La Femme du docteur/36

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome IIp. 252-295).

CHAPITRE XXXVI.

ENTRE DEUX MONDES.

Un calme solennel descendit sur la maison de Graybridge ; et pour la première fois Isabel sentit la présence de la mort auprès et autour d’elle, l’isolant du monde des vivants par son influence glaciale. La montagne de glace était venue heurter la frêle embarcation. Il semblait presque à Isabel que la maison et elle-même étaient emprisonnées par un mur glacial, à travers lequel les vivants ne pouvaient pénétrer.

Elle souffrait beaucoup ; la sensibilité nerveuse de sa nature la rendait particulièrement sujette à ces sortes de douleurs. Une angoisse causée par les remords lui déchirait le cœur. Ah ! combien elle avait été coupable ! comme elle s’était montrée fausse, cruelle, ingrate ! Mais si elle avait su qu’il pouvait mourir, — si elle avait su ! — tout aurait pu être bien différent. La connaissance anticipée du sort qui l’attendait lui aurait assuré sa sincérité et sa tendresse ; elle n’aurait pas trompé, même en pensée, le mari dont les jours étaient comptés. Au milieu de tous ses remords elle se débattait sous le poids d’une impossibilité : l’impossibilité de se rendre compte de ce qui était arrivé. Il avait fallu que le médecin lui affirmât solennellement que son mari était mort, avant qu’elle pût admettre que cet évanouissement, la pesanteur et le froid de glace de la main inerte voulaient dire la mort. Et même lorsqu’on lui eut dit que tout était fini, les mots ne parurent avoir que peu d’influence sur son esprit. Cela était impossible ! Toute la dernière quinzaine d’anxiété et de douleur fut oubliée, et elle ne pouvait penser à George tel qu’elle l’avait toujours vu jusqu’à ce moment, c’est-à-dire dans tout l’éclat de la santé et de la force.

Elle avait beaucoup de chagrin, mais aucune angoisse de désespoir ne vint réchauffer son cœur glacé, C’était la violence du choc, le sentiment de frayeur qui l’oppressaient plutôt que la conscience d’une grande perte. Elle aurait voulu ressusciter son mari ; mais surtout parce qu’il était horrible de savoir qu’il était là, — près d’elle, — et dans l’état où il se trouvait. Elle eut un instant la pensée, — pensée misérable et égoïste, — qu’il eût été beaucoup plus facile pour elle de supporter cette calamité, si son mari avait été loin d’elle et qu’une lettre fût venue lui apprendre qu’il était mort. Elle se voyait recevant la lettre et s’étonnant de cette lettre bordée de noir. Le coup eût été terrible ; mais pas aussi horrible que cette idée de savoir que George était dans la maison, et que cependant George n’existait plus. Incessamment, son esprit revenait sur ses pas ; incessamment la perception nette de ce qui s’était passé lui échappait, et elle se surprenait faisant de petits discours, — des discours contrits et repentants, — exprimant le regret qu’elle avait de ses fautes. Puis, brusquement, la scène si vive du lit de mort lui revenait, et elle entendait cette voix sourde murmurant faiblement des paroles d’amour et de louange.

Pendant tout ce temps l’image de Roland ne se présenta pas à son esprit. Dans cette obscurité compacte et terrible qui remplissait son âme, cette brillante et splendide personnalité ne pouvait trouver place. De temps en temps elle pensait à M. Colborne d’Hurstonleigh, et ressentait un vague désir de le voir. Peut-être aurait-il pu lui rendre quelque courage ; il aurait pu lui rendre plus facile à supporter l’idée du terrible mystère qui s’était accompli au-dessus d’elle. Une ou deux fois elle essaya de lire quelques-uns des chapitres qui lui paraissaient si beaux dans la bouche du prêtre populaire ; mais même du saint volume de sombres et funèbres images surgissaient pour la terrifier ; elle voyait Lazare sortant de son tombeau, livide sous son suaire : la mort et l’horreur semblaient être partout et en toutes choses.

Après la première explosion de chagrin violent, auquel se mêlait une indignation profonde contre la femme qu’elle croyait avoir été coupable et négligente, Mathilda ne fut pas impitoyable pour cette enfant terrifiée qui venait de devenir veuve. Elle porta une tasse de thé dans le parloir obscur où Isabel s’était réfugiée, et frissonnait de froid par moments, et elle réussit à faire prendre le breuvage réconfortant à la pauvre créature effrayée. Elle essuya ses propres larmes avec son tablier pendant qu’elle parlait à Isabel de patience et de résignation, de soumission aux volontés de la Providence, toutes ces théories consolantes qui sont douces à celui qui a la foi, alors même que son affliction est la plus profonde.

Isabel n’était pas encore une femme religieuse : la foi qui est plus forte que la mort lui manquait à cette heure terrible ; elle s’essayait à peine au bien ; — elle s’essayait à peine, à sa manière naïve, demi-enfantine, à ressembler à ces créatures saintes et heureuses dont M. Colborne avait raconté la vie, en s’étendant avec une énergie tendre et ravie sur la perfection de leurs vertus ici-bas, la splendeur de leur récompense dans un monde meilleur. Elle s’essayait à peine au bien et le nouveau courant de son existence avait été troublé par la mort de George, comme par une tempête soudaine. C’était encore une enfant, faible et frivole, terrifiée par la présence de l’effroyable visiteuse qui venait d’entrer dans la maison. Pendant toute la soirée qui suivit la mort de son mari, elle resta dans le petit parloir, essayant parfois de lire un peu, le plus souvent les yeux vaguement fixés sur la mèche fumeuse de la chandelle, qui ne fut mouchée qu’une fois, lorsque Mathilda vint dans la chambre « pour tenir un instant compagnie à la malheureuse créature, » dit-elle à son mari, qui était assis au coin du feu dans la cuisine, les coudes sur les genoux et le visage caché dans les mains, songeant à ces jours écoulés pendant lesquels il avait coutume d’aller chercher le défunt à l’école commerciale de la route de Wareham.

Il y avait un grand nombre d’allées et de venues, un bruit incessant de pas discrets marchant de long en large, à ce qu’il parut à Isabel, et Mathilda, même au milieu de son chagrin, semblait avoir une occupation qui l’absorba pendant toute l’après-midi. La femme du médecin s’était imaginé que tous les bruits et tous les mouvements devaient cesser, — que la vie elle-même devait faire une pause, — dans une maison que la mort avait visitée. D’autres pouvaient ressentir un chagrin plus violent que le sien ; mais nul n’éprouvait une frayeur de la mort aussi profonde que celle qu’elle endurait. Assez tard, Mathilda lui apporta à souper sur un petit plateau ; mais elle le repoussa et fondit en larmes. Il semblait y avoir une sorte de sacrilège dans ce transport d’aliments et de boissons, pendant qu’il était couché là-haut ; lui, dont le chapeau était encore accroché dans le vestibule, dont les papiers, les bouteilles d’encre et les livres étaient proprement arrangés sur un des vulgaires casiers auprès de la cheminée. Ah ! combien de fois n’avait-elle pas maudit ces livres de médecine pour être ce qu’ils étaient au lieu d’être des éditions de Zanoni et d’Ernest Maltravers ! Maintenant que celui auquel ils appartenaient était mort, cela semblait presque un crime d’entretenir une mauvaise pensée à leur égard.

Ce fut en vain que Mathilda la supplia de monter dans la chambre qui faisait face à celle dans laquelle reposait le médecin ; ce fut en vain que la digne femme lui demanda paisiblement d’aller le voir, maintenant qu’il reposait si paisiblement dans la chambre nouvellement arrangée, et de poser sa main sur son front de marbre, afin que son ombre ne vînt pas troubler son sommeil. La jeune femme secoua la tête d’une façon éperdue.

— J’ai peur, — dit-elle d’un ton pitoyable, — j’ai peur de cette chambre. Je ne pensais pas qu’il pouvait mourir. Je sais que je n’ai pas bien agi. C’était mal de toujours penser à d’autres et jamais à lui ; mais je ne pensais pas qu’il pouvait mourir. Je sais qu’il s’est montré très-bon pour moi, et je me suis efforcée de lui obéir, mais je suis sûre que j’aurais été tout autre si j’avais su qu’il était en danger de mort.

Elle tira le tiroir de la table où se trouvaient les chaussettes à réparer roulées en grosses boules, avec des aiguilles plantées çà et là au travers. Il y avait là dedans même une preuve de sa négligence. Elle les avait reprisées un peu dans les derniers temps, — alors qu’elle cherchait à bien faire, — mais pas plus que les autres elle n’avait terminé cette œuvre. Ah ! quelle pauvre créature elle était, après tout ! créature pleine de résolutions faibles, formées seulement pour être oubliées ; créature faible et vacillante, pleine de désirs et d’aspirations nuageux, — prenant un instant de nobles résolutions, pour céder plus déplorablement un moment après.

Elle demanda qu’on lui permît de passer la nuit en bas, sur le petit canapé ; et Mathilda, voyant qu’elle était réellement oppressée par quelque terreur puérile de l’étage supérieur, lui apporta quelques couvertures et quelques oreillers, et une veilleuse qui devait brûler toute la nuit.

Ce fut donc dans cette chambre familière, dont le moindre meuble faisait partie de sa vie monotone, qu’Isabel passa la première nuit de son veuvage, couchée sur le petit canapé et ne perdant pas un seul des bruits de la maison. Elle resta dans une insomnie fiévreuse jusqu’à ce que les rayons du soleil levant vinssent frapper les jalousies ; alors elle tomba dans un assoupissement pénible pendant lequel elle rêva que son mari était vivant et bien portant. Elle resta dans cet état sans être complètement endormie, jusqu’à dix heures du matin. À ce moment elle aperçut Mathilda assise auprès de la petite table, sur laquelle fumait l’inévitable tasse de thé à côté d’une assiettée de tartines de beurre, identifiées d’une façon inséparable, dans l’esprit d’Isabel, avec George.

— Il y a quelqu’un qui désire vous voir, si votre état vous permet de recevoir, mon enfant, — dit Mathilda avec douceur.

Elle avait été excessivement émue par la petite confession sincère de ses erreurs, et elle était portée à penser que, peut-être, après tout, Graybridge avait jugé avec trop de sévérité la pauvre petite pensionnaire.

— Prenez votre thé, mon enfant ; je l’ai fait fort à votre intention. Essayez de vous contenir un peu, ma pauvre fille ; vous êtes bien jeune pour porter des vêtements de veuve ; mais son heure était marquée. Si chacun de nous avait travaillé autant que lui pour le bien de son prochain, nous pourrions mourir aussi tranquilles que lui.

Isabel repoussa les mèches emmêlées de sa chevelure qui lui couvraient le visage et elle embrassa la bonne femme.

— Vous êtes bien bonne pour moi, — dit-elle. — Vous me pensiez coupable autrefois, je le sais ; et alors vous étiez très-dure envers moi. Mais j’ai toujours voulu me bien conduire. J’aurais voulu être une sainte femme et mourir jeune, comme la mère de George.

Il est à remarquer que l’idéal qu’Isabel se faisait de la vertu était toujours lié à l’idée d’une mort prématurée. Elle avait une idée vague que les gens très-religieux et très-dévoués accomplissaient assez rapidement leur rôle de martyr et recevaient la récompense promise. Ses notions d’abnégation étaient encore très-restreintes ; elle eût compris avec peine une longue carrière consacrée aux pratiques vertueuses. Les religieuses étaient pour elle des femmes qui disaient adieu au monde, qui se faisaient couper les cheveux, qui se retiraient dans un couvent et qui y mouraient bientôt après pendant qu’elles étaient encore jeunes et intéressantes. Elle n’aurait pu s’imaginer une religieuse âgée, ayant passé une longue vie d’abnégation, se levant à quatre heures du matin et se montrant aussi gaie et aussi vive que n’importe quelle épouse ou mère. Et cependant il existe de ces femmes.

Mme Gilbert prit un peu de thé chaud, puis elle s’assit tranquille, la tête posée sur l’épaule de Mathilda, et la main étreignant les doigts rugueux de la digne femme. Cette étreinte vivante parut apporter quelque consolation à Isabel, tant la mort avait envahi le cercle restreint de son existence.

— Pensez-vous que vous serez assez bien portante maintenant pour le voir, ma pauvre enfant ? — dit Mathilda après un long silence. — Je ne vous en aurais pas parlé s’il ne m’avait paru inquiet, comme s’il lui arrivait quelque chose ; et je sais qu’il s’est montré très-bon pour vous.

Isabel la regarda avec étonnement.

— Je ne sais de qui vous parlez, — dit-elle.

— C’est M. Raymond, de Conventford. Il est bien matin pour qu’il soit déjà à Graybridge ; mais il a l’air aussi pâle et aussi fatigué que s’il était resté debout toute la nuit. Il a été tout surpris quand je lui ai dit le malheur qui avait frappé notre pauvre maître.

En ce moment, Mathilda eut recours au tablier de coton qu’elle avait si souvent porté à ses yeux pendant la dernière semaine. Isabel s’enveloppa à la hâte d’un petit châle ; elle ne s’était pas déshabillée pendant la nuit précédente, et elle paraissait très-pâle, très-affaiblie, et très-défaite à la lumière éclatante du jour.

M. Raymond !… M. Raymond !…

Elle répéta ce nom une ou deux fois, et s’efforça de demander ce qui l’amenait vers elle. Il s’était toujours montré très-bon pour elle et elle associait son souvenir avec un sentiment de véritable sagesse et de vigueur joyeuse de l’esprit. Sa présence ne pouvait que lui faire du bien, pensait-elle. Après M. Colborne, il était la personne qu’elle désirait le plus voir.

— Je vais aller le trouver, Mathilda, — dit-elle en se levant lentement du canapé. — Il a toujours été très-bon pour moi. Mais, hélas ! combien sa vue va me rappeler ce temps de Conventford, alors que George venait me voir le dimanche et que nous allions nous promener dans les grandes prairies froides et nues !

En parlant ainsi elle revoyait cette époque : passage incolore de sa vie, pendant lequel elle avait été, sinon heureuse, du moins contente. Et depuis ce temps, quelle splendeur tropicale, quelle radieuse oasis de lumière et de couleur s’était soudainement déroulée sous ses pas ! Forêt de fleurs miraculeuses et de feuillages enchantés qui l’avait isolée du monde terre à terre dans lequel les autres créatures traînaient leur existence ennuyeuse, — magique désert asiatique, dans lequel il y avait des dangers cachés, terribles comme ces serpents qui se laissent tomber sur le passant, du sommet des palmiers, ou comme les tigres mouchetés qui rampent dans les ombres de la jungle. Mme Gilbert jeta un regard en arrière à travers ce fragment de paradis terrestre sur les longues journées monotones de Conventford et il lui sembla recevoir une chaude bouffée de l’oasis tropicale, au delà de laquelle le passé s’étendait sur une mer aux flots grisâtres et froids. Peut-être cette vie tranquille à teintes discrètes était-elle préférable après tout. Elle se revit comme elle avait été : fiancée avec cet homme qui était couché sans vie au-dessus d’elle et elle se tressait un pauvre petit nid romanesque à son usage avec les éléments de cette situation prosaïque.

Raymond attendait dans le parloir d’honneur, — la chambre sacrée, qui avait si rarement servi pendant le temps de mariage si court du médecin des pauvres, — ce petit salon décoré avec affectation, qui avait toujours un vague parfum de vieillerie ; cette chambre qu’Isabel avait rêvé de transformer en un nid de perse et de mousseline. La jalousie était baissée et les volets à moitié clos, et dans ce demi-jour Raymond paraissait fort pâle.

— Ma chère madame Gilbert, — dit-il, en lui prenant la main et la conduisant vers un siège… ma pauvre enfant… si enfant par le caractère… si enfant encore par la faiblesse et l’inconséquence… il peut sembler cruel de venir vous déranger dans un pareil moment ; mais la vie a parfois de cruelles nécessités…

— Vous êtes bien bon d’être venu, — s’écria Isabel en l’interrompant. — J’avais besoin de vous voir ou quelqu’un qui vous ressemblât ; car tout me fait peur. Je n’avais jamais pensé qu’il pouvait mourir.

Elle se mit à pleurer, d’un air fort désolé, non pas comme une personne souffrant de quelque chagrin amer, mais plutôt comme un enfant qui se trouve dans un lieu inconnu et qui a peur.

— Pauvre enfant !… pauvre enfant !…

Raymond tenait encore la main inerte d’Isabel, qui put sentir des larmes tomber dessus ; les larmes d’un homme qui était le dernier à s’abandonner à une faiblesse sentimentale. Mais à ce moment elle ne devinait pas qu’il devait avoir quelque chagrin particulier, — quelque chagrin qui le touchait de plus près que la mort de Gilbert. En ce moment l’état de ses sentiments était particulièrement égoïste peut-être ; car elle ne pouvait ni comprendre ni imaginer quelque chose en dehors de cette maison assombrie, où la mort régnait souverainement. Le coup avait été trop terrible et trop récent. C’était comme s’il y avait eu un tremblement de terre et que l’atmosphère environnante eût été obscurcie par des nuages de poussière aveuglante produits par le cataclysme. Elle sentait les larmes de Raymond tomber lentement sur sa main ; et si elles éveillaient une pensée en elle, elle n’y voyait que l’évidence de sa sympathie pour ses chagrins et ses frayeurs d’enfant.

— Je l’aimais comme mon propre fils, — murmurait Raymond d’une voix attendrie et sourde. — S’il n’avait pas été ce qu’il était, — s’il eût été indigne de ses pères, — je crois que je l’eusse aimé aussi tendrement et aussi sincèrement, pour l’amour d’elle. Son fils unique ! Je l’ai vu me regarder comme elle m’avait regardé lorsque je l’embrassai à l’église le jour de son mariage. Tant qu’il aurait vécu, je n’aurais jamais pu croire qu’elle était entièrement perdue pour moi.

Isabel n’entendait rien de ces phrases rompues. Raymond les prononçait d’une voix rêveuse et sourde qui n’était pas destinée à frapper des oreilles humaines. Pendant quelques instants il resta silencieusement assis auprès de la jeune femme, tenant toujours sa main entre les siennes ; puis il se leva et se promena de long en large, d’un pas lent et discret et la tête baissée sur la poitrine.

— Vous avez été très-douloureusement affectée par la mort de votre mari ? — dit-il enfin.

Isabel se remit à pleurer à cette question, — larmes nerveuses, qui, peut-être, ne signifiaient pas beaucoup.

— Oh ! beaucoup… beaucoup… — répondit-elle. — Je sais que je ne me suis pas conduite aussi bien que je l’aurais dû, et maintenant il est trop tard pour que je lui en demande pardon.

— Vous l’aimiez beaucoup, sans doute ?

Isabel rougit légèrement ; puis elle répondit en hésitant un peu :

— Il était très-bon pour moi et je… je m’efforçais toujours… presque toujours… de m’en montrer reconnaissante, — ajouta-t-elle, en se souvenant avec remords de ces moments de révolte pendant lesquels elle avait détesté son mari parce qu’il mangeait des oignons et qu’il portait des bottines fabriquées à Graybridge.

Un vague sourire se dessina sur la physionomie de Raymond en voyant l’embarras d’Isabel. Nous sommes des créatures si faibles et si changeantes, même dans les meilleurs de nous, qu’il est possible que cet homme qui aimait tendrement Roland, ne fut pas très-fâché de voir l’indifférence d’Isabel pour son défunt mari. Il revint vers le fauteuil voisin du sien et s’assit de nouveau à côté d’elle. Il commença à parler d’une voix basse et émue ; mais il tint ses yeux baissés, et dans la demi-obscurité Isabel ne pouvait voir l’expression de sa physionomie.

— Isabel, — commença-t-il très-gravement, — je vous disais il y a un instant que la vie a parfois de cruelles nécessités… que n’expliquent aucune doctrine de compensation, aucun des codes de philosophie que l’homme a imaginés pour son propre bonheur, et qu’on ne peut comprendre vaguement que par une théorie sublime, que quelques-uns d’entre nous ne sont pas assez forts pour saisir et conserver. Ah ! quels misérables vaisseaux battus par les orages nous sommes sans cette boussole ! J’ai éprouvé un grand et amer chagrin depuis vingt-quatre heures, Isabel ; un chagrin qui m’a frappé plus soudainement que la mort de votre mari n’a pu vous atteindre.

— Cela me fait bien de la peine pour vous, — répondit Isabel d’un ton rêveur ; — la vie est pleine de douleurs, je crois. On dirait que personne n’a jamais été véritablement heureux.

Elle pensait à sa propre existence, si longue déjà, bien qu’elle eût à peine passé vingt ans ; elle pensait à toutes les petites souffrances sordides de son enfance, — aux huissiers, aux contributions, aux créanciers furieux, — à la grande douleur du déshonneur de son père ; à la triste monotonie de sa vie de femme mariée ; au départ soudain de Roland, et à sa colère concentrée contre elle parce qu’elle refusait de fuir avec lui ; enfin à la mort de son mari. C’était une longue et fastidieuse histoire de chagrins et de douleurs.

— Je vieillis, Isabel, — reprit Raymond, — mais je n’ai jamais perdu mes sympathies pour la jeunesse et sa fraîcheur. Je crois, au contraire, que cette sympathie n’a fait que croître et devenir plus forte avec les années. Il y a un jeune homme qui m’a toujours été très-cher… plus cher que je ne saurais vous le faire comprendre, à moins que je ne vous dise le lien subtil qui m’attache à lui. Je pense qu’il y a quelques pères qui ont un amour aussi profond pour leurs fils que celui que je porte à l’homme dont je parle ; mais j’ai toujours trouvé que l’amour paternel était un sentiment bien tiède, comparé à mon affection pour Roland.

Roland !… C’était la première fois qu’elle entendait prononcer son nom depuis le dimanche pendant lequel son mari était tombé malade. Ce nom lui traversa le cœur avec une sensation presque douloureuse. Un petit rayon rougeâtre de soleil éclaira brusquement l’obscurité de sa vie. Elle se couvrit le visage de ses mains comme pour se défendre d’une lumière réelle.

— Oh ! ne parlez pas de lui… — dit-elle d’un ton suppliant. — J’ai si mal agi… je pensais tant à lui… mais je ne supposais pas que mon mari mourrait. Je vous en prie, ne parlez pas de lui ; cela me fait tant de mal d’entendre son nom !

Elle se mit à sangloter en faisant cette dernière prière. Elle se rappelait le visage furieux de Roland à l’église ; son salut étudié pendant l’entrevue nocturne au château, les manières froides et réservées qu’elle avait prises pour de l’indifférence. Il ne lui était rien ; il n’était pas même son ami ; et, pour lui, elle avait cruellement offensé le défunt.

— Je serais le dernier à vous parler de Lansdell, — répondit Raymond lorsqu’elle se fut un peu calmée, — si les événements des deux derniers jours n’avaient pas renversé toutes les barrières. Le temps n’est pas loin, Isabel, où il n’y aura pas sur terre de bruit plus vain que le nom de Lansdell.

Elle releva brusquement son visage inondé de larmes et le regarda. Tous les nuages se dissipèrent et une horrible clarté se fit en elle ; elle le regarda tremblant des pieds à la tête et les mains convulsivement crispées sur son bras.

— Vous êtes venu pour m’apprendre quelque chose ! — dit-elle d’une voix étranglée ; — il lui est arrivé quelque chose !… Ah ! si c’est vrai, la vie n’est qu’une immense douleur.

— Il se meurt, Isabel.

— Il se meurt !…

Ses lèvres prononcèrent ces mots et son regard fixe s’arrêta d’un air égaré sur le visage de Raymond.

— Il se meurt ! Il serait insensé de vous leurrer de vaines espérances, quand tout sera fini demain. Il était sorti… à cheval… la nuit précédente, et il a été désarçonné, à ce qu’on croit. Il a été trouvé par des paysans, le lendemain matin de bonne heure, inanimé sur le sol, à quelques milles du château. On l’a rapporté chez lui. Les médecins n’ont aucun espoir de le sauver ; mais depuis il a repris connaissance. J’ai presque toujours été près de lui… je ne l’ai pas quitté, et sa cousine Gwendoline est près de lui. Il désire vous voir, Isabel ; il ignore, du reste, la mort de votre mari que j’ai apprise moi-même en venant ce matin. Il désire vous voir, ma pauvre enfant ! Pensez-vous que vous puissiez venir.

Elle se leva et inclina lentement la tête en signe d’adhésion, mais l’expression d’horreur du premier moment ne disparut pas de son visage. Elle se dirigea vers la porte comme si elle voulait partir sans tarder, — habillée comme elle était et enveloppée dans son vieux châle.

— Vous ferez bien de dire à votre femme de charge de vous habiller tandis que je vais aller louer une voiture, — dit Raymond. Puis, la regardant en face, il ajouta : — Pouvez-vous me promettre d’être très-calme et très-tranquille quand vous le verrez ? Il vaut mieux ne pas venir si vous ne me promettez cela. Ses moments sont comptés ; mais la moindre émotion violente serait immédiatement fatale. N’oubliez pas que les dernières heures d’un homme lui sont très-précieuses ; les derniers moments de celui qui sait que sa fin est proche forment une période mystique et sacrée dans laquelle le monde s’éloigne bien loin de lui et où il est transporté dans une sorte de région mixte entre cette vie et la vie future. Je désire que vous vous rappeliez cela, Isabel. L’homme que vous allez voir n’est pas celui que vous avez connu autrefois. Il n’y aurait pour l’homme que bien peu d’espoir après la mort, si l’approche du moment suprême le laissait insensible.

— Je ne l’oublierai pas, — répondit Isabel.

Elle ne pleurait plus depuis qu’elle avait appris le danger de Roland. Peut-être ce coup nouveau et plus terrible lui avait-il donné une force surnaturelle. Et au milieu de toute l’angoisse que faisait naître la pensée de sa mort, il lui semblait à peine étrange que Roland fût à la mort. C’était comme si la fin du monde fût brusquement survenue ; il importait peu de savoir qui périrait le premier. Son tour à elle ne tarderait pas à venir sans aucun doute.

Raymond rencontra Mathilda dans le vestibule et lui dit quelques mots avant de s’éloigner. La bonne femme fut douloureusement surprise du malheur qui frappait Lansdell. Elle avait très-mauvaise opinion du jeune et élégant châtelain du Prieuré de Mordred ; mais la mort et le chagrin chassent toute amertume du cœur d’une femme dévouée, et Mathilda fut assez femme pour pardonner à Roland le désir qui appelait la femme du médecin à son chevet. Elle monta au premier et redescendit avec le chapeau et le manteau d’Isabel et quelques objets de toilette ; Mme Gilbert se baigna le visage d’eau froide, et sa chevelure fut accommodée. Elle n’avait qu’à demi conscience de ces choses comme si elle avait agi sous l’influence d’un rêve. Raymond ne tarda pas à revenir ramenant l’antique fiacre de Graybridge dont le roulement était assourdi en passant dans la ruelle jonchée de paille. Isabel fut à demi portée dans le véhicule qui parcourut la grande route familière, passa devant l’antique auberge et son haut pignon, sur lequel les pigeons roucoulaient à l’envi comme s’il n’existait pas au monde quelque chose comme le chagrin et la mort, puis sous le grand portail gothique de l’antique monastère de Mordred. Tout cela semblait un rêve, un terrible cauchemar, hideux en raison d’un vague sentiment d’horreur plutôt qu’à cause d’une vision palpable présente aux yeux du dormeur. Dans les mauvais rêves il en est toujours ainsi, — c’est toujours une chose cachée, impalpable qui oppresse le dormeur.

Les feuilles frissonnaient sous la chaude haleine des vents d’été, et les abeilles bourdonnaient autour des grandes plates-bandes. Au loin, le bruit de la cascade se mêlait aux autres bruits agrestes dans une douce confusion. Et il mourait ! Oh ! quels magiques effets d’ombre et de lumière sur les vastes pelouses ! quelles échappées ravissantes sur ces grandes clairières, où les longues herbes se balançaient doucement sous les vents inconstants, semblables aux petites lames de la mer pendant l’été ! Et il se mourait ! C’est un sentiment bien vieux que la résistance à cette idée que la mort peut exister sur une terre qui est si belle. Ève doit avoir éprouvé la plus grande partie des sentiments que ressentait Isabel, lorsqu’elle vit le ciel tropical, d’une sérénité splendide, recouvrir le cadavre d’Abel. Héro a dû trouver les perspectives bleuâtres des montagnes classiques presque aussi douloureuses à contempler que le corps de son amant noyé. Mais ce n’est que lorsqu’un Napoléon meurt qu’il se forme une tempête et que la foudre se condense dans les nuages ; que les jeunes arbres sont arrachés par l’ouragan, et que la désolation universelle marche à l’unisson de la terreur qui accompagne le dernier soupir d’un grand homme.

Il y avait au Prieuré de Mordred le même silence solennel qui avait régné dans la maison du médecin, à Graybridge ; seulement, au château, la solennité était plus grande dans ces pièces luxueuses et sombres qui se succédaient comme les salons d’un palais. Isabel voyait la longue perspective, non pas comme elle l’avait vue une certaine fois, alors qu’il se dirigeait vers le vestibule pour lui faire accueil, mais toujours oppressée par cette sorte de cauchemar qui la poursuivait. Elle apercevait de petits points brillants de dorure ou d’étoffes soyeuses au milieu de l’obscurité froide de ces salons à demi éclairés et de longues barres de lumières brillant à travers les jalousies sur les parquets de chêne. Un des médecins, — il y en avait trois ou quatre dans la maison, — sortit de la bibliothèque et dit quelques mots à voix basse à Raymond. Les nouvelles étaient sans doute satisfaisantes, car le médecin alla rejoindre ses confrères, et Raymond fit monter à Isabel le grand escalier, cet escalier monumental plus digne d’une chapelle ou d’une église que d’une habitation particulière.

Ils trouvèrent une garde-malade dans le corridor ; c’était une femme coquettement attifée et d’aspect engageant, qui répondit aux questions de Raymond d’un air gai et décidé, comme si un Lansdell de plus ou de moins au monde était une question de peu d’importance. Puis un brouillard passa sur les yeux d’Isabel, et le sol sembla se dérober sous ses pas ; elle revint de cette faiblesse sous les parfums pénétrants des sels et des ingrédients aromatiques ; une main douce lui baignait le front d’eau de Cologne, et les vêtements d’une femme ondulaient auprès d’elle. Elle souleva ses paupières, qui lui semblaient très-lourdes, et une voix très-rapprochée lui dit :

— C’est beaucoup de bonté de votre part d’être venue. C’est sans doute la chaleur qui vous a fait évanouir. Raymond, donnez donc un peu d’air. Merci d’être venue.

Oh ! il n’était pas mourant ! À cette idée son cœur sauta d’un seul bond des horribles régions glaciales au milieu d’une atmosphère de chaleur et de lumière. Il ne mourrait pas ! Ce n’était pas ainsi qu’était la mort. Il lui parlait aujourd’hui comme il avait toujours parlé. C’était la même voix, la même harmonie douce qu’elle avait si souvent entendue mêlée à la chanson du ruisseau ; la voix qui avait résonné sans cesse dans ses rêves de jour et de nuit. Elle oublia qu’elle avait mal agi en l’aimant. Tous ses remords, tous ses regrets, disparurent comme une chose qui n’avait jamais existé ; elle était Gretchen, Alice, tout ce qui est ignorant dévoué et fou ; mais il ne mourrait pas ! Elle glissa de sa chaise et tomba à genoux auprès du lit. Il n’y eut rien de violent ou de dramatique dans ce mouvement ; c’était presque involontaire, à demi machinal.

— Oh ! je suis si heureuse de vous entendre parler ! — dit-elle ; — cela me rend si joyeuse… de vous voir ainsi. On m’avait dit que vous étiez très… très-malade… ; que vous étiez…

— On ne vous a dit que la vérité, — répondit gravement Roland. — Oh ! chère madame Gilbert, il faut que vous vous efforciez d’oublier ce que j’ai été, ou vous ne pourrez jamais comprendre ce que je suis devenu. J’étais si las de la vie et je pensais avoir si peu d’intérêt à rester ici-bas ! Mais je suis absolument transformé, maintenant que je n’ai plus d’espoir sur cette terre. Isabel, je vous ai envoyé chercher, parce que dans cette dernière entrevue, je veux reconnaître le mal que je vous ai fait et vous demander pardon de ce mal.

— Me demander pardon… à moi !… Oh ! non !… non !…

Elle ne pouvait renoncer à son ancienne attitude d’adoration. C’était toujours un prince, noble ou méchant, un prince par droit divin de splendeur et de beauté ! S’il daignait lui sourire, n’avait-il pas droit à sa reconnaissance la plus profonde, à son dévouement le plus absolu ? S’il lui plaisait de la fouler aux pieds, qu’était-elle, pour se plaindre, comparée à la magnificence de son idole ? Il y a toujours quelques fanatiques prosternés sur le chemin que le char doit parcourir et parmi eux qui donc pense à maudire Jaggernaut pour les tortures infligées par les terribles roues ?

Les mêmes mains affectueuses qui avaient baigné le front de Mme Gilbert la relevèrent de son attitude agenouillée ; et, en levant les yeux, Isabel vit Gwendoline penchée vers elle, très-pâle, très-grave, mais avec un doux sourire de compassion sur les lèvres. Lord Ruysdale et sa fille étaient venus au château dès qu’ils avaient appris le dangereux état de Roland, et, pendant les vingt-quatre heures qui s’étaient écoulées depuis, Gwendoline n’avait presque pas quitté son cousin. Cet amour caché qui était devenu de la colère jalouse en présence de la folie de Roland recouvra toutes ses qualités les plus pures en cet instant et il n’y avait pas de sacrifice et de marque d’abnégation qu’elle ne fût prête à donner si, à ce prix, elle eût pu rendre la santé et la vigueur au mourant. Elle avait entendu le jugement des médecins. Elle savait que son cousin se mourait. Elle n’était pas femme à s’illusionner par de vaines espérances, à repousser le calice parce qu’il était amer sachant que tôt ou tard il faudrait le vider jusqu’à la dernière goutte. Elle baissa la tête devant l’inévitable et accepta son chagrin. Jamais dans ses meilleurs jours, alors que son portrait était exposé chez tous les marchands du West End et que son nom était synonyme d’élégance et de beauté, — jamais elle n’avait paru aussi parfaite qu’en ce moment, assise, pâle, calme et résignée, auprès du lit de mort de l’homme qu’elle aimait.

Pendant cette longue nuit de veille, l’esprit de Lansdell avait paru à de certains moments d’une lucidité singulière, — les blessures fatales qu’il avait reçues sur le crâne n’avaient pas eu d’effet sur son intelligence. Celle-ci avait, il est vrai, été obscurcie par moments sous l’influence du délire ; mais la suprématie de l’esprit sur la matière ne tardait pas à s’affirmer de nouveau, et le jeune homme parlait avec plus de calme qu’à l’ordinaire. Toutes les fantaisies de la passion, la mutabilité de dessein, — tantôt ardent, tantôt glacial ; généreux aujourd’hui, cruel demain, — toute faiblesse de nature, semblait avoir disparu et un calme indicible s’être étendu sur son cœur et sur son esprit.

— Je n’aurais jamais pensé que cela en fût venu là, Gwendoline, — dit-il. — Que Dieu ait pitié de moi ! Quels jugements présomptueux j’ai portés sur les limites du possible et les transformations de la matière ! et de quelle impuissance absolue j’ai fait preuve pour comprendre une transformation telle que celle qui s’est opérée en moi depuis quelques heures ! J’ai souvent ri au récit du repentir d’hommes de bien à leurs derniers moments, et de ces paroles simples et pieuses que le chrétien prononce en mourant ; et cependant… cependant, Gwendoline, ce changement s’est opéré, et je pense que je vois un peu plus loin aujourd’hui qu’autrefois. Quelque chose… quelque chose de vague et d’indécis, que je ne saurais dépeindre par mes paroles… quelque chose se révèle brusquement à mes regards. Il vous est arrivé, n’est-ce pas, d’être sortie à cheval un jour d’orage ? et vous avez pu voir le ciel triste et bas peser de toutes parts sur l’horizon, en masses lourdes et impénétrables ; puis tout à coup il s’est produit une petite ouverture dans la sombre barrière, et, à travers, vous avez aperçu bien loin le ciel bleu, planant à une distance énorme au dessus de ce rideau de plomb, et semblant être l’extrême limite de l’univers. Je suis resté longtemps sous ces cieux orageux, mon amie ; mais je crois que maintenant l’ouverture se produit dans la voûte obscure, et je puis entrevoir la splendeur qui commence au delà. Il ne me semble pas que je vais mourir. Je ne crois pas que le changement qui est si près de moi soit l’espèce de mort à laquelle j’ai cru. Ce n’est pas la fin, Gwendoline. La lumière qui s’est faite en moi est assez forte pour me montrer au moins cela. Ce n’est pas la fin.

Une fois, en s’éveillant d’un court assoupissement, il trouva sa cousine veillant à ses côtés. La garde dormait, et il commença à parler d’Isabel.

— Je désire que vous sachiez tout ce qu’il en est, — dit-il, — car vous n’avez entendu que la médisance et les cancans vulgaires. Je désire que vous sachiez la vérité. Cette petite histoire est très-folle… coupable peut-être ; mais ces bavardages de province ont pu la défigurer au point de la rendre méconnaissable. Je vais vous dire la vérité, Gwendoline ; car je désire que vous soyez une amie pour Isabel lorsque je ne serai plus là.

Alors il lui fit l’histoire de ses entrevues sous le chêne de lord Thurston ; il s’étendit avec complaisance sur l’ignorante simplicité d’Isabel, prenant sur lui le blâme de tout ce qui était coupable et répréhensible dans cette affaire sentimentale. Il dit à Gwendoline comment, après avoir été à demi amusé, à demi flatté, par l’admiration que ressentait pour lui Mme Gilbert, admiration qu’elle ne cachait pas, qu’elle révélait, au contraire, si naïvement dans chaque regard, dans chaque parole, il en était venu insensiblement à trouver le seul bonheur de sa vie dans ces rencontres romanesques ; puis il parla de ses luttes avec lui-même, luttes sincères, — de sa fuite, — de son retour, — de sa croyance présomptueuse qu’Isabel consentirait volontiers à tout ce qu’il lui plairait de proposer, — de sa colère et de son désappointement après l’entrevue finale qui lui prouva combien il était ignorant des profondeurs de ce cœur d’enfant sentimental.

— Ce n’était rien qu’une enfant jouant avec le feu, Gwendoline, — dit-il ; — et elle n’avait pas le moindre désir de traverser la fournaise. Ce fut là mon erreur. C’était une enfant, et je la pris pour une femme — pour une femme qui voyait le gouffre devant elle et qui était prête à faire le dernier bond. Ce n’était rien qu’une enfant charmée par mon beau langage, mes habits à la dernière mode, et mes mouchoirs parfumés, — rien qu’une pensionnaire ; et j’ai risqué ma vie contre la chance de vivre heureux avec elle. Essayerez-vous de la voir telle qu’elle est réellement, Gwendoline, et non comme les gens de Graybridge l’ont vue, et voudrez-vous vous montrer bonne pour elle lorsque je ne serai plus là ? J’aimerais à penser qu’elle aura pour amie une femme sensée et vertueuse. Je me suis montré très-cruel, très-égoïste, très-injuste envers elle. Je ne gardais pas une heure la même pensée sur elle, — tantôt pensant à elle avec tendresse, tantôt la calomniant et la haïssant comme une perfide et une coquette. Mais, maintenant, je la comprends mieux et je crois en elle. J’entrevois le ciel là-bas, Gwendoline.

Si Roland avait raconté cette histoire à sa cousine une semaine auparavant, alors qu’il semblait avoir la vie devant lui, elle aurait pu accueillir la confidence d’une manière toute différente, mais il se mourait et elle l’avait aimé et avait été aimée de lui. C’était volontairement qu’elle avait perdu cet amour. Elle était la dernière femme qui dût lui garder rancune de son attachement pour une autre femme. Elle se rappela cette journée, écoulée depuis bientôt dix ans, pendant laquelle elle s’était querellée avec lui, piquée de ses reproches, dans toute l’insolence de sa jeune beauté et de la conviction qu’elle pouvait épouser un homme si fort au-dessus de Lansdell par le rang et la position. Elle se vit telle qu’elle avait été, dans toute la splendeur de sa beauté, et se demanda si elle était réellement la même créature que cette fille fière et mondaine qui voyait le triomphe suprême de la vie à devenir la femme d’un marquis.

— Je serai son amie, Roland, — répondit-elle. — Je sais qu’elle est très-enfant ; je me montrerai douce avec elle et je la consolerai, la pauvre délaissée.

En disant cela, Gwendoline pensait à cette entrevue dans le parloir du médecin à Graybridge, à cette entrevue pendant laquelle Isabel ne s’était pas fait scrupule d’avouer sa folie et sa faute.

— J’aurais dû me montrer plus douce, — pensait Gwendoline ; mais je pense que j’étais jalouse d’elle parce qu’elle osait aimer Roland. J’étais jalouse de l’amour qu’il lui montrait et je ne pouvais être ni bonne ni tolérante.

C’est ce qui explique pourquoi Isabel trouva Gwendoline si affable et si douce pour elle. Elle leva les yeux vers le visage de la grande dame avec une expression de reconnaissance. Elle oublia toute l’entrevue de Graybridge ; que pouvait-elle se rappeler dans cette chambre, sinon qu’il était malade ? dangereusement, lui avait-on dit ; mais elle ne pouvait le croire. L’expérience du lit de mort de son mari lui avait donné l’idée qu’une maladie dangereuse devait être accompagnée d’une prostration terrible, de délire, de fièvre, et d’abattement profond. Elle voyait Roland dans un de ses meilleurs moments, raisonnable, gai, calme, et elle ne pouvait croire qu’il allait mourir. Elle le regarda et vit que son visage n’était pas meurtri et que sa tête était enveloppée de bandages de linge qui lui cachaient le front. Une chute de cheval ! Elle se rappelait l’avoir vu une certaine fois passer à cheval sur la route poudreuse, sans se douter de sa présence, majestueux et absorbé comme le comte Lara ; mais au milieu de toutes ses rêveries, elle n’avait jamais pensé qu’un danger pouvait l’atteindre sous cette forme. Elle l’avait toujours imaginé cavalier indomptable, maîtrisant le coursier le plus fougueux, rien qu’avec un léger attouchement de la main sur le col. Elle le regarda tristement, et la vision de l’accident se dressa devant elle ; elle vit un cheval emporté à travers des terrains vagues éclairés par la lune, puis une chute, puis un homme traîné pantelant sur le sol. Elle avait vu cela quelque part ; c’était seulement une scène à demi oubliée d’un de ses livres qui surgissait à son esprit.

En ce qui touchait la nature de l’accident arrivé à Lansdell, pas le moindre soupçon de la vérité ne lui vint à l’esprit. Elle croyait aveuglément qu’elle avait elle-même empêché toute chance de rencontre entre son père et l’ennemi de celui-ci. N’avait-elle pas vu Sleaford pour la dernière fois dans le Ravin de Nessborough, qu’il devait quitter pour prendre un train au point du jour à la station de Wareham ? et quelle raison aurait pu conduire Roland dans ce site désert au milieu duquel se cachait une petite auberge rustique, — asile fréquenté par les moissonneurs et les marchands ambulants ?

Elle ne soupçonna pas un instant la vérité. Les médecins qui soignaient Roland savaient que les blessures dont il mourait ne provenaient en aucune façon d’une chute de cheval ; et ils le dirent à Raymond qui fut plongé dans une désolation indicible à cette nouvelle. Mais ni lui ni les médecins ne purent obtenir le moindre aveu du malade, bien que Raymond l’eût supplié de lui révéler la vérité.

— Guérissez-moi, si vous pouvez, — dit-il ; — rien de ce que je vous dirais ne peut vous aider à obtenir ce résultat. Si je juge à propos de garder secrète la cause de ma mort, c’est une fantaisie de mourant et, à ce titre, elle doit être respectée. Aucune créature vivante ici-bas, un homme excepté, ne saura jamais comment j’ai reçu ces blessures. Mais j’espère, messieurs, que vous serez assez discrets pour épargner à mes amis une peine inutile. Les bavards sont à l’œuvre déjà, j’imagine, se demandant ce qu’est devenu le cheval qui m’a désarçonné. Par pitié, faites le possible pour leur fermer la bouche. Ma vie n’a jamais été bien bruyante ; faites en sorte que ma mort ne fasse pas d’esclandre.

Raymond ne trouvait rien à répliquer à de tels arguments. Mais le chagrin qu’il éprouvait de la perte du jeune homme qu’il aimait était rendu doublement amer par le mystère qui entourait le sort de Roland. Les médecins lui dirent que les blessures de Lansdell ne pouvaient avoir été causées que par des coups d’une violence extrême portés par quelque instrument contondant. Raymond se creusa en vain la tête pour imaginer comment et par qui le jeune homme avait pu être frappé. Il n’avait pas été volé, car sa montre et sa chaîne, ainsi que ses bagues et quelques petits joyaux de prix pendus à sa chaîne avaient été retrouvés sur lui quand on l’avait ramené au château. Que Roland pût avoir un ennemi de par le monde n’entra pas un instant dans les réflexions de son parent. Raymond ne se rappelait aucunement cette petite anecdote contée si légèrement dans le jardin ; il manquait absolument d’indices au sujet de la catastrophe ; et il s’aperçut, à n’en pas douter, que la résolution de Roland était inébranlable. Il y avait dans le refus de Lansdell une détermination tranquille qui ne laissait pas d’espoir qu’il pût être amené à changer sa manière de voir. Il parla avec une franchise apparente du résultat de sa visite au Ravin de Nessborough. Il y avait trouvé Isabel, disait-il, avec un homme qui lui était parent, — un parent pauvre qui était venu à Graybridge pour lui extorquer de l’argent. Il avait vu l’homme et lui avait parlé, et il était parfaitement convaincu qu’il lui avait dit la vérité.

— Vous voyez donc que les mauvaises langues de Graybridge avaient commis la bévue ordinaire, — avait ajouté Roland pour conclure ; — l’homme était un parent, — oncle ou cousin, je crois, — à ce qu’il m’a dit lui-même. Si j’avais été un homme bien élevé, j’aurais maîtrisé les soupçons indignes qui me rendaient fou ce soir-là. Quelles créatures vulgaires nous faisons pour la plupart, Raymond ! Nos mères ont confiance en nous, nous adorent, nous soignent et semblent croire qu’elles nous ont plongés dans une sorte de Styx moral, et qu’il y a quelque chose d’immortel qui a pénétré dans notre argile vulgaire ; mais viennent nos passions viles et nous tombons au niveau de ce navigateur qui assomme sa femme avec un tisonnier pour venger son honneur offensé. On nous enduit d’une sorte de vernis à Eton et à Oxford ; mais au-dessous la nuance est absolument la même, après tout. On trouve une fois dans un siècle un roi Arthur, un sir Philip Sidney, un Bayard, et le monde s’incline devant un vrai gentleman ; mais, hélas ! combien ce titre est rare ! J’ai besoin de votre pardon, — dit Roland à Isabel après qu’elle se fut assise dans le fauteuil que Gwendoline avait placé pour elle.

Il n’y avait dans la chambre que Raymond et Gwendoline ; Raymond lui-même s’était retiré dans l’embrasure d’une fenêtre qu’il avait partiellement ouverte et près de laquelle il s’était assis dans une attitude très-désolée, le visage tourné à l’opposé du lit de souffrances.

— J’ai besoin que vous me pardonniez d’avoir été injuste et cruel envers vous, madame Gilbert… Isabel. Ah ! je puis vous appeler Isabel, maintenant, et personne n’y trouvera à redire ! Les mourants possèdent toutes sortes de privilèges charmants. J’ai été très-cruel, très-injuste, très-égoïste et très-méchant, ma pauvre enfant ; et votre ignorance enfantine fut plus sage que mon expérience mondaine. Un homme n’a pas le droit de désirer le bonheur parfait ; je puis comprendre cela maintenant. Il n’a pas le droit de mépriser les lois faites par de plus sages que lui dans son intérêt, uniquement parce qu’il se rencontre un nœud fatal dans la trame de sa vie et que ces mêmes lois se trouvent le froisser dans son insignifiance solitaire. Quelle vérité a énoncée Thomas Carlyle lorsqu’il a dit que la virilité ne commence que lorsque nous nous sommes rendus à la nécessité ! Il faut nous soumettre, Isabel. J’ai lutté ; mais je ne me suis jamais soumis. J’ai essayé de dompter, d’écraser la douleur ; mais je ne me suis jamais résigné à la souffrir, et la souffrance est bien plus grande que la conquête. Puis, lorsque j’eus cédé à la tentation, lorsque je fus tombé en garde, prêt à défier le ciel et la terre, je fus plein de colère contre vous, ma pauvre enfant, parce que vous n’étiez pas, comme moi, emportée et désespérée. Pardonnez-moi, mon amie ; je vous aimais beaucoup, et c’est seulement maintenant… maintenant que je vais mourir… que je sais quel amour fatal et coupable était le mien. Mais, Isabel, ce ne fut jamais la passion éphémère d’un débauché. Je faisais mal en vous aimant, mais mon amour était pur. Si vous aviez pu devenir ma femme, j’aurais été un mari sincère et fidèle à mon amour romanesque. Et même en ce moment… en ce moment que la vie me semble si éloignée… maintenant encore, Isabel, le spectacle des jours écoulés surgit à mes yeux, et je me représente ce qui aurait pu être si je vous avais trouvée libre.

Cette voix lente et pénétrante arriva jusqu’à Raymond, qui baissa la tête et se mit à sangloter. Indécise, comme le souvenir d’un rêve, lui revint la mémoire du jour où il s’était assis sous les frais ombrages de Hurstonleigh, tenant à la main les poèmes du jeune homme, et où il s’était laissé aller à penser à ce qui pourrait arriver si Roland revenait en Angleterre pour voir Isabel dans sa beauté enfantine. Et Roland était revenu et l’avait vue, mais trop tard ; et maintenant qu’elle était libre encore une fois, — libre d’être aimée et choisie, — il était de nouveau trop tard. Peut-être Raymond paraîtra-t-il fou et sentimental de pleurer sur le naufrage du roman d’amour de ce jeune homme ; mais c’est qu’il avait aimé la mère de ce jeune homme et qu’il l’avait aimée… sans espoir !

— Gwendoline m’a promis d’être votre amie, Isabel, — continua Roland ; — cette idée me rend très-heureux. Oh ! ma bien-aimée, si je pouvais vous dire les pensées qui me vinrent pendant que j’étais couché sur le sol, au milieu du parfum des feuilles et des fleurs et sous les rayons des étoiles qui scintillaient au-dessus des arbres aux pieds desquels je gisais ! Qu’y a-t-il d’impossible dans un univers qui renferme ces étoiles ? Il me semblait que je ne les avais jamais vues avant ce moment. Il m’était devenu si difficile de croire. Je pense que tous les ignes fatui du monde devaient briller et danser devant mes yeux pour que je n’eusse pas aperçu ces indescriptibles lumières, qui sont suspendues sur nos têtes. Elles se sont évanouies tout d’un coup ces impures exhalaisons marécageuses comme les lumières dans un théâtre quand la toile tombe. Je suis changé, Isabel ; mais ma conversion n’est pas l’œuvre des livres et des sermons. Lorsque Dieu le juge à propos, il dit : Que la lumière soit ! et le fou devient sage. La résurrection des morts dans Jérusalem n’était que le type des miracles qui devaient s’accomplir dans la suite. Avez-vous jamais lu les lettres de quelque malheureux condamné attendant l’heure de son exécution ? Quelle exaltation les pénètre ! L’infortuné sait à peine lire, peut-être ; mais il ne s’en complaît pas moins dans de longues rapsodies incorrectes sur le ciel et la gloire éternelle. Vous levez les épaules et vous dites : Comédie ! hypocrisie ! Et cependant, cela peut être sincère. Aucun homme ordinaire, en bonne santé, ayant foi dans l’avenir d’une longue existence, ne peut comprendre les sentiments de celui qui se trouve face à face avec la mort… la mort, qui perd la plus grande partie de ses terreurs lorsque nous commençons à sentir que tout ne finit pas avec elle. Ce n’est que lorsque nous sommes tout à côté de la porte que nous pouvons entrevoir le pays enchanté qui commence au delà. Je me rappelle que lorsque j’étais enfant, je pensais que la terre était tout unie comme une prairie, et que le voyageur trop téméraire qui se risquait jusqu’à la haie qui la bordait tombait la tête la première dans le chaos. Aujourd’hui, je souris encore en pensant à cette idée puérile ; mais il est possible que quelques-unes de mes idées depuis cette époque n’aient pas été plus raisonnables que celle-là.

Il continua à parler ainsi, tenant entre ses mains la main d’Isabel. Il paraissait très-heureux, — absolument calme. Gwendoline lui avait offert de lui faire la lecture, et le curé de la paroisse était venu le voir, cherchant à le convaincre de la nécessité de certains exercices religieux, ardent à l’exhorter et à l’éclairer ; mais le jeune homme l’avait regardé en souriant avec une nuance de dédain sur le visage.

— Il y a peu de passage de ce livre que vous pourriez me dire que je ne connaisse déjà par cœur, — dit-il en montrant la Bible que le prêtre tenait ouverte sous sa main. — Ce n’est pas le sceptique qui étudie le moins l’Évangile. Imaginez-vous un homme qui possède un globe de cristal qui ressemble à un diamant. Ses voisins lui disent que la pierre est incomparable… merveilleuse… qu’elle n’a ni éclat, ni tache. Mais un mauvais sentiment suggère à l’homme qu’il est possible que sa pierre n’ait aucune valeur, que ce ne soit qu’un gros morceau de verre. Vous pensez bien qu’il l’examinera de près ; il en scrutera chaque facette, il la contemplera sous toutes les lumières, et peut-être en saura-t-il beaucoup plus là-dessus que le possesseur qui a la foi et qui, plein de confiance dans la valeur de son trésor, l’enferme soigneusement dans un coffre-fort pour le retrouver au moment du besoin. Je sais de l’Évangile tout ce qu’on en peut savoir, monsieur Matson, et je pense, comme mes heures sont comptées, qu’il vaut mieux pour moi que je songe en paix à ces paroles familières. La lumière se fait lentement en moi ; mais elle vient d’un ciel bien éloigné ; aucune main humaine ne saurait soulever davantage le coin du rideau qui cache la splendeur entière. J’en suis très-rapproché maintenant ; je touche « à cette ombre, voilée des pieds à la tête, qui tient les clefs de toutes les croyances ! »

Le consciencieux pasteur ne voyait dans Lansdell qu’un pénitent peu docile ; mais c’était quelque chose d’entendre que le jeune homme ne raillait pas et ne ridiculisait pas la religion à son lit de mort ; et, certes, on ne pouvait pas attendre mieux d’un homme qui n’avait assisté au service divin qu’une seule fois en six semaines, et qui avait scandalisé une assemblée pieuse et digne par des bâillements qu’il ne prenait pas la peine de cacher et une contemplation vague de ses ongles en amande pendant la prose correcte d’un long sermon.

Le pasteur ne comprenait pas cette conversion imparfaite, exprimée en paroles qui n’étaient rien moins qu’orthodoxes ; mais en somme l’état des choses dans cette chambre mortuaire était bien meilleur qu’il ne s’y était attendu. Il avait entendu dire que Lansdell était un libre penseur, — un déiste, un athée même, avaient dit certaines personnes ; et il s’était pour ainsi dire attendu à trouver le jeune homme blasphémant pendant son agonie. Il n’était pas préparé au spectacle de cette fin tranquille ; à trouver un homme qui mourait le sourire aux lèvres, murmurant alternativement des fragments de l’Évangile selon saint Jean et du poème In Memoriam, de Tennyson. Addisson lui-même, qui donnait sa propre conduite comme un modèle à l’humanité chrétienne, aurait à peine pu finir plus dignement que ce jeune oisif sceptique, dont la manière de vivre, vaguement racontée après dîner dans son pays, avait scandalisé tout le Midland.

— J’ai vu ma mère mourir, — dit Roland, — et cependant je ne pus accepter la foi simple qui la rendait si heureuse. Mais je pense que Paul avait dû voir des choses étonnantes avant le voyage de Damas. N’avait-il pas assisté au martyre d’Étienne, et n’était-il pas resté insensible ? L’heure sonne et le miracle se produit. Ah ! quelle existence futile et inutile j’ai menée depuis ces dix dernières années ! et uniquement parce que je ne pouvais comprendre — parce que je ne voyais rien au delà. J’aurais pu faire tant de choses, peut-être, si j’avais pu seulement voir mon chemin au delà des contradictions et des perplexités de cette vie. Mais je ne pus… je ne pus, malgré mes efforts, et je retombai dans mon oisiveté pesante, sans conscience et sans but, errant au hasard et en aveugle.

Le pasteur resta dans la maison, après avoir quitté la chambre de Roland. Peut-être ne tarderait-on pas à le rappeler pour donner au mourant quelques consolations plus orthodoxes que celles tirées des poésies de Tennyson.

Mais Roland semblait très heureux, — plus heureux qu’il n’avait été dans sa jeunesse, alors qu’il fit ce court effort pour être utile aux ouvriers. Son visage était radieux, en dépit de sa pâleur mortelle, — une sorte d’éclat spirituel indépendant de la perte de sang, ou du ralentissement de ce pouls que les médecins de Londres tâtaient si fréquemment. Pendant les deux ou trois heures qui suivirent la lutte dans le Ravin de Nessborough il était resté complètement évanoui ; puis il était lentement revenu à lui pour voir les étoiles pâlir au-dessus de lui, et pour entendre la brise matinale courir avec un bruit fantastique parmi les hautes herbes. Il s’éveilla au sentiment qu’un événement fatal l’avait atteint, mais il fut quelque temps sans se rappeler sa rencontre avec Sleaford.

Il essaya de se mouvoir, mais il s’en trouva absolument incapable ; — une paralysie partielle avait changé ses membres en plomb. Force lui fut de rester où il était tombé ; ayant vaguement conscience du scintillement plus pâle des étoiles, de la brise légère ridant la surface d’un ruisselet éloigné, de tous les vagues murmures de la nature qui s’éveille. Il savait aussi certainement que si tout un conclave de médecins s’était prononcé sur son mal, que sa vie était finie ; et que s’il y avait quelque vitalité dans son esprit, quelque sentiment de l’avenir dans son cœur, cela tenait, si vague et si imparfait que ce fût, à un pressentiment des choses qui commencent après la mort.

— Je sais que je vais mourir, et cependant je n’ai pas la mort dans l’esprit, — pensait-il. — Y a-t-il quelque chose après cette vie… quelque chose qui commence après la dernière pulsation du cœur ? Phrénologues qui nous enseignez que les plus nobles sentiments de notre esprit ne sont qu’une petite quantité de matière grise qui périt éternellement dès que la moelle épinière est paralysée ; — physiologistes, prédicateurs de la doctrine qui faites de l’univers une échelle ascendante de progression mécanique, et de l’homme, le meilleur et le plus intelligent, rien de plus que le dernier développement du têtard et le frère utérin, un peu plus civilisé, du gorille, — je m’étonne que vous soyez convaincus d’ignorance, après tout. N’y a-t-il que les enfants qui aient le sens commun ? Ces créatures folles et ignorantes que j’ai vu marmotter de naïves prières dans les sombres cathédrales de la Belgique, sont-elles plus près de la lumière que tous ces princes de la science moderne, qui extirpent l’âme du cœur d’un homme et qui lui disent de quelle matière elle est faite ?

Toutes sortes d’idées décousues remplirent l’esprit de Landsdell pendant le temps qu’il resta couché au milieu des herbes foulées et recouvertes par les branches folles des églantiers fleuris. Il savait que sa vie était finie ; il savait que pour lui tout intérêt pour la terre et ses habitants avait à jamais cessé, et un calme profond se fit en lui. Il était comme un homme qui a possédé une grande fortune et qui a été perpétuellement tourmenté par des doutes et des craintes à cause d’elle, et qui, s’éveillant un beau matin sans un sou, trouve un soulagement étrange dans l’idée qu’il n’a plus rien à perdre. La lutte est finie. Le tentateur n’a plus à lui murmurer à l’oreille pour le pousser à courir après une des flammes vagabondes que produisent les exhalaisons des hideux marécages du monde. Plus d’irrésolution, plus de perplexité. Le problème de la vie était résolu ; une route nouvelle et inattendue s’ouvrait pour lui dans ce grand désert ennuyeux que les hommes appellent la vie. D’abord la pensée de la délivrance prochaine ne lui apporta pas d’autre sentiment que celui du soulagement. Ce ne fut que plus tard, lorsqu’il se fut familiarisé avec le nouvel aspect des choses, qu’il commença à penser avec remords à cette existence gaspillée qu’il laissait derrière lui. Cette pensée le poursuivait même pendant qu’Isabel était près de lui ; car, après être resté quelque temps silencieux, comme assoupi, à ce que pensaient ceux qui l’entouraient, — il leva ses paupières pesantes et dit à Isabel :

— Si jamais vous possédez les moyens de faire beaucoup de bien, d’être très utile à votre prochain, pensez, je vous prie, à ma vie perdue, Isabel. Vous vous efforcerez de montrer de la patience, n’est-ce pas, mon amie ? Vous ne penserez pas, s’il vous arrive de voir échouer le projet favori que vous caressiez en vue de la régénération de l’espèce humaine, que vous êtes libre de vous laver les mains de l’entreprise et de vous tenir à l’écart, haussant les épaules en contemplant les efforts des autres. Il y a dix ans, je me croyais philanthrope ; mais je ressemblais à l’enfant qui plante un gland le soir et qui s’attend à voir le tendre feuillage d’un jeune chêne le lendemain matin. Je voulais faire de grandes choses tout d’un coup. Le courage me manqua avant que le combat fût bien engagé. Mais je désire que vous ne me ressembliez pas, mon enfant. Vous vous êtes montrée plus sage que moi, lorsque vous m’avez quitté l’autre jour, lorsque vous m’avez laissé à ma folle colère, à mon désespoir coupable. Notre amour était trop pur pour survivre à la tache de trahison et de péché. Il aurait expiré comme une belle flamme qui expire dans une atmosphère corrompue. L’amour impur peut fleurir dans un lieu empoisonné ; mais le vrai dieu s’étiole et meurt si on l’isole de l’air libre du ciel. Je sais maintenant que nous n’aurions pas été heureux, Isabel ; et je reconnais la sagesse mystérieuse qui nous a sauvés. Ma bien-aimée, ne me regardez pas avec ces yeux désespérés ; la mort nous réunira plutôt qu’elle ne nous séparera, Isabel. J’aurais été bien plus éloigné de vous si j’avais vécu, car j’étais las de cette existence. J’étais comme un enfant gâté qui a possédé tous les jouets imaginés par les bimbelotiers, qui s’en est amusé, puis, de dégoût, les a brisés. Ses bonnes savent seules quel abominable enfant il est. J’aurais pu devenir un homme très vicieux si j’avais vécu, Isabel. Mais maintenant, je commence à comprendre ce que veut dire Tennyson. Je lisais ses œuvres uniquement dans un esprit de scepticisme et de critique, ou plutôt avec cet esprit étroit du Janus littéraire, qui est auteur lui-même, et qui prétend posséder le désintéressement nécessaire pour critiquer les œuvres des autres écrivains, quand il ne fait que déguiser sa malice et sa jalousie sous le manteau d’une critique qui affecte d’être impartiale. J’imitais le style et les charmants procédés du maître, et j’en habillais mes pitoyables productions ; mais maintenant, et maintenant seulement, je comprends combien il est supérieur au poète. Isabel, il a écrit l’évangile de son siècle. Il m’a dit ce que je suis : « Un enfant pleurant dans la nuit ; un enfant pleurant après la lumière et n’ayant pas d’autre langage qu’un cri. »

Ce furent là les dernières paroles que Roland adressa jamais à la femme du médecin. Il retomba dans le même demi-sommeil d’où il était sorti pour lui parler ; et quelqu’un, — elle n’aurait pas su dire qui, — quelqu’un lui fit quitter la chambre du malade et la conduisit dans une autre pièce dont les jalousies étaient à demi relevées et que le soleil inondait de ses rayons.

Puis, comme dans un rêve, elle se trouva couchée sur un lit, un lit qui semblait plus moelleux que les vagues de la mer et autour duquel pendaient des rideaux de soie vert pâle et de mousseline transparente. Un vague parfum d’encens flottait dans l’air de cette chambre. Comme dans un rêve, Isabel vit Gwendoline et la garde-malade penchées vers elle ; puis l’une d’elles lui dit de dormir, qu’elle devait avoir besoin de repos, quelle avait été cruellement éprouvée depuis quelque temps.

— Vous êtes avec des amis, — dit une douce voix patricienne. — Je sais que j’ai mal agi envers vous, pauvre enfant ; mais je lui ai promis d’être votre amie.

Les rideaux soyeux tombèrent bruyamment et s’interposèrent entre Isabel et la lumière, et elle eut conscience qu’elle était seule ; mais néanmoins ce sentiment singulier qui semblait tenir ses sens sous le charme persista encore. Ne savons-nous pas par le positif Walter Scott lui-même, écrivant à l’époque de la mort de sa femme, « que toute chose lui semblait un rêve, qu’il ne pouvait ni comprendre, ni saisir la terrible réalité ? » Est-il donc étonnant que la calamité qui avait si brusquement frappé cette enfant romanesque, lui produisît l’effet d’un rêve ? Il se mourait ! chacun le disait ; lui-même parlait tranquillement de sa mort, comme d’une chose prochaine et prévue, et personne ne le contredisait. Et cependant elle ne pouvait croire à la cruelle vérité. N’était-il pas là, lui parlant et lui donnant des conseils ? Son intelligence n’était-elle pas aussi lucide qu’au moment où il lui avait appris à critiquer ses poètes favoris pendant les belles journées d’été qui venaient de s’écouler. Non, mille fois non ; elle ne pouvait croire qu’il allait mourir.

Comme tous ceux qui ont vu la misère de très-près, elle se faisait une idée exagérée de la puissance de la richesse. Ces grands médecins, appelés de Savil Row et qui tenaient de solennels conclaves dans la bibliothèque, — ces médecins le sauveraient, ils ranimeraient cette flamme de vie prête à s’éteindre. À quoi servait donc la science médicale, si elle était impuissante à sauver ce malade ? Alors les prières qui avaient semblé si froides et si impuissantes lorsqu’elle les disait pour Gilbert, prirent une couleur nouvelle et semblèrent inspirées.

Elle écarta les rideaux et quitta le lit sur lequel on lui avait dit de dormir. Elle alla vers la porte et l’entr’ouvrit ; mais aucun bruit ne se faisait entendre dans le corridor où les portraits des Lansdell défunts, — qui lui ressemblaient tous plus ou moins, — baissaient leurs regards attristés du haut du lambris. Un flot de soleil brûlant pénétra dans la chambre ; mais elle ne se faisait aucune idée nette de l’heure. Elle avait perdu toute notion du temps depuis le coup inattendu de la mort de son mari ; elle ignorait même le jour de la semaine. Elle savait seulement que la fin du monde paraissait venue et que c’était une chose bien douloureuse de rester seule dans ce désert.

Pendant longtemps elle resta agenouillée auprès du lit, priant Dieu pour qu’il conservât la vie à Roland, — rien que la vie, au moins. Elle pensait qu’elle serait heureuse et satisfaite de le savoir vivant, quand même ils devraient être à jamais séparés. Il n’y avait pas dans son esprit le moindre vestige de désir égoïste. D’une manière puérile, ignorante, comme un enfant peut prier pour la guérison de sa mère, cette enfant priait pour que Roland ne mourût pas. Aucune pensée de sa liberté récente, aucun pressentiment de ce qui pouvait arriver s’il revenait à la santé, ne vint troubler la ferveur naïve de ses prières. Elle désirait uniquement qu’il ne mourût pas.

Le soleil descendit vers l’horizon ; mais ses rayons éclairèrent encore cette femme agenouillée. Peut-être Isabel croyait-elle que ses prières seraient d’autant mieux accueillies qu’elles seraient plus longues. C’étaient des supplications décousues très-peu orthodoxes. Il n’est pas donné à tout le monde de s’écrier : « Que votre volonté soit faite ! » Pitoyables, faibles et insensées sont quelques-unes des lamentations qui montent jusqu’au trône éternel.

Enfin, lorsque Isabel fut restée quelques heures, seule et tranquille, dans cette chambre inondée de lumière, un ardent désir de revoir encore une fois Roland s’empara d’elle. Elle voulait le voir ou au moins savoir de ses nouvelles ; apprendre qu’un heureux changement s’était produit ; qu’il dormait paisiblement de ce sommeil calme qui annonce une guérison prochaine. Ah ! quel indicible bonheur ce serait d’apprendre quelque chose de semblable ! Et ce n’était pas la première fois que des malades guérissaient.

Son cœur tressaillit dans une soudaine extase d’espérance. Elle se dirigea vers la porte et l’ouvrit, puis elle s’arrêta sur le seuil, prêtant l’oreille. Tout demeurait silencieux comme la première fois. Nul bruit de pas, nul murmure de voix, ne traversait les vieux murs massifs. Aucun domestique qu’elle pût interroger sur l’état de Lansdell, ne passait dans le corridor. Elle attendit avec un faible espoir que Gwendoline ou la garde vinssent à sortir de la chambre du malade ; mais elle attendit en vain.

Le soleil couchant envoyait ses rayons rouges à travers un belvédère percé dans la voûte du corridor et illuminait d’un semblant de vie les visages des Lansdell défunts, visages pensifs, sombres, graves, tous ayant un air de ressemblance avec l’homme couché dans la chambre voisine. Le calme de cette longue galerie glaça l’espoir puéril d’Isabel. Un store de toile à l’extérieur du belvédère frappa comme une voile sous l’effort du vent ; mais à l’intérieur de la maison on n’entendait pas un souffle, pas un murmure.

Le silence et l’attente devinrent insupportables. La femme du médecin quitta le seuil de la chambre et se rapprocha de la porte de chêne massif à l’autre extrémité de la galerie — barrière pesante qui la séparait de Roland. Elle n’osa pas frapper à cette porte dans la crainte de l’éveiller. Quelqu’un ne pouvait manquer de venir bientôt dans cette galerie, — Raymond ou Gwendoline, ou la garde, — quelqu’un qui pourrait lui dire d’espérer et d’être calme.

Elle se rapprocha de cette porte, et, tout à coup, elle vit que celle de la chambre voisine était entrouverte. De cette chambre s’échappait un sourd murmure de voix ; et Isabel se rappela aussitôt qu’un appartement communiquait avec celle où reposait Roland, — une vaste chambre, d’aspect très-gai, avec une grande cheminée de chêne, au-dessus de laquelle il y avait une panoplie d’armes à feu et le portrait d’un cheval.

Elle pénétra dans cette chambre, elle était vide, et le murmure des voix sortait de la pièce voisine. La porte de communication était ouverte, et au bruit des voix se joignait autre chose. Il y avait le bruit de sanglots convulsifs, très-sourds, mais très-douloureux à entendre. Elle ne pouvait voir le malade car il y avait un petit groupe devant son lit, un groupe de personnes penchées vers le lit qui faisait obstacle à la vue. Elle aperçut Gwendoline agenouillée au pied du lit, le visage caché dans le couvre-pieds de soie, et les bras jetés sur le lit ; mais un instant après, Raymond aperçut Isabel et s’approcha d’elle. Il ferma doucement la porte derrière lui et cacha ainsi le groupe qui entourait le malade. Elle allait l’interroger ; mais il leva la main avec un geste solennel.

— Venez, mon enfant, — dit-il doucement, — venez avec moi, Isabel.

— Oh ! laissez-moi le voir !… laissez-moi lui parler… Encore une fois… rien qu’une fois !

— Vous ne lui parlerez plus, Isabel… vous ne lui parlerez plus ici-bas… Pensez à lui comme à un être infiniment meilleur et plus pur que celui que vous connaissiez autrefois. Je n’ai jamais vu sur un visage d’homme un sourire pareil à celui qu’il avait sur les lèvres il n’y a qu’un instant.

Il n’était pas besoin de plus de paroles pour qu’elle sût qu’il était mort. Elle sentit le sol rouler brusquement sous ses pas ; un brouillard l’enveloppa de ses sombres replis et se referma sur elle comme les eaux silencieuses au sein desquelles l’homme qui se noie rencontre la mort.