pas indiscrète, — dit-elle, — mais il y a encore quelque chose que je voudrais vous demander.

— N’hésitez pas à me demander quoi que ce soit ; tout ce que je désire c’est votre confiance.

— Je veux seulement vous faire une question. Il y a quelque temps, vous parliez de quitter le Midland… l’Angleterre… êtes-vous toujours dans la même disposition ?

— Oui, mes préparatifs sont faits pour un prochain départ…

— Un départ très-prochain ?… Vous partez donc immédiatement ?

— Immédiatement… demain peut-être. Je vais en Orient. Je ne reviendrai probablement pas de longtemps en Angleterre.

Il y eut un moment de silence pendant lequel Roland vit une faible rougeur passer sur les traits d’Isabel et sa respiration devenir plus oppressée.

— Alors il faut que je vous fasse mes adieux ce soir, — dit-elle.

— Oui, nous ne nous reverrons probablement pas. Bonsoir et adieu. Peut-être quelque jour, lorsque je serai un vieillard radoteur, racontant à mes amis les mêmes anecdotes chaque fois que je dînerai avec eux, reviendrai-je dans le Midland et trouverai-je M. Gilbert médecin en renom à Kilmington, favori des vieilles dames et faisant ses visites en voiture… jusque-là, adieu.

Il garda la main d’Isabel quelques minutes, — sans la presser même légèrement, — la tenant simplement comme s’il tenait dans cette frêle étreinte le dernier fil qui l’attachât à l’amour et à la vie. Isabel le regardait avec étonnement. Combien cet adieu était différent de cette entrevue passionnée sous le chêne de lord Thurston, pendant laquelle il s’était roulé par terre et avait pleuré à la douleur d’être séparé d’elle ! Évidemment les mélodrames qu’elle avait vus au théâtre de Surrey étaient des images fidèles de la nature. Rien n’était plus éphémère que l’amour du méchant châtelain.

— Encore un mot, madame Gilbert, — dit Roland après un court silence : — votre mari connaît-il la personne qui vous demande cet argent ?

— Non… je… je lui aurais tout dit… je crois… et je lui aurais demandé l’argent s’il n’avait pas été malade ; mais il a besoin du plus grand calme.

— Il est très-malade… votre mari est malade ?

— Oui… je croyais que tout le monde le savait. Il est très… très-malade. C’est ce qui a fait que je suis venue si tard. Je suis restée auprès de lui toute la journée. Bonsoir.

— Mais vous ne pouvez vous en retourner seule ; il y a si loin. Il sera au moins deux heures du matin avant que vous atteigniez Graybridge. Je vais vous reconduire dans ma voiture ; ou plutôt, je vais vous faire reconduire par mon cocher… par le vieux cocher de ma mère… cela vaudrait mieux.

Ce fut en vain que Mme Gilbert protesta contre cet arrangement. Roland réfléchit que puisque la femme du médecin avait été introduite par son valet de chambre, sa visite serait connue de toute la maison le lendemain au déjeuner. Dans ces circonstances Mme Gilbert ne pouvait quitter Mordred trop publiquement. C’est pourquoi un vieux serviteur qui avait conduit le vieil attelage de chevaux blancs de lady Anna Lansdell par les routes et les chemins ombreux du Midland fut arraché à son paisible sommeil et reçut l’ordre de s’habiller tandis qu’un valet d’écurie amenait Un gros cheval bai et un vieux brougham. Isabel retourna fort commodément à Graybridge dans cette voiture ; mais elle pria le cocher d’arrêter à l’entrée de la ruelle où elle descendît et lui souhaita le bonsoir.

Elle trouva la maison dans une obscurité profonde ; elle rentra au moyen du passe-partout de son mari, et se glissa doucement dans la chambre qui faisait face à celle dans laquelle George reposait, gardé par Mathilda.