La Femme en blanc/I/Walter Hartright/08

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Traduction par Paul-Émile Daurand-Forgues.
J. Hétzel (1 et 2p. 51-71).
Première époque — Walter Hartright


VIII


Au moment où j’entrais, miss Halcombe et une dame âgée étaient assises à la table du « lunch ».

Cette dame, qu’on me nomma en me présentant à elle, se trouva être l’ancienne institutrice de miss Fairlie, — Mistress Vesey, — la même que ma vive compagne du déjeuner m’avait sommairement décrite comme « très-bonne, possédant toutes les vertus cardinales, et ne comptant exactement pour rien ». Je ne puis que confirmer ici, par mon humble témoignage, l’exactitude de cette esquisse si lestement tracée par miss Halcombe. Mistress Vesey semblait personnifier à la fois le calme de la créature humaine et la complaisance particulière au sexe féminin. Sur sa figure potelée et placide, rayonnait, en sourires somnolents, la paisible jouissance d’une existence paisible. Certains d’entre nous traversent la vie au galop ; certains d’entre nous y cheminent à petits pas : mistress Vesey y voyageait constamment assise. Dans la maison, qu’il fût de bonne heure ou qu’il fût tard, elle était assise : assise dans le jardin, assise dans les couloirs, sur des bancs imprévus placés à l’intérieur des fenêtres ; assise (sur un tabouret pliant) quand ses jeunes amies l’entraînaient à la promenade ; assise avant de regarder quoi que ce soit, avant de parler de quoi que ce soit, avant de répondre, par Oui ou par Non, à la question la plus triviale — toujours avec le même sourire serein sur les lèvres, la même pose de tête, vaguement attentive, le même agencement des bras et des mains, combiné pour sa plus grande commodité, quelle que fût d’ailleurs l’évolution domestique à laquelle on la conviât. Une bonne vieille, douce, complaisante, tranquille, inoffensive au-delà de toute expression, dont on ne pouvait se figurer qu’elle eût vécu, tant seulement une heure, depuis le jour de sa naissance. La Nature a si fort à faire en ce bas monde, elle a sur le métier une si grande variété de productions coexistantes, qu’il ne faut pas s’étonner si, çà et là, elle s’embrouille dans ce grand nombre d’opérations simultanées. À ce point de vue, je resterai toujours convaincu en mon particulier que la Nature, lorsque naquit mistress Vesey, s’appliquait à créer des choux, et que la bonne dame eût à supporter les conséquences de la préoccupation végétale dans laquelle s’absorbaient en ce moment les pensées de la Mère universelle.

— Et maintenant, mistress Vesey, dit miss Halcombe, qui, par contraste avec l’immobile vieille dame assise près d’elle, semblait redoubler d’éclat, de vivacité, de prestesse, que vous servirai-je ?… une côtelette ?…

Mistress Vesey croisa sur le bord de la table ses petites mains à fossettes, sourit tranquillement, et dit :

— Oui, chère.

— Qu’y a-t-il donc là, en face de M. Hartright ?… un poulet bouilli, n’est-ce pas ?… Vous l’aimeriez peut-être mieux que la côtelette, mistress Vesey ?…

Mistress Vesey retira du bord de la table ses mains à fossettes, qui allèrent d’elles-mêmes s’installer dans son giron ; elle détourna la tête d’un air contemplatif vers le poulet bouilli, et alors, comme devant :

— Oui, chère, répondit-elle.

— À la bonne heure ; mais que choisissez-vous définitivement ?… M. Hartright vous servira-t-il du poulet ? ou vous donnerai-je, moi, une côtelette ?…

Mistress Vesey replaça une de ses mains à fossettes sur le bord de la table ; elle hésita, comme endormie, et dit ensuite :

— Ce que vous voudrez, chère.

— Miséricorde !… mais c’est à votre goût, ma bonne dame, ce n’est pas au mien que je m’adresse. Si vous preniez tour à tour de ces deux plats ?… et si vous commenciez par le poulet ?… car M. Hartright semble brûler du désir de découper pour vous…

Mistress Vesey ramena au bord de la table son autre main à fossettes ; sa physionomie, un moment, parut sur le point de s’animer ; l’instant d’après, elle s’amortit ; alors, s’inclinant d’un air docile :

— Si vous voulez bien, monsieur, reprit-elle.

N’est-ce pas là une brave dame, bien douce, bien complaisante, tranquille et inoffensive au delà de toute expression ? Mais peut-être en voilà-t-il assez, pour le moment, sur le compte de mistress Vesey.

Miss Fairlie, pourtant, ne se montrait guère. Notre « luncheon » s’acheva sans qu’elle eût paru. Miss Halcombe, dont l’œil alerte ne laissait rien échapper, prit note des regards que, de temps en temps, je jetais du côte de la porte.

— Je vous, comprends, monsieur Hartright, dit-elle ; vous vous demandez ce que peut être devenue votre élève « numéro deux ». Elle est descendue, et son mal de tête est guéri ; mais elle n’a pas assez regagné d’appétit pour venir s’asseoir au « luncheon ». Si vous voulez m’accepter pour guide, je crois pouvoir vous garantir que nous la retrouverons dans quelque coin du jardin…

Elle prit, à ces mots, une ombrelle, posée auprès d’elle sur un fauteuil, et, passant par une porte-fenêtre qui ouvrait du côté des pelouses, elle me montra le chemin. Il est presque inutile de dire que nous laissâmes mistress Vesey encore installée à table, ses mains à fossettes toujours croisées au bord de son assiette, et posée là, selon toute apparence, pour le reste de l’après-midi.

Comme nous traversions les pelouses, miss Halcombe me jeta un regard d’intelligence, et, avec un léger mouvement de tête :

— Votre mystérieuse aventure, me dit-elle, demeure encore enveloppée dans ces ténèbres de minuit qui lui vont si bien. J’ai passé toute la matinée à fureter parmi les lettres de ma mère ; et je n’ai encore rien découvert. Cependant, monsieur Hartright, ne perdez pas sitôt toute espérance. Ceci est une affaire de curiosité ; or, vous avez pour alliée une femme. Dans de telles circonstances, on doit, tôt ou tard, réussir. Ces lettres mêmes, je ne les ai pas toutes examinées. Il m’en reste encore trois paquets à ouvrir, et vous pouvez compter que je passerai la soirée entière à les dépouiller avec soin.

Ainsi, déjà, une de mes espérances du matin se trouvait déçue. Et je commençai à me demander alors si ma présentation à miss Fairlie ne tromperait pas les pressentiments qui, depuis le déjeuner, me faisaient l’attendre avec une si vive impatience.

— Et comment vous êtes-vous tiré d’affaire avec M. Fairlie ? me demanda miss Halcombe, au moment où nous quittions les pelouses pour entrer dans un jeune taillis. Était-il, ce matin, plus nerveux qu’à l’ordinaire ?… Oh ! monsieur Hartright, ne prenez pas tant de peine à méditer votre réponse !… Votre hésitation me suffit… Je lis sur votre visage qu’il était, en effet, plus nerveux que d’habitude ; et, comme je ne me soucie pas de vous mettre dans le même état, je ne vous en demanderai pas davantage…

Les détours du sentier que nous suivions, tandis qu’elle parlait ainsi, nous amenèrent insensiblement devant un joli pavillon, bâti en bois et affectant, en miniature, les formes d’un chalet suisse. L’unique chambre de ce pavillon, où nous arrivâmes en montant quelques marches, était occupée par une jeune dame. Elle se tenait debout près d’une table rustique, contemplant au dehors les perspectives étendues que lui offrait une trouée habilement pratiquée parmi les arbres, et d’un doigt distrait, tournant les feuilles d’un petit album posé à côté d’elle. — J’avais devant moi miss Fairlie.

Comment la décrire ? comment séparer son image des sensations qu’elle produisait en moi et du souvenir de tout ce qui est arrivé dans ces derniers temps ? comment la revoir telle qu’elle m’apparut d’abord, — telle que je la voudrais montrer à ceux qui vont la retrouver dans ces pages ?

Au moment où j’écris, le portrait à l’aquarelle où, un peu plus tard, je représentai Laura Fairlie dans le même lieu, dans la même attitude où je l’avais vue pour la première fois, ce portrait est là, sur mon bureau. Je le regarde, et sur le fond brun des boiseries du pavillon, une blonde jeune fille, vêtue d’une simple robe de mousseline aux larges raies bleues et blanches, se détache, rayonnante comme l’aurore. Une écharpe de la même étoffe enserre, dans ses plis brisés, ses épaules rondes ; un petit chapeau de paille, simplement garni d’étroits rubans qui assortissent la robe, couvre sa tête, et sur le haut de son visage projette je ne sais quelle douce teinte ambrée. Sa chevelure est d’un brun si atténué, si pâle, — ni tout à fait blonde comme le chanvre, ni tout à fait éclatante comme l’or, qu’elle se perd presque, çà et là fondue avec l’ombre du chapeau. Elle est simplement séparée et rejetée vers les oreilles, ses masses ondulent comme la moire des flots frissonnants. Les sourcils sont un peu plus foncés que les cheveux ; les yeux sont de ce bleu doux et limpide que la turquoise rappelle, que les poètes chantent si souvent, et qu’il est si rare de rencontrer dans la vie de chaque jour. Charmants de couleur, charmants de forme, — grands, tendres, calmes, pensifs, — ces yeux devaient leur plus grande beauté à la sincérité transparente de leur profond regard, et semblaient, à chaque changement d’expression, emprunter quelques rayons aux clartés d’un monde plus pur et meilleur. Dans leur charme tout-puissant, comme dans un flot d’éblouissante lumière s’effaçaient en même temps les beautés secondaires et les légères imperfections des autres traits. À peine s’aperçoit-on que peut-être les contours inférieurs du visage, trop mignons, trop atténués, ne sont pas rigoureusement d’accord avec les lignes de la partie supérieure, que le nez, échappant aux inconvénients de la forme aquiline (si parfaite qu’elle soit, elle donne au visage d’une femme quelque chose de dur et de cruel) s’est un peu trop infléchi dans l’autre sens, et a perdu quelque chose de sa rectitude classique ; que les lèvres enfin, doucement expressives, sont sujettes, quand elles sourient, à une légère contraction nerveuse qui les relève tant soit peu d’un côté. Chez une autre femme, ces défauts seraient faciles à noter. Ici, un lien subtil les rattache à la gracieuse individualité qu’ils caractérisent, et ils semblent indispensables au jeu vivant de tous ses traits, dont l’ensemble est soumis à l’impulsion de ces deux grands yeux mobiles et rayonnants.

Est-ce bien dans mon pauvre portrait, travail patient et caressé de longues heures joyeuses, que je vois vraiment toutes ces choses ? Ah ! combien peu sont, en réalité, dans ce dessin sans éclat et sans poésie ! combien, au contraire, dans la pensée avec laquelle je le contemple. Une jeune fille frêle et blonde, dans un joli ajustement de couleur claire, feuilletant un album sur lequel ses yeux bleus se posent avec une sérénité loyale, — voilà tout ce que le dessin peut dire ; voilà peut-être aussi jusqu’où peuvent pénétrer, dans leur langage cependant plus expressif, la pensée et la plume de l’écrivain. La femme qui, la première, donne à nos vagues conceptions de la beauté, la vie, la clarté, la forme arrêtée qui leur manquaient, comble dans notre nature intellectuelle une lacune que nous y avons ignorée jusqu’au moment où cette femme nous est apparue. Les sympathies qu’elle éveille en nous glissent à des profondeurs où la parole, la pensée même, arrive à peine ; elles dérivent de charmes plus subtils que ceux dont nos sens subissent l’empire et dont les sources bornées du langage humain peuvent donner l’idée. La mystérieuse beauté des femmes n’arrive à cette hauteur, où elle est inexprimable, que lorsqu’elle s’apparente, pour ainsi dire, avec le mystère plus profond encore caché au fond de nos âmes. Alors, et seulement alors, elle franchit les limites de cette région étroite, où le crayon et la plume peuvent, ici-bas, jeter quelques rayons de lumière.

En pensant à elle, songez à la première femme qui a fait battre plus vite dans votre poitrine un cœur jusque-là insensible aux attraits de ses rivales. Que ses yeux bleus, bons et candides, se lèvent sur les vôtres comme ils se levèrent sur les miens, avec cet irrésistible regard que nous nous rappelons si bien, vous et moi. Que sa voix soit pour vous la musique la plus aimée et caresse votre oreille comme elle caressait la mienne. Que son pas furtif, tandis que dans ces pages vous la verrez aller et venir, produise sur vous l’effet de cet autre pas aux mouvements cadencés, dont votre cœur jadis battit la mesure. Acceptez-la comme la création chimérique de votre fantaisie amoureuse ; c’est le meilleur moyen de faire prendre sur vous, par degrés, à votre gracieux fantôme, l’empire que cette femme vivante a sur moi.

Parmi les sensations que produisit en moi ce premier regard jeté sur elle, — sensations connues de tous, qui germent dans le plus grand nombre des cœurs, sont dans la plupart étouffées, et ne revivent, avec leur éclat primitif, que dans un bien petit nombre, — il en fut une qui me jeta dans le trouble et l’inquiétude, une dont je ne pouvais m’expliquer l’effet discordant, en présence de cette charmante jeune fille.

Se mêlant à la vive impression que produisaient sur moi ce blond et charmant visage, cette douce physionomie, cette attrayante simplicité de manières, je ne sais quelle idée confuse me suggérait vaguement qu’il manquait là « quelque chose. » Tantôt cette lacune me semblait être en « elle ; » tantôt c’était « à moi, » me disais-je, que quelque chose manquait pour la comprendre comme je l’aurais dû. Par une singulière contradiction, cette impression était toujours plus forte alors que miss Fairlie me regardait ; en d’autres termes, c’est quand j’avais le mieux conscience du charme et de l’harmonie de son visage, que je me sentais plus profondément troublé par cette idée qu’il manquait là quelque chose, quelque chose d’impossible à découvrir. — Incomplet, incomplet ! me répétais-je sans cesse, — et je n’aurais pu dire ce qui manquait, ni comment y remédier.

L’effet de ce singulier caprice d’imagination (c’est ainsi que j’en jugeais alors) n’était pas de nature à me mettre à mon aise, pendant une première entrevue avec miss Fairlie. Les quelques paroles de bienvenue qu’elle m’accorda me trouvèrent tout au plus assez maître de moi-même pour lui adresser les remercîments voulus. Remarquant mon hésitation, et l’attribuant sans doute, avec assez de vraisemblance, à quelque timidité passagère, miss Halcombe, toujours prête et de sang-froid, prit en main le dé de la conversation :

— Voyez donc, monsieur Hartright, dit-elle en me montrant l’album posé sur la table, et la délicate petite main qui déjà y cherchait une page blanche. Vous allez certainement reconnaître que vous avez enfin trouvé l’écolière modèle ? À peine a-t-elle appris que vous êtes des nôtres, elle saisit son précieux « sketch-book » et, contemplant la nature en face, elle brûle de commencer la lutte.

Miss Fairlie, en son humeur toujours sereine, poussa un léger éclat de rire, qui vint illuminer son joli visage, comme eût pu le faire un rayon de ce beau soleil alors brillant sur nos têtes.

— Je n’accepte pas un éloge qui ne me soit dû, dit-elle, tandis que ses yeux d’azur, limpides et sincères, erraient sur miss Halcombe et sur moi. Si grand plaisir que je prenne à peindre, la conscience que j’ai de mon peu de talent me donne plutôt la crainte que le désir de commencer. Maintenant que je vous sais ici, monsieur Hartright, me voilà passant en revue mes croquis, comme autrefois mes leçons, quand j’étais petite fille et que j’avais grand’peur de ne pas en savoir le premier mot…

Après m’avoir fait cette confession, avec une simplicité de bon goût, elle attira vers elle son album, et prit l’air sérieux d’un enfant qui se prépare à s’appliquer beaucoup. Miss Halcombe, avec ses façons toutes rondes et un peu brusques, coupa court aux embarras de la situation.

— Bonnes, mauvaises ou médiocres, dit-elle, les esquisses de l’élève doivent subir, il n’y a pas à dire, la terrible critique du professeur. Maintenant, Laura, si nous les emportions avec nous dans la voiture, M. Hartright les verrait, tout d’abord, avec les « circonstances atténuantes », résultant des cahots et des interruptions continuelles qu’il lui faudra subir. Que si, dans cette bien-heureuse calèche, nous pouvions l’amener à confondre la nature telle qu’elle est, et telle qu’il l’aura sous les yeux, avec la nature telle qu’elle n’est pas, et telle que nos albums la lui montreront, il n’aurait plus, dans son désespoir, qu’à nous accabler de compliments, et nous glisserions à travers ses doigts savants, sans y laisser une seule des plumes qu’étale notre vanité, toujours prête à faire la roue.

— Je compte bien que M. Hartright ne me fera pas de compliments, dit miss Fairlie, comme nous sortions ensemble du pavillon.

— Oserais-je vous demander ce qui vous rassure à cet égard ? lui dis-je à mon tour.

— C’est que je suis décidée à prendre au pied de la lettre tout ce que vous me direz, répliqua-t-elle simplement.

Dans ce peu de mots elle venait de me donner la clef de son caractère, le mot de cette généreuse confiance qu’elle puise dans le sentiment de sa propre loyauté. Je n’en eus, au moment dont je parle, que la simple intuition. Maintenant, j’en ai fait l’expérience complète.

Nous ne prîmes que le temps d’enlever la bonne mistress Vesey au siège qu’elle occupait dans la salle à manger déserte, et nous partîmes ensuite, en calèche découverte, pour la promenade annoncée. La vieille dame et miss Halcombe occupaient le siège du fond ; miss Fairlie et moi étions vis-à-vis, tenant ouvert entre nous l’album, enfin livré à mon examen. Toute critique sérieuse de ces dessins, alors même que j’eusse été enclin à me la permettre, eût avorté devant le parti bien pris par miss Halcombe de ne voir que le côté ridicule des beaux-arts, des beaux-arts au moins tels que les pratiquent les amateurs comme elle, comme sa sœur, et comme les dames en général. Je me rappelle bien mieux sa conversation avec nous que les esquisses sur lesquelles, de temps à autre, je laissais machinalement tomber quelques regards. Ce sont plus particulièrement les portions de cette causerie auxquelles miss Fairlie prenait quelque part, que, fortement empreintes dans ma mémoire, je pourrais redire comme si elles dataient d’hier.

Oui !… j’avouerai que, dès cette première journée, je laissai le charme de « sa » présence me distraire du souvenir de notre situation respective. Les plus frivoles questions qu’elle me posa touchant le maniement du crayon et l’amalgame des couleurs ; les plus légers changements d’expression dans ses beaux yeux, qui cherchaient à chaque instant les miens avec un ardent désir d’apprendre tout ce que j’étais chargé de lui enseigner, attiraient mon attention bien autrement que les paysages au milieu desquels on me promenait, ou que les grandioses variations de lumière et d’ombre se succédant à la surface inégale des vastes marécages, et sur les sables bien nivelés de la grève. En tout temps, et en quelque circonstance que les intérêts humains soient en jeu, n’est-il pas curieux de constater à quel point les objets extérieurs du monde où nous vivons prennent peu sur nos sentiments et nos pensées ? C’est seulement dans les livres que nous recourons à la nature, consolatrice de nos peines, complice sympathique de nos plaisirs. Même chez les meilleurs d’entre nous, l’admiration de ces beautés du monde sensible, que la poésie moderne décrit avec tant d’ampleur et d’éloquence, ne se rencontre pas comme un des instincts originels de notre organisme. Enfant, aucun de nous ne le possède. Personne, plus tard, homme ou femme, ne l’a sans le devoir à quelques études. Ceux-là dont la vie presque toute entière s’écoule au milieu des plus merveilleux aspects de la terre ou de la mer, sont aussi ceux que les spectacles de la nature trouvent le plus généralement insensibles, à moins qu’il ne s’y rattache quelque intérêt humain, quelque question de métier. Pour être capables d’apprécier les beautés du monde au sein duquel nous vivons, il nous faut y être préparés, comme à un art, par les enseignements de l’existence civilisée. Personne, de plus, n’exerce guère cette capacité, artificiellement développée, que dans les moments où l’âme est le plus inerte, où le loisir est le plus complet. Demandons-nous quelle part les charmes de la nature ont eue jamais dans les préoccupations et les émotions, joyeuses ou pénibles, soit de nous-mêmes, soit de nos amis ? Quelle place leur accorde-t-on dans ces mille petits récits d’incidents personnels qui passent chaque jour d’une bouche à l’autre ? Tout ce que notre intelligence peut embrasser, tout ce que nos cœurs peuvent acquérir, nous arrive avec autant de certitude, autant de profit, autant de satisfaction intime, au sein du plus humble ou du plus magnifique paysage que la terre ait à nous montrer. Il est assurément quelque raison pour ce manque de sympathies innées entre la Créature et la création qui l’entoure, raison qu’il faudrait peut-être chercher dans les destinées si différentes de l’homme et de sa sphère terrestre. La plus vaste chaîne de montagnes que puisse parcourir le regard est condamnée d’avance au néant. La moindre émotion produite dans le cœur de l’homme est prédestinée à une immortalité certaine.

Notre course avait à peu près duré trois heures, lorsque la calèche franchit de nouveau les portes de Limmeridge-House.

En revenant, j’avais laissé ces dames convenir entre elles du point de vue qu’elles devaient dessiner sous mes yeux dans l’après-midi du lendemain. Quand elles montèrent s’habiller pour le dîner, et lorsque je me retrouvai seul dans mon petit salon, je sentis ma gaieté m’abandonner tout à coup. J’étais mal à l’aise et mécontent de moi-même, sans savoir au juste pourquoi. Peut-être ma conscience me reprochait-elle, pour la première fois, d’avoir pris plaisir à notre promenade, plutôt comme un simple hôte que comme un professeur de dessin. Peut-être aussi étais-je hanté par ce sentiment dont j’ai parlé, qu’il manquait quelque chose, soit à miss Fairlie, soit à moi, pour nous donner la pleine intelligence l’un de l’autre. À tout prendre, j’éprouvai un grand soulagement lorsque l’heure du repas vint m’arracher à ma solitude, et me ramena au milieu des dames de « la famille ».

En entrant au salon, je fus frappé du contraste curieux qu’offraient leurs toilettes de soirée. Tandis que mistress Vesey et miss Halcombe étaient richement habillées (chacune selon les convenances de son âge) : la première, en satin gris à reflets d’argent ; la seconde, en soie de cette nuance délicate qui rappelle la primevère, et dont le jaune indécis se marie si heureusement aux teints bruns, aux cheveux noirs, — miss Fairlie, plus simple et presque trop simple, portait une robe de mousseline blanche, sans la moindre broderie ou le moindre agrément. Cette robe était, il est vrai, d’une blancheur irréprochable ; elle lui allait à merveille ; encore était-ce, pourtant, l’espèce de vêtement dont eût pu se parer la femme ou la fille d’un homme tout à fait sans fortune ; et, à ne la juger que sur ses dehors, on eût pu la croire plus pauvre que sa propre institutrice. Plus tard, apprenant à mieux connaître miss Fairlie, j’ai pu m’assurer que cette simplicité, peut-être excessive, tenait à la délicatesse naturelle de ses sentiments, et à l’extrême aversion que lui inspirait tout ce qui de près ou de loin, pouvait ressembler à un étalage de sa fortune. Ni mistress Vesey, ni miss Halcombe ne purent jamais obtenir qu’elle leur disputât la supériorité de mise où elles trouvaient, de manière ou d’autre, quelque compensation à leur infériorité de richesse.

Le dîner terminé, nous revînmes ensemble au salon. Bien que — digne émule de ce monarque assez intelligent pour daigner ramasser le pinceau du Titien, — M. Fairlie eût enjoint à son sommelier de me laisser choisir le vin qu’il pourrait me convenir de boire après le dîner, j’eus le courage de résister à la tentation qui m’était offerte ; et au lieu de trôner majestueusement, mais seul, parmi des bouteilles d’élite, je sollicitai de ces dames la permission de quitter la table avec elles, — ainsi que cela se pratique chez les étrangers civilisés, — pendant toute la durée de mon séjour à Limmeridge-House.

Le salon, où nous venions de rentrer pour le reste de la soirée, situé au rez-de-chaussée, était de la même dimension et de la même forme que la salle à manger. À son extrémité inférieure, de grandes portes vitrées ouvraient sur une terrasse ornée, dans toute sa longueur, par une profusion de fleurs rares, tirées des serres du château. Les lueurs du crépuscule, vaporeuses et douces, venaient justement de descendre sur ce magnifique parterre, dont elles harmoniaient, en les éteignant quelque peu, les couleurs vivement contrastées ; et par les portes ouvertes arrivaient jusqu’à nous les pénétrants parfums que les fleurs dégagent à l’approche de la nuit. La bonne mistress Vesey (toujours la première à s’asseoir) prit possession d’un grand fauteuil établi dans un angle, et s’y engourdit confortablement, par manière de préface à un sommeil plus complet. Miss Fairlie, sur ma demande, se mit au piano. Tandis que j’allais m’asseoir auprès d’elle, je vis miss Halcombe se retirer dans la baie profonde d’une des fenêtres, pour continuer, aux dernières clartés du jour, ses recherches dans les papiers de sa mère.

Comme cette scène domestique, comme ce salon paisible me réapparaissent nettement, tandis que je trace ces lignes ! De l’endroit où j’étais assis, je pouvais voir la taille gracieuse de miss Halcombe, à moitié en pleine lumière, à demi-perdue dans l’ombre, se pencher vers les lettres amoncelées sur ses genoux ; plus près de moi, cependant, le blond profil de la belle musicienne se découpait, de plus en plus vague, à mesure que baissait le jour, sur le fond graduellement obscurci des lambris intérieurs. Au dehors, sur la terrasse, les fleurs groupées, et leurs longues ramures repliées sur elles-mêmes, se balançaient si doucement, effleurées par la brise du soir, que nul bruit émané d’elles n’arrivait jusqu’à nous. Le ciel n’avait pas un nuage, et déjà, dans ses régions orientales, commençait à vibrer la mystérieuse aurore du clair de lune. Une sensation profonde de paix et d’isolement, calmant toute pensée et tout mouvement du cœur, plongeait l’être entier dans un extatique ravissement, qui l’emportait loin de la terre ; et le repos embaumé que le décroissement de la lumière semblait, de minute en minute, rendre plus profond, sembla planer sur nous, plus caressant encore, lorsque jaillirent du piano les tendres et célestes mélodies de Mozart. Je ne t’oublierai jamais, soirée charmante, où je vis, où j’entendis tout cela…

Nous demeurâmes, sans mot dire, chacun à la place qu’il avait choisie, — mistress Vesey sommeillant toujours, miss Fairlie jouant toujours, miss Halcombe lisant toujours ; — jusqu’à ce que le jour vînt à nous manquer. La lune furtive avait alors fait le tour de la terrasse, et ses lueurs mystérieuses éclairaient déjà obliquement le bas du salon. Succédant à l’obscurité du crépuscule, elles nous semblaient si belles que, d’un commun accord, nous renvoyâmes les lampes apportées par un serviteur trop exact ; et la vaste pièce demeura ainsi dans la pénombre où la laissaient les deux bougies allumées au-dessus du clavier.

Pendant une heure encore, la musique continua. Puis, la beauté du tableau qu’offrait la terrasse, vue au clair de lune, parut tenter miss Fairlie, que je m’empressai d’y accompagner. Miss Halcombe, qui avait changé de place pour continuer sa lecture quand les bougies du piano avaient été allumées, demeura auprès d’elles, sur une chaise basse, tellement absorbée en son travail mental, qu’elle ne sembla pas prendre garde à notre sortie.

Nous étions à peine depuis cinq minutes sur la terrasse, l’un près de l’autre, devant les portes vitrées, et miss Fairlie, par mon conseil, venait de nouer son mouchoir blanc autour de sa tête pour se garantir de l’humidité des nuits, — lorsque j’entendis la voix de miss Halcombe — plus grave, plus significative, ne ressemblant en rien à ce qu’elle était d’ordinaire, — articuler tout d’un coup mon nom.

— Monsieur Hartright ! disait-elle, voulez-vous venir une minute ? J’ai besoin de vous parler…

Je rentrai immédiatement dans le salon. Le piano était à peu près au milieu de la pièce, appuyé contre le mur intérieur. À l’extrémité de l’instrument la plus éloignée de la terrasse, miss Halcombe était assise, les lettres éparses sur ses genoux, sauf l’une d’elles, qu’elle venait de choisir, et que sa main tenait près des flambeaux. Du côté opposé, c’est-à-dire le plus voisin de la terrasse, était une ottomane sur laquelle je m’assis. Ainsi placé, je n’étais pas loin des portes vitrées, et je pouvais parfaitement voir miss Fairlie qui se promenait lentement d’un bout de la terrasse à l’autre, quand elle passait et repassait, au clair de lune, devant cette issue ouverte à mes regards.

— Veuillez écouter les passages qui terminent cette lettre, me dit miss Halcombe ; vous me direz ensuite s’ils peuvent jeter quelque lumière sur l’étrange rencontre que vous avez faite auprès de Londres. La lettre est adressée par ma mère à M. Fairlie, son second, mari ; la date remonte à onze ou douze ans. À cette époque, M. et mistress Fairlie avaient passé plusieurs années dans ce château, avec Laura qui est, vous le savez, ma demi-sœur ; moi, j’étais loin d’eux, achevant mon éducation dans un pensionnat parisien…

La physionomie, le langage de miss Halcombe, tandis qu’elle s’exprimait ainsi, trahissaient beaucoup d’animation et, à ce qu’il me sembla, quelque trouble intérieur. Au moment où, avant de commencer à lire, elle rapprochait la lettre des bougies qui l’éclairaient, miss Fairlie passa devant nous, sur la terrasse, jeta un regard dans le salon, et, nous voyant occupés, continua lentement sa promenade.

Voici ce qu’en commençant me lut miss Halcombe :

« Je dois vous ennuyer, mon cher Philip, en vous parlant sans cesse de mes écoles et de mes écoliers. Rejetez-en la faute, je vous prie, sur la monotonie un peu fastidieuse de la vie qu’on mène à Limmeridge. Cette fois, d’ailleurs, j’ai quelque chose à vous dire, au sujet d’une élève, tout récemment entrée chez nous.

» Vous connaissez la vieille mistress Kempe, notre marchande par excellence. Eh bien ! le docteur a fini par désespérer d’elle, et la voilà qui s’éteint de jour en jour. La seule parente qui lui reste au monde, une sœur, est arrivée la semaine dernière pour la soigner. Cette sœur nous vient tout droit du Hampshire ; — son nom est mistress Catherick. Il y a quatre jours, mistress Catherick est venue me voir, m’amenant son enfant unique, charmante petite fille, d’un an à peu près plus âgée que notre chère Laura. »

Au moment où cette fin de phrase passait sur les lèvres de la lectrice, miss Fairlie vint encore une fois à traverser la terrasse. Elle se fredonnait à elle-même une de ces mélodies que, peu d’instants avant, elle avait exécutées sur le piano. Miss Halcombe attendit que sa sœur eût disparu, puis elle reprit la lecture commencée.

« Mistress Catherick est une femme dont l’attitude est bonne, dont les dehors sont décents, et qui sait se faire respecter ; elle n’est ni jeune, ni vieille, et conserve les restes d’une beauté qui n’a jamais dû être de premier ordre. Dans ses façons et ses dehors, cependant, quelque chose me déroute et m’intrigue. Elle est sur son passé d’une réserve, d’une discrétion presque absolues, et, dans sa physionomie, il y a quelque chose — je ne saurais dire ce que c’est, — qui me fait penser qu’elle a sur la conscience un remords, un fardeau quelconque. Vous l’appelleriez « un mystère vivant. » Cependant, l’objet qui l’a conduite à Limmeridge-House n’avait rien que d’assez simple. Lorsqu’elle a quitté le Hampshire pour venir soigner sa sœur, mistress Kempe, pendant la dernière maladie de celle-ci, elle a dû, n’ayant personne au logis pour prendre soin de sa petite fille, amener cette enfant avec elle. Mistress Kempe peut mourir d’ici à huit jours, tout comme elle peut languir des mois entiers ; et mistress Catherick venait me demander que sa fille Anne pût profiter des leçons qu’on donne dans notre école, sous condition, bien entendu, qu’après la mort de mistress Kempe, l’enfant serait retirée et retournerait chez sa mère. J’y ai immédiatement consenti ; et lorsque nous sommes sorties, Laura et moi, pour notre promenade quotidienne, nous avons emmené à l’école, aujourd’hui même, cette petite fille, qui vient d’avoir onze ans… »

Une fois encore, miss Fairlie, fantôme éclatant et doux, sous les plis neigeux de son léger vêtement, — et dont la figure, gracieusement encadrée par le mouchoir blanc qu’elle avait noué sous son menton, évoquait le souvenir de quelque nonne du moyen âge, — passa devant nous au clair de lune. Une fois encore, miss Halcombe attendit qu’elle fût hors de vue ; et seulement alors elle continua :

« … J’ai pris, Philip, un goût très-vif pour ma nouvelle écolière, et cela par un motif dont je vous réserve la surprise jusqu’à la fin de cette lettre. Sa mère ne m’ayant guère donné sur l’enfant plus de renseignements que sur elle-même, il m’a fallu découvrir (et ce fait m’a été révélé dès le premier examen auquel on l’a soumise) que l’intelligence de ce pauvre petit être n’est pas développée en raison de son âge. Ceci constaté, je l’ai ramenée à la maison, et, sans faire semblant de rien, j’ai mandé le médecin pour l’examiner, la questionner, et me dire ce qu’il en pensait. Son opinion est qu’avec le progrès des années, son moral pourra se développer. Il dit, en revanche, qu’il est très-important de surveiller l’enseignement qu’on va lui donner, parce que l’extraordinaire lenteur qu’elle met à s’assimiler les idées implique une ténacité non moins exceptionnelle à les conserver, une fois qu’elles ont pris place dans son intelligence. Maintenant, cher et bon ami, ne vous figurez pas, dans votre expéditive façon de juger les choses, que je me suis éprise d’une idiote. Cette pauvre petite Anne Catherick est une douce enfant, toute affection et reconnaissance ; elle dit les choses du monde les plus inattendues et les plus piquantes (vous allez être à même d’en juger) avec une soudaineté, une physionomie surprise, effarouchée de l’effet le plus bizarre. Quoique proprement habillée, ses vêtements trahissent un déplorable manque de goût, aussi bien par leurs couleurs voyantes que par l’étrangeté de leur coupe. Aussi avais-je décidé, dès hier, que quelques-unes des vieilles blouses blanches de notre chère Laura, et quelques-unes de ses capelines blanches seraient arrangées à l’usage d’Anne Catherick ; j’expliquai en même temps à celle-ci qu’aux petites filles blondes comme elle, un costume tout blanc convenait mieux que n’importe quel autre. Il y eut chez elle une minute d’hésitation et d’embarras ; puis elle rougit et parut comprendre. Sa petite main, tout à coup, vint chercher la mienne. Elle y déposa un baiser, Philip, et (d’un ton si pénétré !) : — Toute ma vie, désormais, dit-elle, je m’habillerai de blanc. Cela, madame, me fera souvenir de vous, et loin de vous, ne vous voyant plus, j’aurai du moins la pensée que je vous complais en quelque chose. Voilà seulement un échantillon de ces propos singuliers qu’elle tient parfois si gentiment. Pauvre petit cœur ! elle ne me quittera pas sans avoir une provision de blouses blanches, avec de bons ourlets bien larges, qu’on pourra défaire, au fur et à mesure de sa croissance. »

Miss Halcombe s’arrêta, et, par-dessus le piano, m’interrogeant du regard :

— Est-ce que la pauvre femme par vous rencontrée sur le grand chemin vous a paru jeune ? me demanda-t-elle… Sa figure accusait-elle beaucoup plus que vingt-deux ou vingt trois ans ?

— Non, miss Halcombe ; elle ne paraissait pas plus âgée que cela.

— Et son costume, ce costume étrange, était blanc, m’avez-vous dit, de la tête aux pieds ?

— Elle était certainement tout en blanc…

Au moment où mes lèvres articulaient cette réponse, miss Fairlie, pour la troisième fois, réapparut sur la terrasse. Au lieu de continuer sa promenade, elle s’arrêta, nous tournant le dos ; et, appuyée sur la balustrade, elle se mit à contempler le jardin que la terrasse dominait. Mes yeux s’arrêtèrent sur la blancheur de sa robe de mousseline et du mouchoir qui lui couvrait la tête, blancheur que le clair de lune semblait rendre plus frappante ; alors une sensation à laquelle je ne saurais trouver de nom, — sensation presque fiévreuse qui faisait battre mon cœur, et hâtait dans mes artères la course du sang, — se mit à me gagner peu à peu.

— Tout en blanc ? répéta miss Halcombe… Ce qu’il y a de plus essentiel dans la lettre, M. Hartright, est renfermé dans les dernières lignes que je vais vous lire immédiatement. Mais je ne puis m’empêcher de m’arrêter à la coïncidence du costume blanc porté par la femme que vous avez rencontrée, avec les blouses blanches qui provoquèrent, jadis, l’étrange réponse faite à ma mère par sa petite protégée. En prédisant que cette enfant verrait disparaître avec l’âge ses infirmités intellectuelles, le docteur n’était pas un oracle infaillible. Peut-être n’en a-t-elle jamais guéri ; et la fantasque reconnaissance qui la poussait à se vouer au blanc, — sentiment sérieux chez la petite fille, — sera restée un sentiment sérieux chez la femme faite…

À ceci, je répondis quelques paroles, — je ne sais lesquelles. Toute mon attention se concentrait sur l’éclatante blancheur de la mousseline qui enveloppait miss Fairlie.

— Écoutez les dernières phrases de la lettre, dit miss Halcombe. Je me figure qu’elles vont vous étonner…

Comme elle levait la lettre pour la rapprocher des bougies, miss Fairlie, quittant la balustrade, promena ses regards à droite et à gauche sur la terrasse ; elle fit un pas vers les portes vitrées, et tournée vers nous, s’arrêta immobile.

Cependant, miss Halcombe me lisait ces dernières lignes, qu’elle venait de signaler à mon attention :

« … Et maintenant, cher ami, maintenant que je suis au bout de mon papier, je vous dirai le motif vrai, le motif merveilleux de mon affection pour la petite Anne Catherick. Bien qu’elle ne soit pas, il s’en faut, aussi jolie, elle a néanmoins, mon cher Philip, — par une de ces ressemblances capricieuses que l’on rencontre quelquefois, — les mêmes cheveux, le même teint, la même forme de visage et les yeux de la même couleur… »

Avant que miss Halcombe eût pu prononcer un mot de plus, j’étais debout. Sous ma chair venait de passer le même frisson glacé que j’avais éprouvé au contact de cette main qui, naguère, sur la route déserte, effleurait mon épaule.

Devant nous était miss Fairlie, blanche apparition seule, au clair de lune : son attitude, la pose de sa tête, son teint, le calme de son visage, faisaient d’elle, à cette distance et dans les circonstances où nous étions placés, l’image vivante de la Femme en blanc ! Cette anxiété qui fatiguait mon esprit depuis quelques heures disparut devant une certitude rapide comme l’éclair. Ce « quelque chose » qui me manquait, c’était d’avoir reconnu la ressemblance de fatal augure qui existait entre la fugitive de la maison d’aliénés et mon élève de Limmeridge-House…

— Vous le voyez ! dit miss Halcombe. Elle laissa tomber la lettre, désormais inutile, et son regard étincelait se mêlant au mien. Vous le voyez, comme ma mère le voyait, il y a onze ans !

— Je le vois, — plus à regret que je ne puis dire. — Assimiler (ne fût-ce qu’à cause de cette ressemblance fortuite), assimiler à miss Fairlie cette malheureuse femme, abandonnée, sans amis, perdue, n’est-ce pas, en quelque sorte, jeter un voile funèbre sur l’avenir de cette brillante créature qui est là, debout, devant nous ? Ah ! laissez-moi, le plus tôt possible, me soustraire à cette impression désolante ! Qu’elle rentre ici ! qu’elle quitte ce clair de lune lugubre !… Je vous en prie, faites-la rentrer !

— Vraiment, M. Hartright, vous m’étonnez ! Quelle que puisse être la faiblesse féminine, je croyais que les hommes, au XIXe siècle, étaient au-dessus de toute superstition.

— Je vous en supplie, faites-la rentrer !

— Chut ! chut !… Elle revient d’elle-même ! Ne dites rien devant elle !… Que la découverte de cette ressemblance demeure un secret entre vous et moi… Revenez, Laura ; venez réveiller mistress Vesey avec quelques bons accords plaqués !… M. Hartright réclame un peu plus de musique, et il la veut, cette fois, aussi légère, aussi gaie que possible…