La Femme du docteur/37

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome IIp. 295-310).

CHAPITRE XXXVII.

CALME APPARENT.

Gwendoline tint sa promesse. Quelles promesses sont aussi sacrées que celles qui sont faites aux mourants, et qui deviennent des engagements solennels qui nous attachent à ceux qui ne sont plus, — à ces morts que nous avons offensés, certainement ; car où est celui d’entre nous qui n’a pas blessé quelque peu la créature qu’il chérit le plus tendrement ? Gwendoline regrettait la colère jalouse qu’elle avait éprouvée contre son cousin ; elle regrettait amèrement les moments pendant lesquels elle avait éprouvé une sorte de joie misérable à sonder ses blessures. Elle regardait en arrière, maintenant que l’aveuglement de la passion s’était dissipé et s’en était allé avec le défunt, et elle se voyait telle qu’elle avait été réellement : sans charité, intolérante, en proie à une colère jalouse, qu’elle avait cachée sous le masque féminin si utile des convenances outragées. Ce n’était pas le crime de Roland qui l’avait blessée, c’était son amour pour lui qui avait été offensé par les attentions que Roland avait pour une autre femme.

Elle ne sut jamais qu’elle avait envoyé à la mort l’homme qu’elle aimait. Inflexible jusqu’au dernier moment, Roland garda le secret de cette fatale rencontre dans le Ravin de Nessborough. L’homme qui causait sa mort était le père d’Isabel. Si Roland avait eu des dispositions vindicatives envers son ennemi, il l’aurait, par égard pour elle, laissé partir librement ; mais aucun sentiment de vengeance n’avait précipité les battements de son cœur. À peine ressentait-il quelque colère contre Jack le Scribe ; il voyait plutôt dans ce qui était arrivé l’œuvre d’une étrange fatalité, ou l’exécution d’un jugement divin.

— J’étais prêt à défier le ciel et la terre dans mon amour pour cette femme, — pensait-il. — Je m’imaginais que c’était chose facile pour un homme d’arranger le plan de sa vie et d’être heureux à sa guise. Il est bon que j’aie été forcé de comprendre ma position dans l’univers. Ce Sleaford n’est pas autre chose qu’une sorte de Némésis brutale qui m’attendait au bas de la colline. Si j’avais essayé d’escalader la pente, — si j’avais sanglé mon armure et quitté le château de l’indolence pour combattre dans les rangs de mes frères, — le rôle de vengeur eût été inutile. Qu’il s’en aille donc. Il n’a fait que s’acquitter de sa tâche ; et moi, qui ai fait un usage si pitoyable de ma vie, j’aurais mauvaise grâce à me plaindre de l’homme qui l’a abrégée d’une année ou deux.

Voilà pourquoi Sleaford partit sans être inquiété. En dépit de cette menace meurtrière qu’il avait faite sur le banc d’Old Bailey, malgré la violence de son attaque envers Lansdell, il n’avait peut-être pas eu l’intention de tuer son ennemi. Pour employer son propre langage, « il n’avait pas eu l’intention d’aller trop loin. » Il y a un gouffre immense entre l’art d’imiter la signature de son prochain, de mettre le mot cent devant le mot vingt, ou d’ajouter un zéro furtif après le chiffre d’un chèque, — il y a une distance énorme entre ces tours de force illégaux et un acte d’homicide délibéré. Sleaford voulut seulement punir le dandy oisif qui avait porté témoignage contre lui ; gâter pour quelque temps son joli visage ; en un mot, lui donner occasion de ne pas oublier cette fantaisie d’agent de police amateur à laquelle il avait consacré son élégante oisiveté. Le père d’Isabel n’avait pas voulu faire plus que cela. Mais lorsqu’on frappe un homme sur la tête avec une canne plombée, ce n’est pas chose si facile de tracer la ligne de démarcation entre la brutalité et le meurtre. Sleaford alla un peu trop loin, ce qu’il apprit quelques jours plus tard en lisant dans le supplément du Times la nouvelle de la mort inopinée de Roland Lansdel, Esq., du Prieuré de Mordred, Midland.

Cet homme robuste, en lisant cette nouvelle dans un cabaret borgne de l’un des carrefours les plus obscurs de Lambeth, sentit une glaciale impression de peur qu’il n’avait jamais éprouvée auparavant au milieu de toutes les petites difficultés résultant de l’imitation des autographes négociables. Cela était quelque chose qu’il n’avait pas prévu. Cette affaire du Midland était un meurtre, ou quelque chose qui y ressemblait tant, qu’un jury stupide pouvait ne pas apercevoir la distinction. Jack le Scribe, armé des cinquante livres de Lansdell, avait déjà organisé un plan d’opérations qui devaient vraisemblablement produire un très-joli petit revenu, sans entraîner une chose aussi désagréable à la délicatesse d’un homme bien élevé que de faire un usage illégal du nom d’autrui. C’était vers la science de prêteur sur gages que Sleaford avait porté son attention ; et pendant sa retraite forcée des dernières années, il avait imaginé, à son usage, un charmant petit système, par lequel un intérêt énorme, sous forme d’honoraires d’enquête et de timbres-poste préliminaires, pouvait être extorqué aux emprunteurs naïfs sans qu’il y eût lieu d’aventurer la plus petite partie du capital du soi-disant prêteur. Dans le but de mettre à exécution ce charmant projet, Sleaford s’était abouché avec un de ses anciens complices, qui devait remplir le rôle de commis et doubler cet emploi du rôle plus relevé de solicitor de la SOCIÉTÉ MUTUELLE ET COOPÉRATIVE DES AMIS SINCÈRES ; mais, après avoir lu ce paragraphe contrariant relatif à Lansdell dans le supplément du Times, les idées de Jack le Scribe éprouvèrent un changement considérable. Peut-être la grande métropole, dans laquelle il y a toujours une petite récolte de dupes et de niais qui accourent au-devant de la faux du cultivateur adroit, était-elle devenue, comme on dit vulgairement, un peu trop chaude pour Sleaford. La contemplation de cette vérité désagréable conduisit les pensées de cet honnête homme vers des scènes plus tranquilles et plus éloignées. Il avait en poche un capital de cinquante livres sterling. Avec cette somme pour base, Jack le Scribe se sentait capable d’étonner, — pour ne pas dire de soulever, — l’univers ; et si l’usage indiscret de sa canne plombée lui rendait imprudent le séjour de son pays natal, les occasions ne manquaient pas aux États-Unis pour un homme de son génie. En Amérique, — de l’autre côté, comme il avait entendu ses amis transatlantiques désigner leur pays, — il trouverait certainement des tréteaux convenables pour la SOCIÉTÉ MUTUELLE ET COOPÉRATIVE DES AMIS SINCÈRES. Le genre dupe est cosmopolite, et l’Arcadien transatlantique se montrerait tout aussi disposé à envoyer ses timbres-poste que le citoyen de Bermondsey ou de Camden-Town. Déjà, en pensée, Sleaford voyait une annonce gigantesque de sa grande entreprise s’étalant sur la dernière page d’un journal quotidien. Déjà il se voyait exploitant la naïveté des New-yorkais, et s’éloignant, enrichi et joyeux, de cette ville délicieuse, juste au moment où les Arcadiens commenceraient à s’impatienter un peu au sujet de la conclusion des opérations et à se montrer indociles dans l’envoi des timbres-poste.

Ayant donc décidé l’opportunité d’un départ immédiat d’Angleterre, Sleaford ne perdit pas de temps à exécuter sa résolution. Il se dirigea vers le soir du côté des ruelles et des passages malpropres qui avoisinent le pont de Londres. Là il obtint tous les renseignements désirables sur les paquebots en partance prochaine pour New-York ; et le lendemain matin, de très-bonne heure, chargé d’un sac de nuit et d’une valise minuscule, Jack le Scribe quitta Euston-Square se dirigeant vers Liverpool, d’où il partit, cette fois sans encombre, par le bateau à vapeur Washington se rendant à New-York. Arrivé à ce moment il disparaît de mon récit, comme la déesse de la vengeance peut disparaître de la scène classique lorsque sa tâche est accomplie. Lui aussi, n’en doutons pas, est attendu par une Némésis, qui se cache dans quelque détour caché du chemin sinueux que suit un coquin.

« Le calme réel est le calme du désespoir. » Isabel trouva enfin ce calme ; mais il fut longtemps à venir. Pendant longtemps il lui sembla que d’horribles ténèbres obscurcissaient l’univers ; ténèbres dans lesquelles elle se traînait à tâtons, cherchant un tombeau où elle pourrait se coucher et mourir. N’était-il pas mort ? Que restait-il dans l’univers, maintenant qu’il n’était plus ?

Heureusement pour ceux qui souffrent, nos grandes douleurs morales sont accompagnées d’une sorte d’insensibilité, de stupéfaction des sens qui, en quelque sorte, diminue la violence de la torture. Isabel fut longtemps sans pouvoir penser à ce qui s’était passé pendant ces dernières semaines si agitées. Elle restait immobile et les yeux secs dans le petit parloir tandis que les préparatifs funèbres se faisaient tranquillement autour d’elle, et que Mathilda et la jeune ouvrière, qui venait travailler à la journée à raison de dix-huit pence par jour, entraient de temps en temps pour l’arracher à son accablement, pour lui faire essayer des vêtements de deuil qui exhalaient une odeur de teinture et d’apprêt et qui laissaient des traces noires sur son cou et sur ses bras. Elle entendait le bruit horrible des ciseaux dans le crêpe et dans le tulle qui lui faisait l’effet de l’accompagnement monotone d’un cauchemar ; et parfois lorsque la porte restait entre-bâillée, elle entendait des gens causer dans la chambre voisine. Elle les entendait causer à voix basse des deux enterrements qui allaient avoir lieu, à un jour d’intervalle, — l’un à Graybridge, l’autre à Mordred. Elle les entendait raisonner sur les dispositions testamentaires de Lansdell ; elle entendait le nom, ce cher et romanesque nom, qui ne devait plus être qu’un vain bruit, passer de bouche en bouche ; et toutes ces souffrances n’étaient seulement qu’une partie du rêve affreux qui la poursuivait nuit et jour.

On se montrait très-bon pour elle. Graybridge même eut pitié de sa jeunesse et de sa désolation, bien que la moindre torture infligée à ce cœur affolé servît de thème aux conversations d’après dîner. Mais la calomnie accomplie n’est pas toujours mal disposée. Elle est un peu comme les gens d’esprit qui sacrifieraient leurs amis au plaisir de faire un mot, mais qui néanmoins n’oublieront pas leurs amis lorsque ceux-ci seront dans la peine. Les demoiselles Pawlkatt et un grand nombre de jeunes personnes marquantes de Graybridge, écrivirent à Isabel de jolis petits billets de condoléance, entrelardés de citations de l’Écriture et lui offrirent d’aller lui tenir compagnie. « Lui tenir compagnie, » c’est-à-dire endormir par leur bavardage stéréotypé et vulgaire les souffrances de cette pauvre enfant abasourdie à laquelle le monde entier semblait enveloppé d’un nuage impénétrable.

Le second jour après les funérailles du médecin, le lendemain de la cérémonie infiniment plus pompeuse qui avait eu lieu dans l’église de Mordred, Raymond vint rendre visite à Isabel. Pendant ces derniers jours, il l’avait vue fréquemment ; mais il avait reconnu l’inutilité des tentatives de consolation, et lui, qui avait si soigneusement étudié la nature humaine, savait qu’il était plus sage et plus convenable de la laisser seule. Mais, cette fois, il venait pour affaires et il était accompagné d’une personne d’aspect grave, qu’il présenta à Isabel comme le solicitor de feu M. Lansdell.

— Je viens vous donner d’étranges nouvelles, madame Gilbert, — dit-il ; — des nouvelles qui ne peuvent manquer de vous surprendre.

Elle regarda Raymond avec un triste sourire dont le sens ne lui échappa pas. Ce sourire disait clairement :

— Pensez-vous que ce qui peut m’arriver maintenant ici-bas puisse me surprendre ?

— Pendant la dernière journée que vous avez passée avec… lui, Isabel, — continua Raymond, — il vous a parlé très-sérieusement. Il avait changé… étonnamment changé à l’approche de la mort. On eût dit que ses dix dernières années avaient été effacées et qu’il ne restait plus que le jeune homme, entrant à peine dans la vie, plein de désirs et d’aspirations nobles. Dieu daigne lui pardonner ces dix dernières années ! Il vous a parlé très-sérieusement, mon enfant, et il vous a recommandé, si vous aviez jamais à votre disposition de grands moyens, ce qui n’était pas impossible, de les employer fidèlement pour l’amour de lui. J’ai entendu ces paroles et leur sens m’échappait alors ; maintenant, je le comprends parfaitement.

Il s’arrêta ; mais Isabel ne leva même pas les yeux. Les larmes coulaient lentement sur ses joues décolorées ; elle pensait à cette dernière journée passée à Mordred et la voix tendrement grave de Roland résonnait encore à ses oreilles.

— Isabel, une lourde charge vous a été confiée ; M. Lansdell vous a légué la totalité de sa fortune.

Il est certain que Raymond s’attendait à un cri de surprise, à quelque témoignage d’étonnement à la réception de cette nouvelle ; mais les larmes d’Isabel coulèrent seulement avec plus d’abondance, et elle se cacha le visage dans le coussin du canapé.

— Vous doutiez-vous des intentions de Roland à cet égard ?

— Oh ! non… non !… je n’ai que faire de cette fortune ; je ne saurais m’en servir. Je vous en prie, faites-en don à quelque hôpital, à la condition qu’il portera son nom. C’est une cruauté de sa part d’avoir pensé que je pourrais me soucier de l’argent lorsqu’il serait mort.

— J’ai des raisons de croire que ce testament a été fait dans des circonstances toutes particulières, — dit Raymond ; — alors que Roland caressait des illusions à votre égard… illusions que vous avez dissipées vous-même plus tard. Le solicitor de M. Lansdell comprend parfaitement cela, lord Ruysdale et sa fille le comprennent aussi ; et l’héritage de cette fortune ne peut jeter aucune tache sur votre réputation. Si Roland avait vécu, il aurait sans doute fait quelque changement dans son testament. Mais, tel qu’il est, il est aussi valable qu’aucun de ceux qui ont été validés par la justice. Vous êtes très-riche, Isabel. Gwendoline, son père, et moi-même, nous sommes également légataires pour des sommes considérables ; mais le Prieuré de Mordred et la totalité des domaines des Lansdell vous appartiennent.

Raymond continua à expliquer la nature du testament, qui le nommait exécuteur testamentaire, ainsi que M. Meredith (le solicitor de Londres), ainsi que beaucoup d’autres choses qui n’avaient aucun sens pour celle qui les entendait perdue dans sa tristesse indifférente. Autrefois Mme Gilbert aurait été heureuse d’être riche et aurait imaginé immédiatement une existence de velours rubis et de diamants ; mais ce temps n’était plus. Les biens après lesquels nous aspirons nous arrivent souvent trop tard ; nous sommes comme ce poète qui apprit sur son lit de mort qu’on lui accordait enfin une pension.

Le Prieuré de Mordred devint donc la propriété d’Isabel, et pendant un temps toute la région shakespearienne du Midland eut ample matière à discussion dans le testament de Lansdell. Mars la voix de la médisance elle-même fut étouffée lorsque Mme Gilbert quitta l’Angleterre en compagnie de lord Ruysdale et de sa fille pour un long séjour sur le continent. Je cite en ce moment la Gazette de Wareham qui trouvait les faits et gestes d’Isabel dignes d’être rapportés, depuis qu’elle avait hérité des biens de Lansdell.

Gwendoline avait promis d’être l’amie d’Isabel : et elle tint parole. Il n’y avait plus d’amertume dans son cœur ; et peut-être son affection pour la veuve de Gilbert n’en était-elle que plus grande en raison de cet amour inutile et fou qui établissait entre elles une sorte de lien.

La fille de lord Ruysdale n’était pas femme à ressentir une basse envie de la fortune de Mme Gilbert. Le comte avait eu beaucoup de peine à se rendre compte du motif qui avait dicté le testament de son parent ; mais comme lui et sa fille reçurent chacun un legs de dix mille livres, pour ne rien dire de hanaps de l’époque de Cromwell, de théières de la reine Anne fabriquées par Paul Lemeri, d’antiques broches et bracelets de diamants taillés en roses, d’un fameux collier qui avait appartenu à lady Anna Lansdell, un Murillo et un Rembrandt, et dix-neuf douzaines de bouteilles de Madère regardé comme unique par les connaisseurs ; lord Ruysdale ne put guère se considérer comme maltraité par son défunt neveu.

Mme Gilbert put donc jouir en paix de sa richesse, protégée de toute calomnie par l’influence des Ruysdale. On la laissa en paix et elle partit avec Gwendoline et le comte pour ces pays étrangers après lesquels elle avait aspiré dans le jardin en friche de Camberwell. Même pendant la première amertume de son chagrin, elle ne fut pas entièrement égoïste. Elle envoya de l’argent à Mme Sleaford et à ses enfants, — assez d’argent pour qu’ils crussent avoir une fortune ; et elle donna à son solicitor des instructions pour qu’ils reçussent trimestriellement une pension qui devait permettre de donner à ses frères une éducation libérale.

« J’ai eu un grand chagrin, — écrivait-elle à sa belle mère, — et je pars avec des personnes qui se montrent pleines de bonté pour moi. Je pars, non pour chercher l’oubli, — pour rien au monde je ne voudrais le trouver, même quand cela serait possible ; mais uniquement pour apprendre à supporter mon chagrin et l’existence. À mon retour je vous reverrai avec plaisir, ainsi que mes frères. »

Elle écrivait ceci et beaucoup d’autres choses affables et respectueuses, à cette pauvre Mme Sleaford, qui avait changé son nom souillé, contre celui de Singleton, dans la paisible retraite de Jersey. Puis elle partit et visita un grand nombre de villes magnifiques, au-dessus desquelles semblait planer pour elle une sorte de brouillard qui interceptait les rayons du soleil. Ce ne fut seulement que deux ans après la mort de Roland qu’elle commença à comprendre que nul chagrin, si amer qu’il soit, ne saurait entièrement obscurcir la beauté de l’univers. Elle commença à sentir qu’il reste encore quelque chose dans la vie même quand un premier amour romanesque n’est qu’un souvenir. Elle connut ce calme qui est si voisin du bonheur, que nous regrettons à peine la disparition d’un état d’esprit plus brillant ; ce calme qui commence au-delà des régions du désespoir et qui échappe à ces vagues terreurs, à ces pressentiments indéfinis qui viennent si souvent troubler les joies du cœur.

Et maintenant, il me semble qu’il me reste bien peu de choses à dire sur Isabel. Elle s’éloigne de moi pour passer dans une région supérieure à celle dans laquelle se meut mon histoire, — utile, calme, presque heureuse, mais toujours fidèle à ses souvenirs douloureux, elle est une toute autre femme que cette jeune pensionnaire qui négligeait tous les devoirs du ménage en lisant la Révolte d’Islam, assise au bord du ruisseau du Roc de Thurston. Il y a une distance immense entre une jeune fille de dix-neuf ans et une femme de vingt-cinq ans ; et la folle jeunesse est séparée de son âge de femme faite par une barrière formée par deux tombeaux. Est-il donc étrange que l’influence sévère du chagrin ait transformé cette enfant sentimentale en une femme bonne et noble, — une femme chez laquelle le sentiment revêt la forme la plus élevée de la sympathie et de la tendresse universelles ? Elle a fidèlement rempli le mandat, qui lui était confié. La fortune qui lui avait été léguée par un amant fidèle, qui s’imaginait avoir conquis la femme de son choix, et que son unique devoir était de mettre cette femme à l’abri de toute perte et de tout souci de ce monde, — la fortune léguée dans des circonstances aussi étranges, était devenue un dépôt sacré dont elle devait compte au défunt. Celui qui pleure connaît seul le bonheur indicible qu’emporte avec elle toute action faite par amour pour ceux qui ne sont plus. Notre foi protestante, qui ne nous permet pas de prier pour nos morts, ne peut nous défendre de consacrer nos bonnes œuvres à la mémoire de ces êtres chéris qui ne sont plus.

Raymond reporta sur Isabel quelque chose de cette affection qu’il avait pour Roland ; et lui et les orphelines, devenues d’estimables jeunes personnes de seize et dix-sept ans, passent la plus grande partie de leur temps au Prieuré de Mordred. Le cultivateur qui ne connaissait la femme du médecin que comme une jeune femme pâle de figure, assise à l’ombre d’une haie, une ombrelle verte sur la tête et un livre sur les genoux, a de bons motifs pour bénir la veuve du médecin ; car des maisonnettes modèles se sont élevées dans maintes parties de ce domaine qui avait appartenu à Roland, — jolies maisonnettes à la mode du temps d’Élisabeth, à pignons aigus, fenêtres gothiques, et fourneaux merveilleux qui cuisent un maximum d’aliments avec un minimum de chauffage. Des jardins potagers s’étendent çà et là sur des collines peu escarpées et lorsque la promenade vous amène soudain dans quelque petit vallon touffu, on y découvre généralement un bâtiment d’école, solide construction moderne, entouré d’un jardin dessiné à l’antique, où se voient de grands poiriers noueux et une rangée de ruches dans un angle verdoyant abrité par des bouquets de sureau et de houx. Ces innovations terribles du labourage à la vapeur et des machines à battre elles-mêmes, n’ont amené aucun mécontentement chez les fermiers des environs de Mordred.

Sigismund Smith fait parfois une apparition au Prieuré de Mordred toujours en compagnie d’un buvard souillé et démoli, gonflé à rompre de quelque chose qu’il appelle de la copie, et d’une autre matière qu’il désigne sous le nom d’épreuves.

Des télégrammes de propriétaires furieux de journaux à un sou le poursuivent dans sa calme retraite ; et on a vu une certaine fois un gentleman très-facétieux, coiffé d’un chapeau gris, arriver par le train express, et déclarer d’une façon vague sa résolution de ne pas lâcher M. Smith jusqu’à la production d’un chapitre indispensable de la Fiancée du Bosphore, ou les Quatorze Cadavres de la mer Caspienne.

Il est très-heureux et très-souillé d’encre, et le promeneur rustique qui rencontre un monsieur à visage pâle et à l’air doux dans les sentiers verdoyants qui entourent Mordred, le chapeau posé en arrière et les yeux perdus dans le vague, ne devinera pas facilement en lui l’auteur délibéré d’un des plans de vengeance les plus atroces et accompli avec le sang-froid le plus révoltant qui ait jamais germé dans l’esprit humain et orné les pages richement illustrées d’un journal hebdomadaire à un sou. Smith trouve charmant de reposer à l’aise parmi les églantiers et le foin nouveau du Midland, tramant la toile sombre des crimes qu’il exécute plus tard sur le papier dans la solitude profonde de son logis du Temple. Il est toujours garçon et se plaint de ne pouvoir devenir amoureux, par la raison qu’il est obligé de tirer parti du nez et des yeux, des lèvres de corail et des bandeaux d’or ou de jais, — le vocabulaire de Smith ne renferme pas d’autres nuances, — de toutes les jeunes filles un peu présentables qu’il rencontre, pour suffire à la création de ses nombreuses héroïnes. « Mlle Binks ? » dira-t-il, par exemple, si on lui cite le nom d’une jeune personne, « oh ! oui ; c’est Bella la danseuse (un des romans à l’emporte-pièce, édités par Bickers ; les cinq premiers numéros et une magnifique gravure d’après les meilleurs tableaux de Landseer, pour un sou) ; je l’ai terminée la semaine dernière ; elle s’est empoisonnée avec de la poudre insecticide dans une mansarde près de Drury Lane, après avoir mis le feu à la maison ainsi qu’aux dépendances de son séducteur ; elle a duré cent treize numéros, et Bickers parle de me faire écrire une suite. Après tout, il peut exister un antidote contre la poudre insecticide, ou bien le garçon du marchand de couleurs a pu lui donner de la moutarde brevetée à la place, par erreur. »

Mais on a remarqué récemment que Smith s’occupe très-assidûment de l’aînée des orphelines, qu’il a déclarée digne d’être l’héroïne d’un journal illustré, et un sujet charmant pour un roman du genre domestique familier. En outre, il a consulté Raymond au sujet du placement de ses épargnes, que l’on suppose considérables ; car un homme qui vit principalement de tartines de confiture et de thé léger, peut acquérir une très-jolie petite indépendance, en cultivant la littérature mélodramatique dans les feuilles à un sou.