La Femme en blanc/I/Walter Hartright/07

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Traduction par Paul-Émile Daurand-Forgues.
J. Hétzel (1 et 2p. 42-51).
Première époque — Walter Hartright


VII


Nous montâmes, mon guide et moi, dans un couloir qui me ramena devant la chambre à coucher où j’avais passé la nuit. Ouvrant la porte immédiatement à côté, il me pria d’y jeter un coup d’œil.

— J’ai ordre, monsieur, de vous montrer ce salon, qui vous est destiné, et de savoir si l’exposition et le jour vous conviennent…

J’eusse fait preuve d’un goût difficile, en vérité, si cette pièce et ses arrangements intérieurs ne m’avaient pas satisfait. La fenêtre, en saillie sur la façade, avait pour perspective le charmant paysage qui, le matin, avait, dès mon réveil, enchanté mes yeux. L’ameublement était parfait de goût et de confort. La table, placée au centre, rayonnait de beaux livres aux tranches dorées, d’objets de bureau délicatement ouvrés, et de fleurs fraîchement épanouies. Une autre table, près de la croisée, était garnie de tout ce qu’il faut pour encarter les aquarelles, et supportait, en outre, un petit chevalet que je pouvais, à volonté, ouvrir ou replier. Les murs étaient tendus d’une jolie perse gaiement nuancée, et sur le parquet s’étendait une natte indienne, à dessins rouges sur un fond maïs. C’était, à coup sûr, l’atelier le plus coquet et le plus complet que j’eusse jamais vu. Je lui accordai les éloges les plus enthousiastes.

Le valet solennel était formé à trop haute école pour laisser percer la moindre satisfaction. Avec une déférence glaciale, il s’inclina quand j’eus épuisé la série de mes épithètes admiratives, et m’ouvrit silencieusement la porte du couloir.

Nous nous trouvâmes dans un autre long corridor, et montant quelques degrés auxquels il aboutissait, nous traversâmes une petite antichambre ronde pour faire halte devant une porte dont les battants étaient en flanelle brune. Le domestique ouvrit cette porte devant laquelle, à quelques mètres seulement, une seconde était fermée ; il ouvrit encore celle-ci, et nous eûmes devant nous deux portières de soie vert pâle ; il souleva l’une d’elles sans le moindre bruit, murmura doucement ces mots : « M. Hartright, » et me laissa là.

Je me trouvai dans une pièce haute et vaste, au plafond richement sculpté, et dont le parquet disparaissait sous un tapis si épais et si mou, que je croyais avoir des paquets de velours amoncelés sous mes pieds. Un des côtés de la chambre était occupé par une longue bibliothèque, en quelque bois incrusté dont l’aspect m’était tout à fait nouveau. Elle ne s’élevait pas à plus de six pieds, et servait de support à des statuettes de marbre, régulièrement espacées. Deux « cabinets » (ou meubles à tiroirs) évidemment anciens, lui faisaient face ; et entre eux, au-dessus d’eux, était accrochée une « madone » sous verre, qui portait le nom de Raphaël, sur une tablette dorée qu’on avait fixée au bas du cadre. Arrêté au seuil de la porte, j’avais, à ma droite et à ma gauche, des chiffonnières et des « petits Dunkerque, » de boule et marquetterie, surchargés de figurines en porcelaine de Saxe, de faïences rares, d’ivoires sculptés, de curiosités enfin, et de « bric-à-brac, » qui, de tous côtés, resplendissaient d’or, d’argent, de pierres précieuses. À l’autre extrémité de la pièce, en face de moi, les fenêtres étaient masquées et les clartés du jour amorties par de larges stores vert-de-mer, pareils aux portières dont j’ai déjà parlé. La lumière qu’ils tamisaient avait une douceur mystérieuse et voilée qui charmait le regard ; elle tombait, égale, sur tous les objets que renfermait l’appartement, et semblait faite pour rendre plus intenses le silence profond, la physionomie solitaire de cet endroit reculé ; elle entourait, enfin, comme une auréole de repos bien appropriée à ses instincts, le maître du château, négligemment étendu, la tête en arrière dans un vaste fauteuil confortable qui, sur un de ses bras, supportait un pupitre à livres, et sur l’autre, une toute petite table.

Si l’extérieur d’un homme, quand il est sorti de son cabinet de toilette, et quand il a passé quarante ans, peut servir sûrement à deviner son âge, — ce qui est au moins douteux, — M. Fairlie devait avoir, lorsque je le vis pour la première fois, un peu plus de cinquante, et un peu moins de soixante ans. Sa figure glabre, amincie, fatiguée, et d’une pâleur transparente, n’avait pourtant pas de rides ; son nez était proéminent et crochu ; ses yeux ternes, d’un gris bleuâtre, en relief sous des paupières tant soit peu bordées de rouge ; sa chevelure rare, d’un aspect soyeux, et de ce blond légèrement cendré qui est le plus lent à trahir l’invasion graduelle des cheveux gris. Il portait une veste du matin, taillée dans une étoffe brune bien autrement fine que le drap, un gilet et un pantalon de coutil d’une blancheur irréprochable. Ses petits pieds semblaient ceux d’une femme, emprisonnés qu’ils étaient dans des bas de soie nankin et dans des pantoufles qui, par leur nuance dorée, rappelaient le corselet de certains insectes. Deux anneaux, ornements de ses mains blanches et délicates, me parurent, à moi qui pourtant ne m’y connaissait guère, d’une valeur qui défiait le calcul.

En somme, l’aspect général de cet être fragile, alangui, plaintif et nerveux, recherché outre mesure, offrait je ne sais quelle discordance désagréable avec le titre d’homme, qu’il semblait usurper ; et en même temps il semblait impossible, en l’adaptant à une femme, de le rendre plus naturel et plus convenable. La matinée que je venais de passer avec miss Halcombe m’avait prédisposé à une grande bienveillance pour tous les habitants du château : toutefois, et dès le premier abord, mes sympathies se refusèrent énergiquement à prendre pour objet l’être équivoque qui avait nom M. Fairlie.

En me rapprochant de lui, je constatai que son oisiveté n’était pas si complète que je l’avais d’abord cru. Posé parmi d’autres objets rares et charmants, sur une grande table ronde qu’il avait à côté de lui, un « cabinet » nain, en ébène, décoré d’argent, étalait dans ses tiroirs ouverts, garnis de velours rouge foncé, plusieurs couches de médailles de toutes dimensions et de toutes formes. Un de ces tiroirs reposait sur la petite table fixée au bras du fauteuil ; tout auprès étaient quelques menues brosses de joaillier, un pinceau et un petit flacon de liquide tout prêts à être employés, selon leurs usages divers, à nettoyer les petites souillures accidentelles qui viendraient à être découvertes sur les précieuses médailles. Au moment où je m’avançais jusqu’à une distance respectueuse, et où je m’arrêtais pour saluer mon nouveau patron, ses doigts blancs et frêles jouaient négligemment autour d’un petit fragment de métal que j’aurais pu prendre, ignorant comme je l’étais, pour quelque sale monnaie d’étain, fort déchiquetée sur ses tranches.

— Charmé de vous posséder à Limmeridge, monsieur Hartright, me dit-il, d’une voix plaintive et coassante, qui combinait assez désagréablement, des notes aiguës et fausses avec un débit somnolent et paresseux. Asseyez-vous, je vous prie, et, s’il vous plaît, ne vous donnez pas la peine d’avancer ce fauteuil… Dans le déplorable état où sont mes nerfs, toute espèce de mouvement me cause une souffrance indicible… Vous a-t-on montré votre atelier ?… Cette pièce vous convient-elle ?

— J’en sors à l’instant, monsieur Fairlie, et je puis vous assurer…

Au milieu de la phrase commencée, il m’arrêta court en fermant les yeux et en levant, par un geste de supplication, l’une de ses petites mains blanches. Fort surpris, je n’ajoutai pas un mot, et la voix coassante m’honora de l’explication que voici :

— Veuillez m’excuser, de grâce !… mais, s’il vous était possible de modérer tant soit peu votre voix… Le misérable état de mes nerfs fait que tout bruit un peu fort me cause des tortures inimaginables… Vous excuserez un pauvre malade… Je ne vous dis là que ce qu’il me faut répéter à tout le monde, dans l’état lamentable de ma triste santé… Oui, n’est-ce pas ?… et maintenant, je vois que la pièce en question est à votre goût, n’est-il pas vrai ?

— Je ne pouvais rien souhaiter de plus agréable ou de plus commode, répondis-je, baissant le ton, et m’apercevant déjà que l’affectation égoïste de M. Fairlie ne faisait qu’un avec « l’état déplorable de ses nerfs. »

— Ravi, enchanté… Vous verrez, monsieur Hartright, que votre position ici sera convenablement appréciée, Vous n’y trouverez aucun de ces odieux préjugés qui, en Angleterre, déclassent l’artiste. J’ai passé à l’étranger assez d’années pour dépouiller à cet égard mon enveloppe insulaire. Je voudrais pouvoir en dire autant de la noblesse, — mot détestable, mais dont il faut bien se servir, — de la noblesse du voisinage. Véritables Goths en fait d’art, monsieur Hartright ! gens à ouvrir de grands yeux, je vous l’atteste, s’ils avaient vu Charles-Quint ramasser le pinceau de Titien. Seriez-vous assez bon pour replacer ce tiroir dans le « cabinet », et pour me passer le suivant ?… Mes malheureux nerfs me rendent excessivement désagréable toute espèce d’effort… C’est cela… Je vous rends grâce…

La tranquille exigence de M. Fairlie venant servir de commentaire pratique à ses théories de libéralisme social me divertit quelque peu. Avec toute la courtoisie possible, je replaçai l’un des tiroirs et lui donnai l’autre. Il se mit aussitôt à l’œuvre, tripotant ses médailles et ses petites brosses, puis, tandis qu’il me parlait, lorgnant et admirant l’une après l’autre, chaque pièce de son trésor numismatique :

— Mille remercîments et autant d’excuses !… Aimez-vous les médailles ?… Oui ?… Ravi de trouver indépendamment de la peinture, cette autre communauté entre vos goûts et les miens… Maintenant, quant à nos arrangements pécuniaires, — veuillez me le dire, — vous conviennent-ils ?

— Ils me conviennent à merveille, monsieur Fairlie.

— Enchanté… Puis, — quoi encore ?… Ah ! j’y pense… oui… mon intendant ira prendre vos ordres à la fin de la première semaine, pour régler avec vous tout ce qui sera relatif aux émoluments que vous avez la bonté d’accepter en échange des services éclairés que vous voulez bien mettre à ma disposition… Quoi encore ? — Voyons ?… n’est-ce pas curieux ?… j’avais encore beaucoup à vous dire, et tout cela, j’imagine, m’est sorti de la tête… Seriez-vous assez bon pour sonner ?… Là, dans ce coin !… oui… Mille grâces !…

Je tirai la sonnette, et un valet de chambre, que je n’avais pas encore vu, fit son entrée sans le moindre bruit, — un étranger, sans doute, les cheveux lisses, l’air souriant, — vrai valet de la tête aux pieds.

— Louis, dit M. Fairlie, qui, dans un accès de distraction, se frottait les ongles avec une de ces brosses microscopiques naguère au service de ses médailles, j’ai pris ce matin quelques notes sur mes tablettes… Trouvez mes tablettes !… Un million de pardons, monsieur Hartright, j’ai bien peur de vous ennuyer…

Comme avant que j’eusse pu répondre, il avait déjà refermé les yeux, — et attendu qu’en réalité il m’ennuyait fort, — je demeurai muet sur mon siège, contemplant à loisir la « Madone » de Raphaël. Cependant, le valet avait quitté la chambre, où il revint peu après, apportant un carnet relié en ivoire. M. Fairlie, qui s’accorda tout d’abord le soulagement d’un léger soupir, ouvrit d’une main le petit volume, tandis que de l’autre il tenait levée la brosse à médailles, indiquant par là au valet de chambre qu’il devait attendre de nouveaux ordres.

— Oui… c’est cela, poursuivit M. Fairlie, consultant ses tablettes… Louis, descendez ce portefeuille !… — Il montrait, ce disant, plusieurs portefeuilles placés près de la fenêtre sur des rayons d’acajou… — Non ! pas celui qui a le dos vert… Celui-là, monsieur Hartright, renferme mes « eaux fortes » de Rembrandt… Aimez-vous les « eaux fortes ?… » Oui ?… Charmé que nous ayons encore ce goût en commun… Le dos rouge !… Ne le laissez pas tomber !… Vous ne vous doutez pas, monsieur Hartright, du supplice que j’endurerais si Louis laissait tomber ce portefeuille. Est-il solidement installé sur le fauteuil ?… L’y croyez-vous solide, monsieur Hartright ?… Oui ?… Enchanté. Faites-moi le plaisir d’examiner les dessins, maintenant qu’à votre avis, il n’y a plus de risque… Laissez-nous, Louis !… Eh bien ! eh bien ! animal, ne voyez-vous pas que je tiens mes tablettes ?… Est-ce que vous croyez que j’ai encore affaire d’elles ?… Pourquoi ne pas m’en débarrasser sans que j’aie besoin de vous le dire ?… Mille pardons, monsieur Hartright ; ces domestiques sont si stupides, n’est-ce pas ? Dites-moi, que pensez-vous de ces dessins ?… Ils me sont venus de la vente dans un état déplorable ; — la dernière fois que je les ai examinés, il me semblait s’en exhaler je ne sais quelle horrible odeur de marchands et de courtiers… Est-ce que vous « pourriez » vous charger de les remettre en état ?…

Bien que mes nerfs ne fussent pas assez délicats pour découvrir cette odeur de doigts plébéiens qui avait offusqué les narines de M. Fairlie, mon éducation d’artiste était assez perfectionnée pour me mettre en état d’apprécier la valeur des dessins que j’examinai l’un après l’autre. C’étaient, pour la plupart, de magnifiques échantillons de l’aquarelle anglaise, et leur ancien possesseur ne leur avait certainement pas rendu justice en leur accordant si peu de soins.

— Ces dessins, répondis-je, demandent à être recollés et montés avec précaution ; et, selon moi, ils valent bien…

— Pardon, interrompit M. Fairlie, si je ferme les yeux pendant que vous parlez ; n’y faites pas attention !… Le jour, même adouci comme il l’est, me fatigue… Vous disiez ?…

— J’allais dire que ces dessins valent bien le temps et la peine…

M. Fairlie rouvrit tout à coup ses yeux, dont le regard, exprimant une alarme indicible, se dirigea du côté de la fenêtre.

— Veuillez m’excuser, monsieur Hartright, dit-il avec un trouble discrètement contenu…, bien certainement j’entends au jardin…, dans mon jardin particulier…, quelques-uns de ces affreux gamins.

— Je ne sais, monsieur Fairlie… Je n’ai, moi-même, rien entendu.

— Faites-moi le plaisir, — vous avez déjà été si bon pour mes pauvres nerfs, — faites-moi le plaisir de soulever un coin du store !… et ne laissez pas le soleil venir jusqu’à moi, monsieur Hartright !… Avez-vous levé le store ?… Oui ?… Voulez-vous alors être assez bon pour jeter un coup d’œil sur le jardin, et vous assurer du fait ?

Je me conformai à cette requête nouvelle. Le jardin était, de tous côtés, strictement entouré de murs. Pas une créature humaine, grande ou petite, ne se montrait sur un point quelconque de cette réserve sacrée. Je rendis compte à M. Fairlie du résultat favorable qu’avait eu mon examen.

— Mille fois merci ! Une imagination, je suppose… Dieu soit loué, nous n’avons point d’enfants dans la maison ; mais nos gens (ils n’ont pas de nerfs), ne sont que trop portés à laisser entrer les enfants du village !… et quelle marmaille, Dieu juste ! quelle marmaille !… Dois-je vous l’avouer, monsieur Hartright ? Je réclame une réforme dans la construction de ces petits êtres. La nature ne semble avoir en vue en les fabriquant, que de multiplier des machines à bruit continu. La manière dont les conçoit notre divin Raphaël ne vous semble-t-elle pas, comme à moi, infiniment préférable ?…

Et il me montrait son tableau de la « Madone » en haut duquel foisonnaient quelques-uns de ces beaux chérubins de convention, que l’art italien pose volontiers parmi des ballons de nuages roux, et auxquels il donne si complaisamment des cravates de vapeur dorée.

— Voilà ce que j’appelle une famille-modèle, reprit M. Fairlie qui les guignait avec complaisance. De si jolies faces rondes, de si jolies ailes soyeuses… et rien de plus. Pas de petits mollets crottés qui les portent çà et là ; pas de petits poumons bruyants d’où sortent des cris aigus… Quelle incomparable supériorité, en regard de ce que nous offre le système actuel ! Si vous me le permettez, je refermerai les yeux, maintenant… Vous pourrez donc vous tirer d’affaire avec ces dessins ?… Enchanté, ravi… Avons-nous encore quelque chose à régler ?… S’il en est ainsi, j’avoue que je ne m’en souviens plus… Faut-il derechef sonner Louis ?…

Tout autant que M. Fairlie le laissait voir, j’éprouvais, de mon côté, le désir de mettre un terme à notre premier entretien. Aussi, sans recourir à l’assistance du domestique, me permis-je, sous ma responsabilité propre, de fournir à mon nouveau patron la suggestion qu’il me semblait réclamer.

— Le seul point, monsieur Fairlie, qui nous reste à traiter serait, je crois, relatif aux leçons que vos jeunes dames attendent de moi.

— Ah ! c’est juste, dit M. Fairlie, je voudrais me sentir la force d’aborder ce sujet,… mais je n’y pourrais suffire en ce moment… Les dames qui vont profiter de vos bons conseils, monsieur Hartright, régleront, arrangeront, décideront tout à leur guise. Ma nièce adore l’art charmant que vous pratiquez si bien. Elle en sait assez pour avoir pleine conscience de ce qui lui manque… Aidez-la donc, et de votre mieux !… Entendu, ceci… Avons-nous encore autre chose !… Non ?… Nous sommes d’accord, n’est-ce pas ?… Il serait mal à moi de vous retenir loin de vos délicieux travaux, n’est-il pas vrai ?… Qu’il est bon d’avoir tout arrangé !… Quel soulagement, quand une affaire arrive à terme !… Voudriez-vous sonner Louis, pour qu’il porte ce carton dans votre chambre ?

— Je l’y porterai bien moi-même, monsieur Fairlie, si vous le permettez.

— En vérité !… Aurez-vous la force ?… Qu’on est heureux d’être si fort ! Mais vous êtes, au moins, sûr de ne pas le laisser tomber ?… Bien charmé, monsieur Hartright, de vous avoir à Limmeridge. Je suis si peu valide, que j’ose à peine espérer le plaisir fréquent de causer avec vous… Serez-vous assez bon pour prendre grand soin de refermer doucement les portes et de ne pas laisser tomber ce carton ?… Merci encore !… Prenez garde aux portières, je vous prie !… le plus léger bruissement de cette soie me fait l’effet d’un coup de couteau… Oui, c’est cela !… « Bieen » le « boon » jour !…

Lorsque les portières vert-de-mer furent retombées, lorsque les deux portes de flanelle eurent été refermées derrière moi, je fis halte un moment dans la petite antichambre ronde, et là, je poussai un long et délicieux soupir, le soupir d’un prisonnier qu’on délivre. Me trouver enfin hors de la chambre de M. Fairlie, c’était revenir à la surface de l’eau, après plusieurs minutes de submersion.

Dès que je fus confortablement établi, pour le reste de la matinée, dans mon joli petit atelier, la première résolution à laquelle je m’arrêtai fut de ne jamais plus diriger mes pas du côté des appartements habités par le maître de la maison, si ce n’est dans le cas, fort improbable, où il m’inviterait expressément à lui rendre une seconde visite. Ce point réglé avec moi-même, à ma satisfaction profonde, je recouvrai la sérénité d’humeur que la hautaine familiarité, l’impudente politesse de mon patron m’avaient un moment enlevée. Les heures suivantes s’écoulèrent agréablement à examiner les dessins, à les assortir, à régulariser leurs tranches fatiguées, bref, à tous les menus travaux indispensables pour les mettre en état d’être montés de nouveau. Peut-être aurais-je dû faire plus ; mais, à mesure qu’approchait l’heure du « luncheon », je me sentais inquiet, agité, et hors d’état de fixer mon attention.

À deux heures, je redescendis, légèrement anxieux, dans la salle à manger. Il était assez intéressant, et à plus d’un titre, de savoir ce qui m’y attendait. J’allais, en premier lieu, être présenté à miss Fairlie ; puis, si les recherches de miss Halcombe dans les lettres de sa mère avaient produit le résultat qu’elle en espérait, j’allais voir s’éclaircir le mystère de la Femme en blanc.