La Femme du docteur/32

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome IIp. 196-212).

CHAPITRE XXXII.

« JE NE VEUX CROIRE QU’À L’HONNÊTETÉ DE DESDÉMONE. »

— Veillez à ce qu’on envoie des raisins et un ananas à M. Gilbert, à Graybridge, — dit Roland à son valet de chambre, le matin du jour qui suivit la visite d’Isabel. — J’ai appris avec peine hier soir, par sa femme, qu’il est sérieusement malade.

Le valet, très-affairé en ce moment-là à brosser un chapeau, sourit doucement dans sa barbe en entendant les paroles de son maître. Le châtelain du Prieuré de Mordred aurait pu aussi bien ne pas souiller sa conscience d’aucune phrase hypocrite au sujet du médecin de Graybridge.

— Je parierais volontiers une année de mes gages que si son mari meurt il l’épouse dans les six mois, — dit le domestique de Roland en prenant sa seconde tasse de café. — Jamais de ma vie je n’ai vu un jeune homme aussi amoureux.

Un changement se fit dans la nature des rêves de Lansdell. Cette pensée, cette pensée vile et cruelle, qui n’était pas venue à l’idée d’Isabel, ne put quitter le cœur de Roland après cette entrevue nocturne dans son cabinet. Quoi qu’il fît, malgré l’énergie avec laquelle il repoussa la tentation honteuse, bien qu’il ne fût pas méchant et qu’il eût encore du cœur, il ne pouvait se défendre de penser à ce qui pourrait arriver si… si… la Mort, qui tient dans ses mains décharnées tant d’ordres d’élargissement, venait à couper le nœud qui enchaînait Isabel.

— Dieu sait que je ne suis pas assez vil pour désirer le moindre mal à ce pauvre diable de Graybridge, — pensait Lansdell, — mais si…

Et alors la main du tentateur écartait un sombre rideau, et montrait l’image délicieuse d’une existence qui pourrait se réaliser si George voulait bien être assez obligeant pour succomber sous cette malheureuse fièvre qui avait fait tant de victimes dans les ruelles de Graybridge. Roland n’était pas un héros ; ce n’était rien qu’un jeune homme très-imparfait et très-indécis, dont les nobles instincts luttaient sans cesse contre les exigences honteuses de son esprit ; un enfant gâté de la fortune qui avait presque toujours agi à sa guise jusqu’à ce moment.

— Je devrais m’en aller, — pensait-il ; — je devrais m’éloigner d’autant plus que cet homme est malade. Il y a en apparence quelque chose d’horrible à rester ici à attendre le résultat, lorsque la mort de George me donnerait un trésor si inestimable.

Mais il restait, néanmoins. Un homme peut très-bien apprécier l’énormité de son péché et cependant continuer à mal faire. Lansdell ne quitta pas Mordred ; il se contenta d’envoyer au médecin un panier des plus beaux raisins des serres du château et deux des plus gros ananas ; et peut-être sa conscience trouva-t-elle un léger soulagement après l’exécution de cette courtoisie.

Lord Ruysdale vint voir son neveu dans le courant de la belle matinée qui suivit la visite d’Isabel au château, et comme le jeune homme fumait son cigare devant le portail au moment où la voiture du comte arrivait par l’allée sablée, il n’y eut pas moyen d’éviter la visite du vieillard.

Roland jeta son cigare et se résigna à la perspective de discuter pendant une heure sur des choses qui ne l’intéressaient pas le moins du monde, et qui ne lui causaient aucun plaisir. Que lui importait qu’on s’attendît ou non à une dissolution prochaine du Parlement ? On s’attendait toujours à une dissolution à moins qu’il ne se produisît d’événement contraire ; mais il ne résultait absolument rien de tous ces bruits et de toutes ces clameurs. Les pauvres gens restaient toujours pauvres et murmuraient d’être affamés ; les riches étaient toujours riches et s’indignaient contre l’oppression d’un impôt exorbitant sur le revenu. Le pauvre Roland se conduisit admirablement pendant le supplice que lui infligea la visite de son oncle ; et s’il fit çà et là des réponses vagues et des questions étrangères au sujet, lord Ruysdale était trop absorbé par sa propre éloquence pour relever les peccadilles de son neveu. Roland ne se débarrassa de lui qu’en promettant d’aller dîner le soir même à Lowlands.

— S’il y a une dissolution, notre parti ne peut manquer d’avoir la prépondérance, — dit le comte avant de partir — et, dans ce cas, il faut que vous vous portiez candidat pour Wareham. Les habitants de Wareham voient en vous leur représentant légitime. J’entrevois de grandes choses, mon cher ami, si le ministère actuel se retire. J’ai mené très-gentiment mon petit budget pendant l’année qui vient de s’écouler ; je louerai une maison meublée à la ville, et je recommencerai la vie sur de nouveaux frais l’année prochaine si les choses marchent bien. J’espère vivre assez longtemps pour vous voir faire figure dans le monde, Roland.

Pendant toute cette entrevue, lord Ruysdale ne remarqua pas une seule fois l’expression fatiguée de la figure de son neveu ; cette expression sans nom qui donnait un caractère sombre à tous les portraits des Lansdell, et qui faisait que le désœuvré blasé de trente ans semblait plus âgé que ce gai gentilhomme campagnard de soixante ans.

Roland se rendit ce soir-là à Lowlands. Pourquoi n’aurait-il pas fait ce plaisir à son oncle ? d’autant plus qu’il importait fort peu qu’il fît n’importe quoi ou qu’il allât n’importe où, si tout dans le monde l’ennuyait. Il trouva au salon Gwendoline, qui avait un faux air de Marie-Antoinette dans sa demi-toilette de soie grise, avec une écharpe de dentelle noire couvrant ses magnifiques épaules et attachée par un nœud négligé derrière la taille. Raymond était assis dans un grand fauteuil de tapisserie, inventoriant une caisse de livres nouvellement arrivée de Londres et marmottant de dédaigneuses remarques sur leurs titres et leur contenu.

— Enfin ! — s’écria-t-il lorsqu’on annonça Lansdell. — Je suis passé à Mordred cinq ou six fois depuis deux mois ; mais comme vos gens me répondaient toujours que vous n’y étiez pas, et que je lisais sur leurs figures que vous étiez chez vous, j’y ai renoncé de désespoir.

Lord Ruysdale survint, tenant à la main le Times ouvert, et insista pour lire un article de fond, qu’il déclama avec une énergie extraordinaire et en appuyant particulièrement sur le commencement des phrases. Le dîner fut annoncé avant la fin de la lecture et Raymond conduisit Gwendoline à la salle à manger pendant que Roland restait pour entendre la péroraison estropiée par l’élocution défectueuse de son oncle.

Le dîner se passa très-tranquillement. Le comte parla politique et Raymond causa très-agréablement sur les principes de la philosophie naturelle appliqués aux chefs de la nation. Il y avait un contraste étrange entre l’énergie de ces deux hommes qui avaient passé l’âge mûr, descendant tranquillement l’autre versant de la colline, et la langueur rêveuse que montraient les deux jeunes gens qui les écoutaient. George Sand a dit quelque part qu’aujourd’hui les livres les plus vieux sont écrits par les plus jeunes auteurs. N’aurait-elle pas pu aller plus loin et dire que de nos jours les jeunes gens sont plus vieux que leurs aînés ? Nous n’avons plus nos Springheeled Jacks et nos John Mittons ; Tom et Jerry ne sont plus populaires, ni dans le monde ni sur la scène ; nos jeunes aristocrates ne trouvent plus plaisant d’aller avec un corbillard aux courses d’Epsom, ou de défoncer les tonneaux de vin dans Haymarket ; mais à la place de tout ce tapage, une mortelle froideur s’est emparée de la jeunesse de notre pays, langueur morbide et stagnation d’esprit, desquelles il ne faut rien moins qu’une guerre de Crimée ou une révolte aux Indes pour tirer ces oisifs usés qui errent dans un monde désert.

Le dîner tirait à sa fin quand lord Ruysdale prononça un nom qui éveilla l’attention de Lansdell.

— Je suis passé par Graybridge en vous quittant, Roland, — dit-il, — et j’ai fait une visite ou deux. J’ai appris avec peine que M. Gilmore… Gilson… Gilbert, — oui, Gilbert, cet excellent jeune médecin que nous avons rencontré chez vous l’autre jour… l’année dernière, je veux dire… ma foi ! comme le temps passe !… j’ai appris avec peine qu’il est malade. Une mauvaise fièvre… il est très-dangereusement malade, à ce que m’a dit Saunders, l’avoué. C’est fâcheux, n’est-ce pas, Gwendoline ?

Le visage de Gwendoline s’assombrit, et elle jeta un coup d’œil sur Roland avant de parler.

— Je suis fâché d’apprendre cette nouvelle, — dit-elle. — J’en suis fâchée pour M. Gilbert pour plus d’une raison. Il est regrettable qu’il ait une aussi mauvaise femme.

Roland devint écarlate, et il se tourna vers sa cousine comme s’il allait lui parler ; mais Raymond le devança.

— Je pense que moins nous parlerons de ce sujet, mieux cela vaudra, — s’écria-t-il vivement. — C’est là un sujet, je crois, lady Gwendoline, qu’il vaudrait mieux ne pas discuter ici.

— Pourquoi ne le discuterait-on pas ? — s’écria Roland, regardant sa cousine d’un air furieux et méprisant. — Tout le monde sait que la calomnie de son sexe est un des privilèges de la femme. Pourquoi Gwendoline n’userait-elle pas d’un droit consacré ?… Le sujet est infime, sans doute, — c’est une pauvre petite nullité provinciale ; mais elle servira, faute de mieux : étalons-la donc sur la table, je vous en prie, et vous, Gwendoline, apportez vos instruments de dissection. Qu’avez-vous à dire contre Mme Gilbert ?

Il attendit, haletant et furieux, la réponse de sa cousine en la regardant d’un air de sombre défi.

— Peut-être, après tout, M. Raymond a-t-il raison, — dit tranquillement Gwendoline. Elle était fort calme, mais très-pâle, et regardait aussi fixement son cousin en face que si elle s’était battue en duel avec lui. — Le sujet est de ceux qui, ici comme ailleurs, ne valent pas la discussion ; mais puisque vous m’accusez de méchanceté féminine, je dois me défendre. Je dis que Mme Gilbert est une mauvaise épouse et une femme de mauvaise conduite. Une personne qu’on voit donner des rendez-vous secrets à un étranger, non pas une, mais plusieurs fois, avec toutes les apparences d’une action clandestine et mystérieuse, pendant que son mari est entre la vie et la mort, cette femme est assurément une des plus indignes et des plus viles créatures.

Lansdell fit entendre un rire discordant.

— Quel pays que le Midland ! — s’écria-t-il, — et quelle merveilleuse puissance d’invention reste sans culture parmi les habitants de nos petites villes ! Je retire toute insinuation impertinente sur votre talent pour la calomnie, ma chère Gwendoline, car je vois que vous êtes tout à fait novice dans cet art subtil. La moindre science rudimentaire vous apprendrait à distinguer entre les histoires bien trouvées et celles qui ne le sont pas ; il importe peu, du reste, qu’elles soient fondées ou non. Malheureusement cette calomnie de Graybridge est un canard des plus grossiers. Un correspondant de journal qui l’enverrait pour remplir un bas de colonne serait remercié pour cause d’incapacité, en récompense de sa méprise. Dites à votre femme de chambre d’être plus circonspecte à l’avenir, Gwendoline.

Gwendoline ne daigna pas discuter la vérité ou la probabilité de son histoire. Elle vit que son cousin avait les lèvres blêmes, et elle ne douta pas que son coup n’eût porté en plein. Après cela la conversation languit. Lord Ruysdale mit sur le tapis un ou deux de ses sujets favoris ; mais il comprit vaguement qu’il se passait quelque chose de déplaisant parmi ses compagnons. Roland restait les yeux fixés sur son assiette en fronçant le sourcil et Raymond le regardait avec une expression de malaise, comme un homme qui a peur des éclairs peut suivre des yeux la formation d’un orage. Le dîner s’acheva dans une tristesse profonde et un silence terrible, que rompaient seulement le bruit des cuillers et le choc des verres. Quel glas funèbre pourrait frapper plus solennellement l’oreille que ces bruits familiers résonnant au milieu du calme terrible qui succède aux tempêtes domestiques ou qui les précède ! Il n’y s rien de bien terrible dans le chant des oiseaux ; cependant quoi de plus sinistre que la voix de ces innocents chanteurs emplumés dans les intervalles d’un orage !

Gwendoline quitta la table au moment où son père se versa un second verre de bourgogne, et Raymond se précipita pour lui ouvrir la porte. Mais Roland ne détourna pas les yeux de son assiette vide ; il attendait quelque chose : de temps en temps un mouvement convulsif de la lèvre inférieure trahissait son agitation ; mais c’était tout.

Lord Ruysdale parut soulagé par le départ de sa fille. Il avait une idée vague qu’il y avait eu quelque passe d’armes entre Roland et Gwendoline, et il s’imaginait que la sérénité reviendrait après le départ de celle-ci. Il reprit ses discours filandreux sur l’état de l’atmosphère politique, placide comme un ruisseau babillard, jusqu’à l’heure où le crépuscule commença à obscurcir les angles de la vieille salle à manger. Alors le comte tira les oreilles d’un gros vieux chien de chasse qu’il avait près de lui et fit remarquer qu’il se faisait tard.

— J’ai quelques lettres à écrire pour le courrier de ce soir, — dit-il. — Raymond, je sais que vous m’excuserez si je vous quitte pour une heure à peu près. Roland, j’espère que Raymond et vous, vous ferez justice à ce chambertin.

Raymond murmura quelques paroles de politesse stéréotypées au moment où le comte quittait la salle à manger ; mais il ne cessa pas un instant d’observer le visage de Roland. Il avait suivi la formation de l’orage et il s’attendait à un rapide coup de tonnerre.

Il ne se trompait pas dans ses calculs.

— Raymond, est-ce vrai ? — demanda Lansdell au moment où la porte se refermait sur son oncle.

Il parlait comme si la conversation n’avait pas été interrompue depuis le moment où on avait prononcé le nom de Mme Gilbert.

— De quoi parlez-vous, Roland ?

— De cette infâme calomnie sur Isabel Gilbert. Est-ce vrai ? Bah ! je sais qu’il n’en est rien. Mais je désire savoir s’il y a l’ombre d’une excuse pour une pareille médisance. Ne plaisantez pas avec moi, Raymond ; je ne vous ai rien caché : j’ai le droit d’attendre que vous vous montriez franc avec moi.

— Je ne pense pas que vous ayez le droit de me questionner là-dessus, — répondit très-gravement Raymond ; — la dernière fois qu’il en a été question entre nous, vous avez repoussé mes conseils et protesté contre toute intervention de ma part dans vos affaires. Je pensais que le sujet était vidé entre nous et à votre demande ; et assurément je ne me soucie pas de le renouveler aujourd’hui.

— Mais les choses ont changé depuis, — dit Lansdell avec vivacité. — Je ne fais que rendre justice à Mme Gilbert en vous disant cela à vous, Raymond. Je me suis montré très-confiant, très-présomptueux, je n’en doute pas, en discutant cette question avec vous. Il n’est que juste que vous sachiez que les projets que j’avais formés, à mon retour en Angleterre, ont été entièrement renversés par Mme Gilbert elle-même.

— Je suis très-heureux de l’apprendre.

Il n’y avait en réalité aucune expression joyeuse dans le ton de Raymond lorsqu’il prononça ces mots, et l’expression de gêne avec laquelle il avait observé Roland depuis une heure, ne fit que se confirmer.

— Oui, je me suis trompé en faisant tous ces grands projets d’avenir heureux. Il n’est pas facile de persuader à une femme de bien de quitter son mari, si intolérable que soit la chaîne qui l’attache à lui. Les femmes de province acceptent les obligations du mariage dans le sens le plus rigoureux. Mme Gilbert est une femme honnête. Vous pouvez donc vous imaginer avec quelle douleur j’ai entendu les accusations de Gwendoline contre elle. Il faut croire que les femmes trouvent une espèce de plaisir à se calomnier réciproquement. Maintenant mettez-moi l’esprit complètement en repos ; il n’y a pas un mot de vrai… rien même qui puisse servir de base à un mensonge… dans cette accusation ; n’est-ce pas, Raymond ?

Si la réponse à cette question avait entraîné une sentence de mort, ou une condamnation aux galères, Roland n’aurait pu la faire avec plus d’ardeur. Il aurait dû avoir assez fermement confiance en Isabel pour rester impassible devant une calomnie de village ; mais il l’aimait trop pour être raisonnable ; le démon de la jalousie, étroitement uni comme un frère siamois au dieu de l’Amour, lui déchirait déjà les entrailles. Cela ne pouvait être, cela ne pouvait être qu’elle l’eût trompé, qu’elle se fût jouée de lui ; mais si cela était vrai… ah ! quelle infamie !… quelle trahison !…

— Y a-t-il quelque chose de vrai là dedans, Raymond ? — répéta-t-il, se levant de sa chaise et dévorant son parent des yeux.

— Je refuse de répondre à cette question. Je n’ai rien de commun avec Mme Gilbert ou avec les cancans qui peuvent courir sur son compte.

— Mais moi j’insiste pour que vous me disiez tout ce que vous savez ; ou bien, si vous me refusez, je vais aller trouver Gwendoline et savoir la vérité de sa bouche.

Raymond leva les épaules comme pour dire : — Tout autre raisonnement serait inutile ; ce malheureux courra à son sort, quoi qu’on fasse.

— Vous êtes fort opiniâtre, Roland, — dit-il à voix haute, — et je suis très-fâché que vous ayez fait la connaissance de la femme du docteur, au lieu de choisir parmi une quantité de femmes plus jolies, que vous auriez pu rencontrer pendant vos promenades ; mais, après tout, vous me direz qu’il ne manquait pas non plus de femmes plus jolies qu’Hélène. Cependant, comme vous insistez pour apprendre tous les détails sur ce scandale de village, — qui peut être ou n’être pas vrai, — il faut faire à votre fantaisie, et j’espère, lorsque vous serez satisfait, que vous jugerez à propos de tourner les talons au Midland et à Mme Gilbert. J’ai entendu quelque chose de l’histoire que Gwendoline vous a racontée au dîner et d’une source suffisamment certaine. J’ai entendu dire…

— Quoi ?… Qu’elle… qu’Isabel a été vue avec un étranger ?

— Oui.

— Avec qui ?… quand ?… où ?…

— Il y a un individu étranger au pays logé dans une auberge rustique dans le Ravin de Nessborough. Vous savez quels cancaniers sont ces gens de campagne. Dieu sait que je n’ai pas fait moi-même un pas pour m’informer des affaires d’autrui ; mais ces sortes de choses se glissent partout.

Roland trépignait d’impatience pendant cette courte digression.

— Dites-moi franchement ce que vous savez, Raymond, — dit-il. — Il y a un étranger logé dans une auberge rustique, dans le Ravin de Nessborough… bien, après ?

— C’est un homme assez bien de sa personne, mis avec un goût douteux, un Londonien évidemment… et…

— Mais quel rapport tout cela a-t-il avec Mme Gilbert ?

— Ceci : qu’elle a été vue se promenant seule avec cet homme, le soir, dans le Ravin de Nessborough.

— Ce doit être un mensonge ; une invention calomnieuse ! ou si… si elle a été vue avec cet homme, c’est un de ses parents. Oui, j’ai des raisons de croire qu’elle a un parent établi aux environs.

— Mais pourquoi, dans ce cas, voit-elle cet homme secrètement, à une heure pareille, pendant que son mari est malade ?

— Il peut y avoir cent raisons.

Raymond leva les épaules.

— Pouvez-vous en donner une ? — demanda-t-il.

La tête de Roland retomba sur sa poitrine ; Non ; il ne pouvait trouver aucune raison qui fît qu’Isabel dût voir secrètement cet homme, à moins qu’il n’y eût quelque chose de criminel dans leur réunion. Le mystère et le crime vont si souvent ensemble qu’il est presque difficile à l’esprit de les séparer.

— Mais l’a-t-on vue avec lui ? — s’écria tout à coup Roland. — Non, je ne veux pas le croire. On a rencontré une femme en compagnie d’un homme, et les vautours de Graybridge, ardents à tomber serres ouvertes sur ma pauvre colombe innocente, ont décidé que ce devait être Isabel. Non, je ne veux pas croire cette histoire.

— Soit, alors, — répondit Raymond. — En ce cas, parlons d’autre chose.

Mais on ne satisfaisait pas Roland si aisément. Le trait empoisonné avait pénétré profondément dans son âme : il fallait qu’il tournât et retournât l’arme cruelle dans la blessure.

— Pas avant que vous ne m’ayez donné le nom de la personne qui vous a renseigné, — dit-il.

— Voyons, mon cher Roland, ne vous ai-je pas dit que c’étaient les cancans de Graybridge ?

— Vous ne me ferez pas croire cela. Vous êtes la dernière personne du monde qui se laisserait influencer par une méchante calomnie de province. Vous avez de meilleures raisons pour parler comme vous l’avez fait. Quelqu’un a vu Isabel avec cet homme. Quelle est cette personne ?

— Je proteste contre cet interrogatoire. J’ai eu la faiblesse de sympathiser assez avec un attachement peu honorable, pour essayer de vous épargner une douleur. Vous ne voulez pas être ménagé : souffrez donc votre obstination. C’est moi qui ai vu Isabel Gilbert en compagnie d’un étranger, — un individu d’une mise de mauvais ton, d’aspect peu avenant, dans le Ravin de Nessborough. J’avais dîné à Graybridge chez Hardwick le jurisconsulte et je revenais chez moi passant par Briargate et la route de Hurstonleigh, au lieu de prendre par Waverly. J’avais entendu parler à Graybridge du scandale qui se faisait autour de Mme Gilbert ; on associait son nom avec celui d’un individu logé aux Armes de Leicester, dans le Ravin de Nessborough, qui lui avait écrit, et qui lui donnait des rendez-vous nocturnes. Dieu seul sait comment ces gens de province apprennent tout, mais tout finit toujours par se découvrir. Je pris la défense d’Isabel, — je sais que ses facultés sont bonnes, bien qu’elles n’aient pas tout l’équilibre désirable, — je pris la défense d’Isabel dans une longue discussion avec la femme de l’avocat ; mais en passant par le chemin de Briargate, je rencontrai Mme Gilbert donnant le bras à un individu répondant à la description qu’on m’en a faite à Graybridge.

— Et quand cela ?

— Pendant la soirée d’avant-hier. Il devait être entre dix et onze heures, car la lune était à son plein, et je vis le visage d’Isabel aussi bien que je vois le vôtre.

— Et vous reconnut-elle ?

— Oui ; elle détourna la tête brusquement de la route, et s’enfonça dans un espace plein d’herbes qui s’étend entre la route et les haies qui bordent celle-ci.

Pendant quelques secondes après ces paroles il régna un silence mortel, et Raymond vit que le jeune homme qui se tenait debout devant lui dans le demi-jour, immobile comme une statue, était pâle comme la mort. Puis après ce silence, qui sembla éternel, Roland chercha une carafe d’eau au milieu des verres et des cristaux ; il remplit son verre, et Raymond vit au tremblement de l’eau que la main de son parent était agitée d’un tremblement convulsif. Après avoir bu à longs traits, Roland tendit sa main à travers la table.

— Donnez-moi la main, Raymond, — dit-il d’une voix sourde ; — je vous remercie de tout mon cœur de m’avoir dit la vérité ; vous avez bien fait d’être franc et de ne me rien cacher. Mais si vous saviez combien je l’aimais… si vous pouviez le savoir !… Vous pensiez que c’était seulement la passion déshonorante d’un débauché qui devient amoureux d’une femme mariée, et poursuit son caprice, sans s’inquiéter du désespoir dans lequel il peut jeter autrui. Mais cela n’était pas, Raymond, ce n’était rien de semblable, Dieu me pardonne ! Mais au milieu du chagrin égoïste que m’inspirait mon amer désappointement, j’ai parfois ressenti un frisson de bonheur en pensant que le nom de cette pauvre enfant était encore sans tache. J’ai éprouvé ce sentiment, en dépit de ma vie gaspillée, malgré la destruction cruelle de toutes les espérances qu’avait fait naître en moi mon amour pour elle ; et penser qu’elle… elle qui a vu ma sincérité et mon désespoir, mon cœur sans force exposé à ses regards dans sa folie abjecte… penser qu’elle a pu me congédier avec des phrases de pensionnaire sur le devoir et l’honneur, et puis, pendant que mon chagrin est encore récent, pendant que je restais ici, trop amoureux encore pour quitter les lieux où j’avais si cruellement souffert… penser qu’elle va se perdre dans quelque basse intrigue, dans quelque association honteuse et secrète avec… Ah ! Raymond ! ceci est trop cruel !… trop cruel !…

Le demi-jour charitable le couvrit au moment où il se laissa tomber dans un fauteuil et se cacha la figure dans le large bras rembourré du meuble. Les larmes qui remplissaient ses yeux en ce moment étaient plus amères encore que celles qu’il avait versées deux mois auparavant sous le chêne de lord Thurston. Si, par l’effet de la violence de ses sentiments, un homme en arrive là, pareille chose ne lui arrivera pas une seconde fois dans sa vie. Heureusement pour nous, la faculté de souffrir, comme toutes les autres facultés, s’affaiblit et s’use à la fin, lorsqu’on l’a trop souvent mise à l’épreuve. Si Othello avait survécu et qu’il se fût remarié, il ne se serait pas évanoui si un nouveau Iago était venu lui murmurer des insinuations venimeuses sur sa femme.

— Je n’ai jamais aimé qu’elle, — murmura Lansdell, — je me suis montré cruel pour les autres femmes, mais j’avais foi en elle !

— Mon pauvre enfant, mon cher Roland, — dit Raymond avec douceur, — les hommes ne souffrent ainsi qu’une fois dans la vie. Courage et vous en serez débarrassé. Regardez en face le spectre hideux et il s’évanouira dans l’air ; une fois parti, vous redevenez homme. Mon cher enfant, avant la fin de cette année, vous prendrez l’absinthe, — une drogue abominable, — après un souper à la Maison-Dorée, et vous ferez à vos compagnons le récit satirique de votre caprice d’un instant pour la femme du médecin. Et Dieu me pardonne de parler comme le major Pendennis, ou tout autre mondain corrompu ! — ajouta mentalement Raymond.

Roland se leva et se dirigea vers la fenêtre. La pelouse était inondée de la lumière argentée de la lune, et la grande horloge des écuries sonnait dix heures.

— Bonsoir, Raymond, — dit Lansdell s’arrêtant sur le seuil de la porte-fenêtre. — Excusez-moi, je vous prie, auprès de mon oncle et de Gwendoline. Je ne leur dirai pas adieu, ce soir.

— Mais où allez-vous ?

— Au Ravin de Nessborough.

— Êtes-vous fou ? Roland.

— Ceci est une question beaucoup trop subtile pour que j’y réponde maintenant. Je vais au Ravin de Nessborough pour voir Isabel et son amant.