La Femme en blanc/III/Walter Hartright/06

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Traduction par Paul-Émile Daurand-Forgues.
J. Hétzel (1 et 2p. 188-196).
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Troisième époque — Walter Hartright


VI


L’adresse envoyée par mistress Todd me conduisit à une maison garnie, située dans une rue de bon aspect, près de Gray’s-Inn-Road.

Quand j’eus frappé, la porte me fut ouverte par mistress Clements en personne. Elle ne paraissait point se souvenir de moi, et me demanda ce qui m’amenait. Je lui rappelai notre rencontre dans le cimetière de Limmeridge, à l’issue de ma conférence avec la Femme en blanc, prenant un soin tout spécial de lui remettre en mémoire que, suivant la déclaration d’Anne Catherick elle-même, j’étais celui qui l’avait aidée, après son évasion de l’hospice, à se dérober aux gens qui la poursuivaient. C’était là mon seul titre à la confiance de mistress Clements. Dès mes premières paroles, elle se rappela les souvenirs que l’invoquais, et me fit entrer dans le salon, très-préoccupée de savoir si je lui apportais quelques nouvelles d’Anne Catherick.

Il m’était impossible de lui dire toute la vérité sans entrer en même temps, au sujet du complot, dans des détails qu’il eût été dangereux de confier à un étranger. Je ne pouvais donc que m’abstenir très-soigneusement d’éveiller en elle de trompeuses espérances, et lui expliquer ensuite que ma visite avait pour objet de découvrir à qui on devait réellement demander compte de la disparition d’Anne Catherick. J’ajoutai même, de façon à éviter pour l’avenir tout reproche de ma propre conscience, que je n’avais pas la moindre espérance de pouvoir la retrouver jamais ; que probablement nous ne la reverrions plus, vivante ; et que, dans cette affaire, j’avais surtout à cœur de provoquer la punition des deux hommes que je soupçonnais de s’être entendus pour la faire tomber dans un piége, et qui, de plus, m’avaient causé un tort grave, ainsi qu’à certaines personnes de mes amies. Moyennant cette explication, je laissais à mistress Clements le soin de décider si, malgré la différence de nos motifs, notre intérêt n’était pas le même ; et si elle voyait quelque inconvénient à servir mes projets en me donnant, pour faciliter mes recherches, toutes les informations dont elle pouvait disposer.

La pauvre femme, tout d’abord, se trouva trop émue, trop agitée pour comprendre parfaitement ce que je lui disais. Elle m’assurait seulement qu’en retour des bontés que j’avais eues pour Anne Catherick, elle était toute disposée à ne me rien celer de ce qu’elle savait. Mais elle ajoutait que n’ayant pas l’esprit très-prompt, ni l’habitude de parler à des personnes étrangères, elle me serait obligée de la mettre en bon chemin, et lui dire par où je souhaitais qu’elle commençât.

Sachant d’expérience que le récit le plus clair à tirer de personnes peu habituées à classer leurs idées, est celui qui remonte assez loin pour leur épargner l’embarras de revenir, dans le cours de la narration, sur des événements antérieurs à ceux qu’elle embrasse, je demandai à mistress Clements de me raconter, tout d’abord, ce qui avait suivi son départ de Limmeridge ; et à partir de là, par des questions serrées et pressantes, je l’amenai, de point en point, jusqu’à l’époque où Anne avait disparu.

Voici, en substance, les informations que je pus recueillir ainsi :

En quittant la ferme de Todd’s-Corner, mistress Clements et Anne avaient poussé, le même jour, jusqu’à Derby, où elles étaient restées à peu près une semaine, à cause de la situation où se trouvait Anne. Elles étaient ensuite parties pour Londres, où elles habitèrent alors, pendant un mois environ, le logement occupé par mistress Clements : des circonstances sans intérêt, relatives à la maison et à son propriétaire, les obligèrent ensuite de changer de résidence. La peur qu’avait Anne d’être découverte, soit à Londres, soit aux environs, chaque fois qu’elle se hasardait à sortir, avait peu à peu gagné mistress Clements ; elle se décida, en conséquence, à se retirer dans l’un des endroits les plus écartés de l’Angleterre, la petite ville de Grimsby, dans le Lincolnshire, où feu son mari avait passé toute sa jeunesse. Les parents qu’il y avait laissés étaient des gens respectables, bien établis dans la ville ; ils avaient toujours traité mistress Clements avec beaucoup de bienveillance ; aussi avait-elle cru ne pouvoir mieux faire que de se retirer auprès d’eux et d’agir selon leurs avis. Anne ne voulait pas entendre parler de retourner à Welmingham, auprès de sa mère, parce que c’était de là qu’on l’avait conduite à l’hospice, et parce que sir Percival devait certainement venir l’y chercher. Cette objection était sérieuse, et mistress Clements comprenait fort bien qu’elle n’en pouvait faire bon marché.

C’est à Grimsby que, chez Anne, s’étaient manifestés les premiers symptômes un peu graves de la maladie dont elle portait le germe. Ils devinrent tout à fait évidents, bientôt après que la nouvelle du mariage de lady Glyde, publiée dans les journaux, lui fût ainsi parvenue.

L’homme de l’art qu’on envoya chercher pour soigner la pauvre malade, reconnut immédiatement qu’il s’agissait d’un affection du cœur, déjà fort sérieuse. La maladie dura longtemps, laissa derrière elle une grande faiblesse, et revint, bien que moins grave, à mainte et mainte reprise. Les deux femmes, en conséquence, restèrent à Grimsby pendant la première moitié de l’année qui venait de commencer, et peut-être y seraient-elles demeurées beaucoup plus longtemps, si Anne, à cette époque, n’avait pris tout à coup le parti hasardeux de retourner dans le Hampshire, afin d’y obtenir de lady Glyde un entretien particulier.

Mistress Cléments fit tout son possible pour s’opposer à l’exécution de ce projet inexplicable et périlleux. Sa compagne ne lui donna d’autre explication de ses motifs, si ce n’est qu’elle croyait approcher de sa fin, et qu’elle avait dans l’esprit quelque chose dont il lui fallait, absolument et à tout risque, donner secrètement connaissance à lady Glyde. Elle était si fermement résolue à l’accomplissement de ce projet qu’elle déclarait vouloir partir toute seule pour le Hampshire, si mistress Clements montrait quelque répugnance à l’accompagner. Le médecin, consulté là-dessus, fut d’avis qu’en mettant sérieusement obstacle au désir de la malade, on amènerait, selon toute probabilité, une rechute qui pourrait être fatale ; et en face d’un pareil danger, mistress Clements, cédant à la nécessité, mais non sans prévoir dans l’avenir bien des troubles et des périls, laissa une fois de plus Anne Catherick libre d’agir selon ses inspirations.

En se rendant de Londres dans le Hampshire, mistress Clements découvrit qu’un de leurs compagnons de route connaissait à merveille les environs de Blackwater, et pouvait lui donner, sur cette localité, tous les renseignements dont elle avait besoin. Elle constata de cette manière que le seul endroit où elles pussent aller s’établir sans se risquer dans le voisinage de sir Percival, était un gros village appelé Sandon. De là aux limites de Blackwater-Park, il y avait environ trois ou quatre milles ; et chaque fois qu’elle était apparue dans les environs du lac, Anne Catherick avait dû, aller et retour compris, franchir deux fois cette distance.

Pendant le peu de jours qu’elles avaient passé à Sandon sans y être découvertes, elles vivaient un peu en dehors du village, dans le cottage d’une respectable veuve qui avait une chambre à louer, et dont mistress Clements s’était autant que possible assuré la discrétion, tout au moins pendant la première semaine. Elle avait aussi lutté de son mieux pour qu’Anne se contentât tout d’abord d’écrire à lady Glyde. Mais le complet avortement de la lettre anonyme, naguère envoyée à Limmeridge, avait inspiré à la pauvre fille l’inébranlable résolution de parler, cette fois, et de marcher seule à l’accomplissement de sa mission.

Mistress Clements, néanmoins, la suivit secrètement toutes les fois qu’elle se rendait au lac ; — mais sans se hasarder assez près de l’embarcadère pour être témoin de ce qui s’y passa. Lorsque Anne revint pour la dernière fois de ce périlleux voisinage, la fatigue causée par des courses réitérées, dont chacune passait la mesure de ses forces, venant se joindre à l’épuisement produit par l’agitation dont elle avait souffert, amena le résultat que mistress Clements n’avait jamais cessé de redouter. De nouvelles angoisses dans la région du cœur et les autres symptômes qui avaient appelé l’attention du médecin de Grimsby, reparurent à la fois ; Anne fut obligée de garder le lit et de rester enfermée dans le « cottage ».

En pareille occasion, il fallait d’abord, — et mistress Clements le savait par expérience, — calmer chez la malade ses anxiétés d’esprit ; et, dans ce but, l’excellente femme se rendit elle-même au lac, le lendemain, pour tâcher d’y rencontrer lady Glyde (qui très-certainement, à ce que disait Anne, ne manquerait pas de venir tous les jours à l’embarcadère), et d’obtenir qu’elle voulût bien pousser secrètement sa promenade jusques au cottage voisin de Sandon. Arrivée aux limites extérieures des plantations, mistress Clements rencontra, non pas lady Glyde, mais un gentleman de haute et forte taille, d’un âge déjà mûr, et tenant un livre à la main, — en d’autres termes, le comte Fosco.

Ce digne homme, après l’avoir examinée pendant un moment avec beaucoup d’attention, lui demanda si elle ne s’attendait pas à rencontrer quelqu’un dans ce lieu, ajoutant, sans lui laisser le temps de répondre, que lui-même était là, porteur d’un message de lady Glyde ; mais il n’était pas tout à fait sûr que la personne, actuellement devant lui, répondît au signalement qui lui avait été donné pour reconnaître celle à qui le message devait être rendu.

Mistress Clements, immédiatement rassurée, lui confia l’objet de sa course, et le supplia de l’aider à calmer les inquiétudes qui dévoraient Anne, en lui transmettant le message dont il était chargé pour la pauvre malade. Le comte lui octroya sa requête immédiatement, et de la meilleure grâce du monde. « Le message, lui dit-il, était de la dernière importance. Lady Glyde suppliait Anne et son excellente amie de s’en retourner immédiatement à Londres, attendu que, selon elle, sir Percival ne saurait manquer de les découvrir, si elles demeuraient plus longtemps aux environs de Blackwater. Elle-même se rendrait à Londres, d’ici à peu de temps ; et si Anne ainsi que mistress Clements consentaient à l’y précéder, elles étaient certaines, en lui donnant leur adresse, d’entendre parler d’elle ou de la voir avant la quinzaine écoulée… » Le comte ajouta qu’il avait déjà essayé de donner un conseil d’ami à la jeune fugitive, mais que, s’effrayant de sa figure inconnue, elle ne l’avait pas laissé approcher assez pour qu’il pût lui adresser la parole.

Très-affligée, et au moins aussi alarmée, mistress Clements se représenta comme ne demandant pas mieux que de ramener Anne dans la capitale où elle serait, en effet, bien moins exposée ; mais, pour le moment, retenue dans son lit par la maladie, on ne pouvait songer à la transporter hors de ce voisinage, où elle courait tant de risques. Le comte s’informa si mistress Clements avait appelé quelque médecin, et apprenant que jusqu’alors elle avait hésité à le faire, par crainte de rendre public leur séjour dans le village, il lui apprit qu’il était lui-même un homme du métier, et se déclara prêt à revenir avec elle jusqu’à Sandon, au cas où cela lui serait agréable, afin de voir s’il n’y avait pas quelque chose à faire pour soulager Anne. Mistress Clements (se sentant une confiance toute naturelle pour le comte, à raison du message dont lady Glyde l’avait chargé) accepta son offre avec reconnaissance, et ils reprirent ensemble la route du « cottage. »

Anne était endormie quand ils arrivèrent. À sa vue le comte tressaillit (surpris, bien évidemment, de la voir ressembler si fort à lady Glyde). La pauvre mistress Clements n’attribua cette émotion qu’à la gravité de l’état où il trouvait la jeune malade. Il ne permit pas qu’on troublât son sommeil ; il se contenta de poser à mistress Clements quelques questions sur les symptômes du mal, tandis qu’il contemplait Anne Catherick, et légèrement lui tâtait le pouls. Sandon était assez considérable pour posséder une boutique d’épicier-droguiste ; le comte s’y rendit pour écrire son ordonnance, et faire faire le remède sous ses yeux. Il le rapporta lui-même, assurant à mistress Clements que, grâce à ce stimulant d’un grand effet, Anne serait bientôt assez forte pour sortir de son lit et supporter la fatigue d’un voyage à Londres, lequel, après tout, ne durerait qu’un petit nombre d’heures. Le remède devait être administré en plusieurs fois, déterminées d’avance pour ce jour-là et le lendemain. Au troisième jour, elle serait en état de voyager ; et il convint de se rencontrer avec mistress Clements à la station de Blackwater, pour les voir partir par le train de midi. Si elles ne s’y montraient point, présumant que l’état de la malade avait empiré, il reviendrait immédiatement au « cottage ».

La tournure que prirent les événements ne réalisa pas cette dernière prévision.

La médecine eut sur Anne Catherick un effet extraordinaire, et ses bons résultats furent confirmés encore par l’assurance que mistress Clements croyait pouvoir lui donner maintenant, de rencontrer bientôt lady Glyde à Londres. Au jour et à l’heure fixés (elles n’avaient pas tout à fait passé une semaine complète dans le Hampshire), les deux femmes arrivèrent à la station. Le comte les y attendait, tout en causant avec une dame d’un certain âge, qui semblait aussi se disposer à partir par le train de Londres.

Il leur prêta une très-bienveillante assistance, et les installa lui-même dans le wagon, priant mistress Clements de ne pas négliger l’envoi de son adresse à lady Glyde. La dame âgée ne voyagea point dans le même compartiment, et elles ne prirent point garde à ce qu’elle était devenue en débarquant à la gare de Londres. Mistress Clements se procura, dans un quartier paisible, un logement convenable ; et ensuite, ainsi qu’elle l’avait promis, écrivit à lady Glyde pour lui faire connaître sa nouvelle adresse.

Il s’écoula un peu plus de quinze jours, et l’on n’avait encore aucune réponse.

À l’expiration de ce temps, une dame (la même personne âgée qu’elles avaient vue à la station) arriva dans un cabriolet, se disant envoyée par lady Glyde, alors dans un hôtel de Londres, et qui désirait voir mistress Clements, afin de combiner entre elles l’entrevue qu’elle désirait avoir avec Anne. En présence de celle-ci et à sa prière expresse, mistress Clements se déclara toute disposée à déférer à ce vœu, d’autant plus qu’elle ne devait pas quitter la maison pour plus d’une demi-heure. Elles partirent ainsi dans le cabriolet, elle et la dame âgée (bien évidemment madame Fosco). Celle-ci, après qu’elles eurent franchi une certaine distance, et avant qu’elles ne fussent arrivées à l’hôtel désigné, fit arrêter le cabriolet devant un magasin, priant mistress Clements de l’attendre quelques minutes, pendant qu’elle ferait une emplette urgente et jusque-là oubliée. — Elle ne reparut plus.

Après l’avoir attendue quelque temps, mistress Clements prit peur, et enjoignit au cocher de la ramener chez elle. En y rentrant, après une absence d’un peu plus d’une demi-heure, elle n’y trouva plus sa compagne : — Anne était partie.

Tout ce qu’on put tirer des gens de la maison se réduisait à un seul renseignement fourni par la domestique, attachée au service des locataires. Elle avait ouvert la porte à un petit commissionnaire des rues, lequel apportait une lettre pour « la jeune femme logeant au second » (l’étage occupé par mistress Clements). La domestique, après avoir remis la lettre, était redescendue, et cinq minutes plus tard, elle avait vu sortir Anne qui avait mis son chapeau et son châle et qui, elle-même, ouvrit la porte donnant sur la rue. Selon toute probabilité, elle emportait la lettre qu’elle venait de recevoir, car on ne trouve pas ce document, et il devint ainsi impossible de savoir sous quel prétexte on l’avait attirée hors de la maison. Il avait dû être décisif ; — car, d’elle-même, elle ne se serait jamais hasardée à sortir seule dans les rues de Londres. Si mistress Clements n’en eût pas été assurée par une longue expérience, elle ne serait, pour rien au monde, sortie avec la dame au cabriolet, même pour une course qui ne devait pas se prolonger au delà d’une demi-heure.

Dès que, la première émotion passée, elle put se recueillir, l’idée qui tout d’abord s’offrit naturellement à mistress Clements fut d’aller prendre information à l’hospice d’aliénés, où elle craignait qu’on n’eût ramené la pauvre Anne.

Elle s’y rendit le lendemain, — Anne elle-même lui ayant indiqué l’endroit où l’établissement était situé. On lui répondit (sa démarche ayant été faite, selon toute probabilité, un jour ou deux avant la réintégration à l’hospice de la prétendue Anne Catherick) qu’on n’y avait amené personne répondant au signalement qu’elle donnait. Elle avait alors écrit à mistress Catherick, à Welmingham, pour savoir si elle avait eu des nouvelles. La réponse fut négative, et lorsqu’elle l’eut reçue, mistress Clements, à bout de ressources, n’avait plus su ni à qui s’adresser ni que faire ensuite. Aussi, depuis cette époque jusqu’au moment de ma visite, elle était restée dans une ignorance absolue, et des causes qui avaient amené la disparition d’Anne, et du funeste dénoûment de son histoire.