La Femme en blanc/III/Walter Hartright/10

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Traduction par Paul-Émile Daurand-Forgues.
J. Hétzel (1 et 2p. 248-271).
Troisième époque — Walter Hartright


X


Quand j’eus perdu l’église de vue, j’accélérai le pas du côté de Knowlesbury.

La route était, la plupart du temps, droite et unie. Toutes les fois que je regardais par dessus mon épaule, je voyais les deux espions obstinés à me suivre. Le plus souvent, ils restaient en arrière à une distance fort convenable ; mais une ou deux fois ils pressèrent le pas comme s’ils voulaient me rattraper ; — puis ils s’arrêtaient, — tenaient conseil, — et reprenaient leur ancienne position. Ils avaient en vue, bien certainement, quelque objet spécial, et semblaient hésiter, ou n’être pas d’accord sur les meilleurs moyens d’y arriver. Je ne pouvais deviner exactement ce qu’ils prétendaient faire ; mais je doutais fort d’arriver à Knowlesbury sans avoir couru quelque danger sur le chemin. Mes soupçons, à cet égard, se réalisèrent.

Je venais d’aborder un endroit où la route, passablement déserte, formait à quelque distance un brusque détour, et, basant mes calculs sur le temps écoulé, je pensais devoir être assez près de la ville, lorsque j’entendis, tout à coup, dans mon voisinage immédiat, le pas des deux hommes.

Avant que j’eusse pu tourner la tête, l’un d’eux (le même qui, à Londres, m’avait suivi) passa rapidement à ma gauche, et me heurta de l’épaule. Je m’étais irrité, plus que je ne m’en doutais moi-même, d’avoir eu toujours derrière moi, depuis mon départ du Vieux-Welmingham, ces menaçants compagnons ; et, par malheur, je me laissai aller à écarter rudement, de ma main ouverte, celui qui venait ainsi se frotter à moi. Il cria tout aussitôt au secours. Son camarade, le grand gaillard habillé en garde-chasse, sauta immédiatement à ma droite, — et, la seconde d’après, ces deux coquins me tenaient entre eux, les deux bras pris, au milieu de la route. La conviction qu’un piège m’avait été tendu, et le dépit de voir que j’y étais tombé, m’empêchèrent heureusement d’aggraver ma situation par une lutte inutile avec ces deux hommes, dont un seul, selon toute probabilité, aurait suffi pour me maîtriser malgré mes efforts. Je réprimai donc le premier mouvement, bien naturel, par lequel j’allais essayer de me dépêtrer, et je regardai autour de moi pour m’assurer s’il n’y avait pas, dans les environs, quelqu’un dont je pusse invoquer le témoignage.

Dans un champ peu éloigné, un laboureur était à l’ouvrage ; il avait dû voir tout ce qui s’était passé. Je lui criai de nous suivre à la ville ; secouant la tête avec une obstination grossière, il s’éloigna, au contraire, dans la direction d’un cottage écarté du grand chemin. En même temps, les hommes qui me tenaient entre eux, m’annonçaient leur intention de me traduire en justice pour tentative de coups et blessures. J’étais, maintenant, assez de sang-froid et assez bien avisé pour ne leur opposer aucune résistance.

— Cessez de me tenir les bras, leur dis-je, et j’irai avec vous jusqu’à la ville… L’homme en garde-chasse refusa brutalement. Mais son compagnon fut assez fin pour tenir compte des conséquences de ce refus, et ne pas se laisser compromettre par une violence que rien ne justifiait. Il fit signe à l’autre, et, les bras libres, je marchai désormais entre eux.

Nous parvînmes au tournant de la route ; et là, presque immédiatement devant nous, commençaient les faubourgs, de Knowlesbury. Un agent de la police locale marchait sur la contre-allée au bord du chemin. Les deux hommes lui firent immédiatement leur plainte. Il répondit que le magistrat siégeait actuellement à la municipalité, nous recommandant de nous rendre immédiatement devant lui.

Nous allâmes, en effet, à la maison de ville. Le clerc rédigea un mandat en forme, et l’accusation fut portée contre moi, non sans les exagérations et les mensonges qui sont d’usage en pareille circonstance. Le magistrat (homme de méchante humeur, qui semblait prendre une sorte d’âpre plaisir à exercer son autorité) demanda si quelqu’un sur la route, ou près de la route, avait assisté à la lutte engagée ; et, à mon grand étonnement, le plaignant attesta lui-même la présence du laboureur dans le champ. Je fus bientôt éclairé, par ce que dit ensuite le magistrat, sur le mérite de cette sincérité spontanée. Il m’ajourna tout aussitôt jusqu’à ce que le témoin pût être régulièrement produit ; et il me proposa, en même temps, de recevoir caution que je me représenterais devant lui, pourvu que j’offrisse à cet égard une garantie de quelque valeur. « Si j’eusse été connu dans la ville, ajouta-t-il, ma libération provisoire m’aurait été accordée sur mon simple engagement ; mais, étranger comme je l’étais, il lui fallait une autre responsabilité que la mienne. »

Toute la portée du stratagème me fut alors révélée. On s’était arrangé pour rendre l’ajournement indispensable, dans cette ville où je n’étais connu de personne, et où par conséquent je ne pouvais espérer d’être mis en liberté sous caution. L’ajournement, il est vrai, ne s’étendait qu’à soixante-douze heures, car nous devions être jugés à la prochaine audience du magistrat. Mais pendant ces trois jours où je serais strictement enfermé, Sir Percival pourrait prendre toutes les mesures à sa convenance pour gêner mes futures démarches, — peut-être pour se mettre à l’abri de toute découverte, — sans avoir à craindre aucun obstacle de ma part. Les trois jours expirés, on retirerait, sans aucun doute, cette accusation dérisoire, et la production du témoin deviendrait parfaitement inutile.

Mon imagination, mon désespoir, pourrais-je dire, devant cette odieuse combinaison qui paralysait absolument la suite de mes efforts, — combinaison en elle-même mesquine et si peu importante, mais si décourageante, néanmoins, et qui pouvait avoir de si sérieux résultats, — me rendit tout d’abord incapable de réfléchir aux meilleurs moyens de sortir du dilemme où l’on m’avait enfermé. Je fus assez insensé pour demander de quoi écrire, songeant à communiquer au magistrat, sous le sceau du secret, ma véritable position. L’inutilité, l’imprudence de cette démarche ne me frappèrent que lorsque j’eus tracé les premières lignes de la lettre projetée. Ce ne fut qu’après avoir repoussé le papier loin de moi, — et, j’ai honte de le dire, après m’être laissé dominer par l’espèce de désespoir où me jetaient les embarras de ma situation, — que tout à coup s’offrit à mon esprit la marche à suivre dont sir Percival ne s’était pas avisé, très-probablement, et qui, dans un laps de temps fort court, devait me rendre à la liberté. Je résolus de faire connaître l’embarras où je me trouvais à M. Dawson, de Lak-Lodge.

On peut se souvenir qu’à l’époque de mes premières recherches dans les environs de Blackwater-Park, j’étais allé chez ce gentleman à qui j’avais remis une lettre de miss Halcombe, laquelle me recommandait, dans les termes les plus forts, à son amicale attention. Je lui écrivis maintenant, me référant à cette lettre, et à ce que M. Dawson savait déjà par suite de nos entretiens sur la nature délicate et périlleuse des recherches auxquelles je me livrais. Je ne lui avais point révélé la vérité relativement à Laura, me bornant à lui représenter ma mission comme de la plus haute importance pour certains intérêts de famille qui concernaient miss Halcombe. Usant, aujourd’hui, des mêmes précautions, je lui expliquai tout aussi vaguement ma présence à Knowlesbury, et je demandais simplement au docteur si la confiance dont m’avait investi une dame qu’il connaissait bien, et si l’hospitalité qu’il m’avait accordée dans une circonstance récente, ne m’autorisaient pas à invoquer son assistance, lorsque celle d’amis plus intimes venait à me faire défaut.

J’obtins la permission de dépêcher ma lettre par un messager, pour qui je louai une voiture afin qu’il pût ramener le docteur, séance tenante. Lak-Lodge était plus près de Knowlesbury que de Blackwater. Mon homme déclarait qu’il ne lui fallait pas plus de quarante minutes pour s’y rendre en voiture, et autant pour me ramener M. Dawson. Je lui enjoignis de relancer le docteur partout où celui-ci pourrait se trouver, si par hasard il n’était pas chez lui ; — puis j’attendis le résultat avec autant de patience et d’espérances que j’en pus invoquer pour me venir en aide.

Il n’était pas tout à fait une heure et demie quand le messager se mit en route. Avant trois heures et demie il était de retour, ramenant le docteur avec lui. La bonté de M. Dawson, et la délicatesse avec laquelle il semblait envisager, comme toute naturelle et allant de soi, la prompte assistance qu’il me prêtait, me causèrent une émotion dont j’étais à peine maître. La caution exigée fut offerte par lui, et acceptée immédiatement. Avant quatre heures de l’après-midi, le même jour, j’échangeais une cordiale poignée de mains avec le bon docteur, dans les rues de Knowlesbury où, désormais, je circulais librement.

M. Dawson, dont l’hospitalité ne se démentait pas, m’avait invité à retourner avec lui dans sa résidence, et à y prendre mes quartiers pour la nuit. Je dus lui répondre que mon temps ne m’appartenait pas, et lui demander la permission d’ajourner ma visite au temps peu éloigné où je pourrais, en lui renouvelant mes remerciements, lui donner toutes les explications auxquelles il avait droit, et qui m’étaient pour le moment interdites. Nous nous quittâmes après des témoignages d’amitié réciproques, et je me dirigeai, à l’instant même, vers les bureaux occupés, dans High-street, par M. Wansborough.

Gagner du temps était, maintenant, de la dernière importance.

La nouvelle de ma mise en liberté sous caution devait parvenir à sir Percival, — j’en avais la certitude absolue, — avant la fin de cette journée. Si, dans les quelques heures qui allaient suivre, je ne m’étais pas mis en situation de légitimer ses plus terribles craintes, et de le tenir complètement à ma merci, je pouvais perdre, et perdre à jamais, tout ce que j’avais gagné de terrain. Le caractère de cet homme qu’aucun scrupule n’arrêtait, l’influence locale dont il était armé, le péril extrême des révélations dont le menaçaient mes recherches aveuglément dirigées, — tout me faisait un devoir d’arriver le plus tôt possible à une découverte décisive, et de ne pas perdre pour cela une seule minute. En attendant l’arrivée de M. Dawson, j’avais eu le temps de réfléchir, et ce temps n’avait pas été perdu pour moi. Certaines portions de ma conversation avec le vieux clerc bavard, qui naguère m’avaient simplement assommé, se représentaient maintenant à ma mémoire avec un sens nouveau, une portée nouvelle ; et un soupçon qui ne s’était pas offert à moi pendant mon séjour dans la sacristie, commençait à se faire jour parmi les ténèbres de ma pensée. En venant à Knowlesbury, je m’étais seulement proposé d’obtenir de M. Wansborough quelques renseignements au sujet de la mère de sir Percival. Mon principal objet, maintenant, était d’examiner le « duplicata » du registre conservé dans l’église du Vieux-Welmingham.

M. Wansborough se trouvait dans son cabinet, lorsque je demandai à lui parler.

C’était un homme jovial, dont la face rouge exprimait bien l’humeur facile, ressemblant plutôt à un gentilhomme campagnard qu’à un avocat ; et ma démarche auprès de lui sembla l’amuser encore plus qu’elle ne l’étonnait. Il avait entendu parler de la copie du registre gardée par son père ; mais jamais, lui-même, il n’y avait jeté les yeux. Jamais, non plus, on ne s’en était enquis, — et elle devait, sans aucun doute, se trouver dans une armoire particulière, parmi beaucoup d’autres papiers auxquels il s’était bien gardé de toucher depuis le décès de l’auteur de ses jours. « Il était bien dommage (disait M. Wansborough) que son père ne fût plus là pour entendre, à la fin, réclamer cette précieuse copie. Plus que jamais, à la suite d’une pareille requête, il aurait enfourché son « dada » favori. Comment avais-je entendu parler de ce double ? était-ce par quelqu’un de la ville ?

Je détournai de mon mieux la question. On ne pouvait, à ce moment des investigations, user de trop de prudence ; et autant valait ne pas laisser savoir à M. Wansborough que j’avais examiné déjà le registre original. Je me présentai, en conséquence, comme poursuivant une enquête de famille, pour les convenances de laquelle il fallait perdre le moins de temps possible. Je désirais vivement expédier à Londres, par le courrier du jour, certains renseignements essentiels ; et un coup d’œil sur le « duplicata » du registre (moyennant que je payerais les droits d’usage), en me fournissant les renseignements dont j’avais besoin, m’épargnerait un second voyage au Vieux-Welmingham. J’ajoutai que, dans le cas où j’aurais à faire prendre ultérieurement un extrait du registre original, je m’adresserais pour avoir ce document, à l’étude de M. Wansborough.

Après cette explication, il n’objecta plus rien à la production de la copie. Un clerc fut dépêché dans ses archives, et, après quelques délais, revint avec le volume. Il était de même dimension que celui de la sacristie, avec cette seule différence, que le « duplicata » était relié avec plus de soin. Je m’installai avec lui sur un pupitre inoccupé. Mes mains tremblaient ; j’avais la tête brûlante ; je sentis la nécessité de déguiser de mon mieux cette agitation involontaire aux personnes qui étaient avec moi dans la chambre, avant de me hasarder à ouvrir le volume.

Sur le premier feuillet, que j’examinai tout d’abord, étaient tracées quelques lignes d’une encre pâlie par le temps. Elles ne renfermaient que ces mots :

« Copie du registre des mariages de l’église paroissiale de Welmingham, exécutée par mes ordres et que j’ai ensuite collationnée moi-même sur l’original, article par article. Signé : Robert Wansborough, clerc de la sacristie. »

Au-dessous de cette note, une ligne avait été ajoutée, d’une autre écriture ; elle disait : « Comprenant du 1er janvier 1800 au 30 juin 1815. »

J’allai jusqu’au mois de septembre 1803. J’y trouvai le mariage de l’homme dont le nom de baptême était le même que le mien. J’y trouvai la double mention du mariage des deux frères ; — et entre ces deux enregistrements, au bas de la page ?…

Rien ! pas le moindre vestige de l’acte qui, dans le registre de paroisse, attestait le mariage de sir Félix Glyde et de Cécilia-Jane Elster.

Mon cœur bondit dans ma poitrine, et battit à m’étouffer. Je regardai une seconde fois, — je craignais de m’en rapporter trop vite au témoignage de mes yeux… Mais, non… Plus de doute ! Le mariage n’était pas inscrit. Les enregistrements occupaient, sur les pages de la copie, exactement les mêmes places que sur les pages de l’original. Sur l’une d’elles, le dernier article enregistré constatait le mariage de l’homme qui portait mon nom de baptême. Au-dessous se trouvait un espace laissé en blanc ; laissé bien évidemment ainsi, parce qu’il était trop peu considérable pour renfermer la mention du mariage des deux frères, laquelle, dans la copie comme dans l’original, occupait les premières lignes de la page suivante. Cet espace blanc révélait, à lui seul, tout ce qui s’était passé ! Il avait dû rester ainsi, dans le registre de paroisse, depuis l’année 1803 (où les mariages en question avaient été célébrés, et la copie exécutée) jusqu’à l’année 1827, époque où sir Percival parut à Welmingham. Ici, à Knowlesbury, se voyait, sur la copie, la chance qui s’était offerte à lui de commettre le faux ; — et là-bas, au Vieux-Welmingham, sur le registre de l’église, s’étalait le faux lui-même !

Je me sentais gagner par des étourdissements, et, pour ne pas tomber, je dus me tenir au pupitre. De tous les soupçons qui m’avaient assiégé au sujet de ce désespéré, pas un n’approchait du vrai ; jamais il ne m’était venu à la pensée qu’il pût n’être pas le moins du monde sir Percival Glyde, et n’avoir pas plus de droits à la baronnie ou à la propriété de Blackwater-Parck que le plus pauvre laboureur employé sur le domaine. Dans un temps, j’avais pensé qu’il pouvait bien être le père d’Anne Catherick ; dans un autre, qu’il pouvait bien être le mari d’Anne Catherick ; — mais le crime dont en réalité il s’était rendu coupable, mon imagination, dans son vol le plus hardi, n’en avait jamais approché.

Les misérables moyens par lesquels la fraude avait dû s’effectuer, la grandeur et l’audace du crime qu’elle impliquait, l’horreur des conséquences que sa découverte devait entraîner : toutes ces considérations m’accablaient à la fois. Comment s’étonner, maintenant, de cette agitation toute brutale au sein de laquelle ce malheureux passait sa vie ; de ces alternatives désespérées entre une duplicité abjecte et une violence sans frein ; de cette méfiance folle, inspirée par le remords, qui lui avait fait emprisonner Anne Catherick à l’hospice, et plus tard, l’avait fait entrer dans un ignoble complot contre sa propre femme, en vertu du simple soupçon que l’une et l’autre connaissaient son terrible secret ? La découverte de ce secret aurait pu, à une époque déjà passée, le faire marcher à la potence ; maintenant encore, elle pouvait lui valoir la transportation à vie. La découverte de ce secret, en supposant même que les victimes de sa fraude lui épargnassent les pénalités légales, lui ôterait d’un seul coup son nom, son rang, son domaine, toute l’existence sociale par lui usurpée. Tel était le secret, et désormais, j’en étais maître ! Sur un mot de moi, château, terres, baronnie étaient à jamais perdues pour lui ; sur un mot de moi, il serait réduit à errer par le monde, proscrit, misérable, sans nom, sans argent, sans amis ! Tout l’avenir de cet homme était suspendu à mes lèvres, et, dans ce moment-là même, il le savait aussi bien que moi !

Cette dernière pensée eut pour effet de me rappeler à moi-même. Des intérêts bien autrement précieux que les miens dépendaient de la prudence qui présiderait dorénavant à mes moindres actions. Il n’était pas de trahison possible que sir Percival ne dût essayer contre moi. Dans sa position périlleuse et désespérée, il ne s’effrayerait d’aucun risque, il ne reculerait devant aucun forfait ; bref, pour son salut, il aurait recours indistinctement à tous les moyens.

Je réfléchis durant quelques minutes. La première nécessité pour moi était d’établir, par une preuve écrite bien positive, le fait que je venais de découvrir ; et pour le cas où quelque accident personnel viendrait à m’atteindre, de mettre cette preuve hors de la portée de sir Percival. La copie du registre était certainement en sûreté dans les archives de M. Wansborough ; mais l’original, dans la sacristie, courait de fort grands risques, ainsi que j’avais pu m’en assurer par moi-même.

Dans cette occurrence pressante, je pris le parti de revenir à l’église, de recourir une seconde fois à l’obligeance intéressée du clerc, et de prendre le soir même, avant de me coucher, tels extraits du registre qui pourraient m’être nécessaires. Je ne savais pas, alors, qu’il eût fallu faire légalement certifier cet extrait, et qu’aucun document dressé, garanti par moi seul, ne pouvait avoir, devant les tribunaux, la valeur d’une preuve. J’ignorais ceci, et le parti pris chez moi de tenir secrètes mes démarches actuelles, retint sur mes lèvres les questions qui m’eussent procuré les informations nécessaires. Je ne m’inquiétais que de retourner au Vieux-Welmingham. Motivant de mon mieux le trouble que M. Wansborough avait déjà remarqué sur ma physionomie et dans mes gestes, je déposai sur la table les honoraires qui lui étaient dus ; je convins avec lui que je lui écrirais le lendemain ou le surlendemain ; et je quittai l’étude avec un vrai tourbillon dans la tête, une vraie fièvre dans les veines.

Il commençait à faire nuit. L’idée me vint que je pourrais encore être suivi, et, qui sait ? attaqué sur la grande route.

Ma canne était des plus légères, et ne pouvait en rien servir à me défendre. Je m’arrêtai donc aux dernières maisons de Knowlesbury pour y faire emplette d’un bon bâton de paysan, pas trop long, et terminé à son extrémité par une espèce de masse. Muni de cette arme grossière, je pouvais tenir tête à n’importe quel homme qui essayerait seul de me barrer le chemin ; si plus d’un m’attaquait à la fois, je pouvais me fier à l’agilité de mes talons. Comme écolier, j’avais toujours passé pour un coureur distingué ; or, depuis, la pratique ne m’avait pas manqué, surtout en dernier lieu, pendant ma campagne de l’Amérique centrale.

Je quittai la ville d’un bon pas, ayant soin de tenir le milieu de la chaussée.

Il tombait une petite pluie compliquée de brouillard, et, pendant la première moitié du chemin, il me fut impossible de m’assurer si on me suivait ou non. Mais plus tard, et lorsque je me pouvais croire à deux milles environ de la vieille église, je vis un homme courir à côté de moi, sous la pluie, — et j’entendis ensuite se fermer brusquement la barrière d’un champ qui longeait la route. Je continuai droit devant moi, ayant mon bâton bien assuré dans ma main, l’oreille au guet, et m’efforçant de percer du regard dans la double obscurité de la brume et de la nuit. Avant que j’eusse marché cent pas de plus, il se fit dans la haie, à ma droite, un bruit de feuilles froissées, et trois hommes en sortirent, en sautant sur la route.

À l’instant même, je me jetai de côté sur le trottoir. Les deux hommes lancés en avant me dépassèrent de plusieurs pas avant d’avoir pu se retenir. Le troisième arriva sur moi comme l’éclair. Il s’arrêta, — fit demi-tour, — et me frappa de son bâton. L’atteinte, dirigée un peu au hasard, ne fut pas très-grave. Elle tomba sur mon épaule gauche. Je ripostai par un coup bien appliqué sur la tête de cet homme. Il recula, étourdi, et heurta ses deux compagnons juste au moment où ils se jetaient ensemble sur moi. Cette circonstance heureuse me donnait un instant d’avance. Je me dérobai, les laissant de côté, pour aller reprendre à toute vitesse le milieu de la route.

Les deux hommes intacts se mirent à ma poursuite. Tous deux étaient bons coureurs. La route, droite et unie, offrait peu d’obstacles ; pendant les premières cinq minutes, ou même davantage, je sentis que je ne gagnais rien sur eux. Or, il était périlleux de courir ainsi longtemps dans l’obscurité. C’est tout au plus si je discernais, des deux côtés de la route, la noire silhouette des haies, et le moindre obstacle, laissé par hasard sur le chemin, devait certainement me précipiter à terre. Bientôt, je sentis le sol changer, descendre à un tournant de la route, et se relever un peu au delà. Et descendant, les deux hommes semblèrent se rapprocher, et quand nous remontâmes, je crus m’apercevoir que je les distançais. Le retentissement rapide et régulier de leurs pas m’arrivait moins distinct ; et je calculai, d’après ce bruit, que j’avais assez d’avance pour me jeter à travers champs en me ménageant ainsi la chance que, dans l’obscurité, ils persistassent, du moins un moment, à suivre la route. M’élançant du trottoir, je sautai dans la première brèche que je crus entrevoir, ou plutôt deviner, dans la haie le long de laquelle je courais. Il se trouva que c’était une barrière fixe. Je sautai par-dessus, et me trouvant à l’extrémité d’un champ, je le traversai dans le sens de sa longueur, le dos à la route. J’entendis les hommes, toujours courant, passer devant la barrière ; — puis, la minute d’après, l’un d’eux qui criait à l’autre de s’en revenir. Peu m’importait, maintenant, ce qu’ils pourraient faire ; ils ne m’entendaient, ils ne me voyaient plus. Je continuai à traverser le champ en ligne droite, et, parvenu à l’autre bout, je m’arrêtai une minute pour reprendre haleine.

Il ne fallait pas songer à retourner sur ce chemin si mal hanté. Pourtant, j’étais bien résolu à gagner, ce même soir, le Vieux-Welmingham.

Ni lune ni étoiles pour me guider. Je savais seulement, qu’en partant de Knowlesbury, le vent et la pluie me venaient à dos ; et si, maintenant, je continuais à les recevoir ainsi, j’avais au moins cette certitude que je ne rebrousserais pas chemin dans une direction absolument opposée.

En vertu de ce calcul, je pris à travers champs, ne trouvant pour obstacle que des haies, des fossés, des bouquets de bois, lesquels, çà et là, me contraignaient à modifier, pour quelques instants, la direction générale de ma course. Je finis par me trouver au bas d’une colline dont le sol montueux s’élevait devant moi par une pente fort raide. Redescendant cette pente que j’avais commencé à gravir, je me fis jour comme je pus à travers une haie, et débouchai de la sorte dans une espèce de sente étroite. J’avais tourné à droite en quittant la route ; je repris maintenant à gauche, me ménageant ainsi la chance de regagner la ligne dont je m’étais écarté. Après avoir suivi pendant dix minutes environ, les fangeux méandres de ce petit sentier profondément encaissé, j’aperçus un cottage dont une des fenêtres était éclairée. La porte du jardin ouvrait sur la petite voie où j’étais ; j’y pénétrai tout aussitôt pour me faire indiquer mon chemin.

Avant que j’eusse pu frapper à la porte, elle s’ouvrit brusquement, et un homme en sortit d’un pas rapide, une lanterne à la main. Il s’arrêta, et me la porta au visage dès qu’il me vit. En nous reconnaissant l’un l’autre, nous ne pûmes nous empêcher de tressaillir. Les tours et détours de ma course m’avaient fait longer, à mon insu, les limites extérieures du village, et m’avaient conduit à son autre extrémité. J’étais de retour au Vieux-Welmingham ; et l’homme à la lanterne n’était autre que ma connaissance du matin, le clerc de paroisse.

Il me parut singulièrement changé depuis que je l’avais perdu de vue. Sa physionomie était soupçonneuse et troublée ; ses joues fleuries avaient tourné au rouge sombre, et ses premières paroles, quand il ouvrit la bouche, me parurent tout à fait inintelligibles.

— Où sont les clefs ? demanda-t-il. Est-ce que vous les avez prises ?

— Quelles clefs ? répondis-je à mon tour. J’arrive à l’instant de Knowlesbury. De quelles clefs voulez-vous parler ?

— Les clefs de la sacristie. Dieu nous vienne en aide ! que vais-je faire ? Plus de clefs ! entendez-vous ! criait le vieillard qui, dans son agitation, brandissait vers moi sa lanterne ; les clefs sont perdues !

— Comment ? quand ? qui les a prises ?

— Je ne sais pas, dit le clerc promenant dans l’obscurité ses yeux hagards. Je ne fais que de rentrer. Ce matin, je vous disais que j’avais devant moi une longue journée de travail… J’ai fermé la porte à clef, j’ai fermé la fenêtre… elle est ouverte, maintenant ; la fenêtre est ouverte… Voyez !… Quelqu’un est entré par là pour prendre les clefs…

Tout en parlant ainsi, le pauvre homme s’était tourné vers la fenêtre toute béante. Dans ce mouvement la petite porte de la lanterne sortit de ses gonds ; et le vent tout aussitôt éteignit la lumière.

— Rallumez ! lui dis-je, et courons ensemble à la sacristie !… Vite, vite, hâtez-vous !…

Et je le poussai dans la maison. La trahison à laquelle je devais m’attendre, la trahison qui pouvait m’enlever tout l’avantage gagné jusqu’alors, s’accomplissait peut-être en ce moment. J’étais si impatient d’arriver à l’église qu’il me fut impossible de rester inactif dans le cottage, pendant que le clerc raccommodait et rallumait sa lanterne. Je descendis, suivant l’allée du jardin, dans ce petit chemin par lequel j’étais arrivé.

Je n’y avais pas fait dix pas, quand un homme, arrivant du côté de l’église, s’approcha de moi. Il m’adressa la parole sur un ton respectueux. Je ne pouvais pas discerner ses traits, mais sa voix m’était tout à fait inconnue.

— Je vous demande pardon, sir Percival… commença-t-il.

Je l’arrêtai sans lui laisser rien dire de plus.

— L’obscurité vous trompe, lui dis-je. Je ne suis pas sir Percival.

L’inconnu se retira aussitôt.

— Je vous prenais pour mon maître, bégaya-t-il d’une manière embarrassée.

— Vous deviez rencontrer votre maître ici ?

— J’avais ordre d’attendre dans le petit chemin…

Après cette réponse, il s’en retourna. Regardant vers le cottage, j’en vis sortir le clerc qui avait enfin rallumé sa lanterne. Je pris le bras du vieillard pour l’aider à marcher plus vite. Nous nous hâtions le long du petit chemin, et vînmes à passer devant le personnage qui m’avait accosté. Autant que j’en pus juger aux imparfaites clartés de la lanterne, c’était un domestique, en habits bourgeois.

— Qui est-ce ? me dit le clerc à l’oreille. Pensez-vous qu’il sache quelque chose au sujet des clefs ?

— Nous ne nous arrêterons pas pour le lui demander, répondis-je ; continuons d’abord vers la sacristie…

Même de jour, l’église ne se voyait que de l’extrémité du petit chemin. Comme, à partir de là, nous gravissions la hauteur qui nous indiquait la direction de l’édifice, un des enfants du village, — un petit garçon, — se rapprocha de nous, attiré par la lumière dont nous étions porteurs, et reconnut le clerc de paroisse.

— Dites donc, maître, commença l’enfant qui tirait officieusement le vénérable fonctionnaire par le pan de son habit… Il y a quelqu’un là-bas, dans l’église… je l’ai entendu fermer la porte sur lui… je l’ai entendu frotter une allumette pour s’éclairer…

Le clerc se mit à trembler, et s’appuyait lourdement à moi.

— Voyons ! voyons ! lui dis-je pour lui donner courage ; nous sommes encore à temps. Quel que soit cet homme, nous le tenons. Gardez la lanterne, et suivez-moi aussi vite que vous le pourrez !…

Je montai rapidement la colline. Le sombre massif de la tour fut le premier objet que je discernai, se détachant mal sur l’obscurité du ciel. Au moment où j’en longeais le pied pour arriver à la sacristie, j’entendis fort près de moi un pas pesant. C’était le domestique qui à notre suite était, lui aussi, monté vers l’église. — Je ne vous veux aucun mal, dit-il, me voyant lui faire face ; je cherche seulement à savoir où est mon maître… Son accent trahissait, à ne s’y pas méprendre, une vive crainte. Je ne pris plus garde à lui, et passai mon chemin.

Dès que j’eus tourné l’angle de l’édifice, et en arrivant en vue de la sacristie, mes yeux furent éblouis par la brillante clarté que projetaient au dehors les vitres de l’abat-jour ouvert sur le toit. Elle contrastait vivement avec les ténèbres du ciel nuageux et sans étoiles.

Je traversai le cimetière, courant vers la porte.

Comme je m’en rapprochais, une étrange odeur m’arriva, qui se mêlait peu à peu à l’atmosphère chargée de l’humidité des nuits. J’entendis, à l’intérieur du bâtiment un bruit d’éclats successifs… Je vis la lumière du toit devenir de plus en plus brillante… Un des carreaux se fendit avec bruit… Je courus à la porte, j’y appuyai la main… La sacristie était en feu !

Avant que j’eusse pu bouger, avant que j’eusse pu reprendre haleine ; un coup violent frappé à l’intérieur, contre la porte, vint ajouter à l’horreur de cette découverte. J’entendis la clef qu’on tournait convulsivement dans la serrure… et la voix d’un homme, derrière la porte, s’éleva aiguë et vibrante, pour appeler au secours.

Le domestique, toujours sur mes pas, se rejeta frissonnant, en arrière, et se laissant aller sur ses genoux :

— Oh ! mon Dieu ! dit-il, c’est sir Percival !…

Au moment où ses lèvres laissaient échapper ces mots, le clerc arrivait à son tour, et, en même temps, il y eut un nouveau, un dernier tour de clef plus bruyant que les autres…

— Dieu ait pitié de son âme ! dit le vieillard. C’est un homme mort… Il vient de forcer la serrure !…

Je m’élançai contre la porte. L’unique dessein qui, depuis des semaines, absorbait toutes mes pensées, réglait toutes mes actions, disparut à l’instant même de mon esprit. Tout souvenir de l’injustice cruelle que les crimes de cet homme avaient fait subir à Laura ; de ces trésors d’amour, d’innocence et de bonheur qu’il avait dissipés sans pitié ; du serment que je m’étais fait de l’amener à la terrible expiation qu’il avait méritée, — s’effaça de ma mémoire comme un rêve. Je ne me rappelais plus rien que l’horreur de sa situation. Je ne sentais plus en moi que cette impulsion naturelle à l’homme, de venir en aide à celui que menace un horrible trépas.

— Allez à l’autre porte ! criai-je, à la porte du côté de l’église ! La serrure est forcée !… Vous êtes mort si vous y perdez un instant de plus !…

Le dernier tour donné à la clef n’avait été accompagné d’aucun nouveau cri d’alarme. Et, maintenant, aucun bruit quelconque n’indiquait que le malheureux vécût encore. Je n’entendais que le pétillement de la flamme, toujours plus vif, et la crépitation des vitres de l’abat-jour qui se fendaient l’une après l’autre.

Je jetai un regard sur mes deux compagnons. Le domestique s’était relevé ; il avait pris la lanterne et la tenait levée du côté de la porte, sans savoir ce qu’il faisait. La terreur semblait l’avoir rendu tout à fait imbécile ; il se tenait sur mes talons, et me suivait comme un chien partout où j’allais. Le clerc, assis sur une des pierres funéraires et le corps plié en deux, gémissait en grelottant. Il ne fallait que les voir pour m’assurer que ni l’un ni l’autre ne pouvaient me prêter la moindre assistance.

Sachant à peine ce que je faisais, j’obéis, dans mon désespoir, à la première impulsion qui s’offrit ; je saisis le domestique, et le poussant vers le mur de la sacristie :

— Penchez la tête, lui dis-je, et cramponnez-vous aux pierres. Vous allez m’aider à grimper sur le toit. Je briserai l’abat-jour… Il faut lui donner de l’air…

Cet homme tremblait de la tête aux pieds, mais ses jambes ne fléchirent pas. Mon bâton entre les dents, je lui montai sur le dos ; je saisis le parapet de mes deux mains, et l’instant d’après, j’étais sur le toit. Dans l’espèce d’agitation frénétique à laquelle j’étais livré, il ne m’arriva pas de songer un instant que je livrais issue à la flamme, au lieu de donner passage à l’air. Je frappai sur le châssis et défonçai, pour ainsi dire, d’un seul coup, les vitrages déjà fendillés et déchaussés. La flamme s’élança au dehors, comme une bête féroce se jette hors de son antre. Si le vent, par un heureux hasard, ne l’avait pas chassée dans une direction opposée à celle où j’étais, mes efforts eussent pris fin à l’instant même et pour jamais. Je m’accroupis sur le toit, laissant la fumée et la flamme passer au-dessus de moi comme un torrent. Les rayons et les éclairs de l’incendie me montraient, au pied du mur, la figure effarée du domestique ainsi que celle du clerc, debout sur une tombe, et qui, dans son désespoir, se tordait les mains ; enfin la rare population du village, les hommes stupéfaits, les femmes terrifiées, se groupant au delà dans le cimetière ; et l’ensemble de ce tableau paraissait et disparaissait tour à tour, tantôt sous les rouges clartés de l’incendie, tantôt sous le voile noir de l’épaisse fumée. Et là, sous mes pieds, un homme !… un homme suffoqué, brûlant à petit feu, mourant à quelques pas de nous tous, et complètement isolé de tout secours ! Cette pensée me rendait à moitié fou. Je me laissai glisser au bas du toit, et de là, me retenant par les mains, tomber jusqu’à terre.

— La clef de l’église ! criai-je aux oreilles du clerc. Essayons de ce côté ! Nous pouvons le sauver encore, en enfonçant la porte intérieure.

— Non, non, non ! répondit en gémissant le vieillard. Inutile d’espérer ! La clef de l’église et la clef de la sacristie sont au même anneau ; toutes deux sont là dedans !… Oh ! monsieur, nulle chance de le tirer de là. Il n’est déjà plus que cendres et poussière !

— De la ville, ils vont voir l’incendie, cria une voix partie des groupes d’hommes dispersés derrière moi. Ils ont une pompe, à la ville… Ils viendront sauver l’église…

J’appelai cet homme ; — « lui », du moins, était dans son bon sens ; — je lui dis de venir me parler. Un quart d’heure tout au moins devait s’écouler avant l’arrivée des pompiers, de la ville neuve. Je ne me sentais pas capable de passer tout ce temps dans l’inaction. En dépit de ma propre raison, je voulais me persuader que le malheureux, irrévocablement condamné, irrévocablement perdu, n’avait peut-être pas encore, étendu sans connaissance, rendu le dernier soupir. En brisant la porte, ne pouvions-nous pas le sauver ? Je connaissais la force de la massive serrure, — je connaissais l’épaisseur de ce chêne revêtu de clous, — je savais complètement inutile d’attaquer l’un ou l’autre par les moyens ordinaires. Mais, bien certainement, on devait trouver encore quelques poutres dans ces cottages démantelés qui avoisinaient l’église. Si on s’en procurait une, si on s’en servait comme d’un bélier contre cette porte maudite !…

Cette pensée jaillit en moi comme le feu, naguère, jaillissait de ce châssis que j’avais brisé. Je m’adressai à l’homme qui avait parlé le premier des secours à espérer de la ville : — Avez-vous vos pioches sous la main ?… — Oui ; il les avait… — Et une hache, une scie, un bout de corde ?… — Oui ! oui ! oui ! La lanterne en main, je parcourais les rangs des villageois : — Cinq shillings par tête à tout homme qui vient m’aider !… Ces paroles semblèrent les ressusciter tout à coup. Cette seconde faim des misérables, — la faim de l’or, — leur eut bientôt communiqué une activité tumultueuse : — Que deux de vous apportent des lanternes, si l’on en peut trouver ; deux autres se chargeront des pioches et des outils ! le reste avec moi pour chercher une poutre !… Ils m’acclamèrent là-dessus, — de leur voix perçante qui semblait demander du pain, ils m’acclamèrent joyeusement. Les femmes et les enfants se dispersèrent à droite et à gauche pour nous faire place. Nous descendîmes en masse le sentier du cimetière, gagnant au plus vite le premier cottage abandonné. Pas un homme ne resta derrière, si ce n’est le clerc… le pauvre vieux clerc, qui, debout sur la pierre funéraire, sanglotait et pleurait d’avance l’église menacée. Le domestique était toujours sur mes talons ; quand nous pénétrâmes, en courant, dans le cottage, j’entrevis par-dessus mon épaule, à un pas de moi, son visage pâle, bouleversé par la terreur. Le sol, tout autour de nous, était couvert de chevrons, arrachés au plancher de l’étage supérieur ; mais ces morceaux de bois étaient trop légers. Au-dessus de nos têtes, mais encore à portée de nos bras et de nos pioches, courait une forte poutre, encastrée des deux bouts dans le mur en ruines ; le plafond, le plancher étaient entièrement démolis autour d’elle ; et une large brèche, pratiquée dans le toit, la dominait. Nous l’attaquâmes des deux bouts à la fois. Grand Dieu ! comme elle tenait ! et quelle résistance obstinée nous offrirent les briques et le mortier du mur. Nous frappions, nous tirions, nous arrachions. La poutre finit par céder d’un bout, et descendit au milieu d’une avalanche de plâtras. Les femmes, qui se pressaient pêle-mêle pour nous regarder, poussèrent un cri d’effroi auquel les hommes répondirent par un cri de triomphe ; deux d’entre eux avaient été renversés, mais sans blessures. Un dernier coup de collier, que nous donnâmes tous ensemble, dégagea complètement la poutre. Nous la soulevâmes, et l’ordre fut donner de débarrasser la porte. Maintenant, à l’œuvre ! Maintenant, il faut aller faire brèche ! Le feu monte dans le ciel, et, plus brillant que jamais, nous sert de phare. Nous gravissons l’allée du cimetière, en bon ordre, sur deux rangs et la poutre au milieu de nous. Il faut se jeter sur cette porte. Une, deux, trois !… — l’élan est donné. Une nouvelle acclamation résonne, que nul n’a pu retenir. La porte est déjà ébranlée ; si la serrure tient bon, les gonds du moins ne résisteront pas. Encore à la charge avec le bélier ! Une, deux, trois, et en avant ! Un panneau a fléchi ! La flamme nous arrive en jets étroits par les crevasses qui se sont faites de tous côtés. Un autre élan, et c’est le dernier ! La porte craque et tombe. Un grand silence d’épouvante, une anxiété haletante et qui nous tient immobiles, semblent tout à coup nous avoir paralysés. Nos regards cherchent le cadavre. L’ardente chaleur qui nous vient au visage nous oblige à reculer : du reste, on ne voit rien ; en bas, en haut, dans toute la salle, nous ne discernons qu’une nappe de flammes mobiles.

— Où est-il ? murmura le domestique, dont l’œil hagard restait fixé sur l’ardente fournaise.

— Cendres et poussière, répondit le clerc, et nos registres aussi, cendres et poussière… et l’église aussi, messieurs, ne sera bientôt que poussière et cendres !…

Ces deux hommes seuls prirent la parole. Lorsqu’ils se turent, rien ne troubla notre silence de mort, si ce n’est la rumeur sourde et les craquements de l’incendie.

Écoutez !

On entend au loin un roulement métallique, puis le piétinement amorti de chevaux qui galopent, — puis le mugissement tumultueux de cent voix humaines criant à la fois. Les pompes arrivent enfin !

Ceux qui m’entouraient quittent l’incendie, et montent en courant la colline. Le vieux clerc voudrait les suivre, mais ses forces sont épuisées. Je le vois encore s’appuyer à l’une des tombes : — Sauvez l’église ! sauvez l’église ! criait-il de sa voix affaiblie, comme si les pompiers pouvaient déjà l’entendre.

Le domestique seul restait immobile. Les pieds fixés au sol, il contemplait, d’un regard sans expression et toujours le même, les flammes ruisselantes. Je lui parlai : je le secouai par le bras ; rien ne pouvait l’arracher à sa léthargie. Une fois seulement, il répéta sa première question : — Où est-il ? demandait-il à voix basse.

En dix minutes, la pompe eut pris position ; une fontaine, au chevet de l’église, l’alimentait abondamment. et le tuyau fut porté au seuil de la sacristie. Si, dans ce moment-là, on eût eu recours à mon aide, j’aurais été hors d’état de servir à quoi que ce fût. Ma volonté avait perdu toute son énergie, mes forces tout leur ressort ; le rapide tourbillon de mes pensées s’était arrêté soudain, de manière à m’effrayer moi-même, maintenant que je savais mort ce misérable ennemi. J’étais là, inutile, impuissant spectateur, regardant, moi aussi, sans fin ni trêve, la sacristie embrasée.

Je vis l’incendie dompté peu à peu. L’éclat du foyer incandescent s’éteignit par degrés ; — la vapeur, soulevée en nuages blancs, monta vers le ciel ; et on entrevit sur le sol des monceaux de cendres, tour à tour rouges et noirs. Il se fit une pause ; puis les pompiers et les gens de police, s’avançant à la fois, vinrent obstruer la porte ; — ils tinrent une consultation à voix basse ; — et ensuite deux hommes se détachèrent du groupe, dépêchés dans le cimetière à travers les rangs de la foule. Elle s’écarta, de droite et de gauche, pour les laisser passer, dans un morne silence.

Quelques instants après, un frisson marqué passa sur la foule, et la vivante avenue s’élargit peu à peu. Les deux hommes revenaient, soutenant une porte qu’ils avaient enlevée à l’un des cottages inhabités. Ils l’apportèrent jusqu’à la sacristie où on les vit pénétrer. La police encombra de nouveau le passage ; et plusieurs individus, se détachant de la foule par deux et par trois, vinrent se placer au plus près de l’issue ainsi encombrée, pour être les premiers à voir ce qu’il allait en sortir. D’autres attendaient un peu plus loin, afin d’entendre les premiers ce qui se dirait. Les femmes et les enfants étaient parmi ces derniers.

Les nouvelles de la sacristie commençaient à se répandre parmi la foule. Lentement, de bouche en bouche, elles arrivèrent jusqu’à l’endroit où je me tenais. J’entendais, tout autour de moi, se croiser les demandes et les réponses qu’on s’adressait à voix basse, avec une émotion mal contenue.

— L’a-t-on trouvé ? — Oui. — Où ? — Contre la porte. À plat ventre. — Quelle porte ? — La porte qui donne dans l’église. Sa tête posait tout contre. — Il avait la face contre terre. — Son visage est-il brûlé ? — Non. — Si fait. — Non ; pas brûlé tout à fait… un peu rissolé… Puisque je vous dis que sa figure était par terre. — Et qui était-ce ? — Un lord, à ce qu’ils assurent. — Non, ce n’était pas un lord. « Sir. » Je ne sais qui. « Sir » veut dire chevalier. — Et baronnet aussi. — Non. — Si fait. — Qu’allait-il faire là dedans ? — Rien de bon, à coup sûr. — L’a-t-il fait exprès ? — Quoi ? de se brûler ? — Non, pas lui… la sacristie. — Est-il bien affreux à regarder ? — Horrible, ma chère ! — La figure aussi ? — Non, non, la figure n’a pas grand’chose. — Quelqu’un le connaît-il ? — Il y a un homme qui dit le connaître. — Et qui donc ? — Un domestique, à ce qu’on prétend. Mais il est tellement ahuri, tellement stupide, que la police ne veut pas s’en rapporter à lui. — Personne autre ne sait qui c’est ? — Chut !…

La voix haute et claire d’un des fonctionnaires publics arrêta court le bourdonnement des causeries qui s’étaient engagées autour de moi. — Où est, disait cette voix, le gentleman qui a essayé de le sauver ?

— Le voici, monsieur… le voici !… Et, par douzaines, des figures curieuses se tournèrent de mon côté, des bras officieux écartèrent la foule. Le fonctionnaire vint à moi, sa lanterne à la main.

— Par ici, monsieur, je vous prie, me dit-il tranquillement.

J’étais hors d’état de lui adresser la parole, et quand il me prit par le bras, hors d’état de lui résister. J’aurais voulu expliquer que je n’avais jamais vu vivant le malheureux dont la mort allait se constater, et que le témoignage d’un étranger comme moi ne devait compter pour rien dans l’enquête ouverte. Mais les paroles s’arrêtaient sur mes lèvres. J’étais affaibli, muet, sans décision. — Le reconnaissez-vous, monsieur ?

J’étais debout, à l’intérieur d’un cercle d’hommes. Trois d’entre eux, en face de moi, abaissaient leur lanterne vers le sol. Leurs yeux, ainsi que les yeux d’un chacun, étaient fixés sur mon visage, exprimant une attente silencieuse. Je n’ignorais pas ce que j’avais à mes pieds ; je n’ignorais pas pourquoi ils tenaient leur lanterne au ras du sol.

— Pouvez-vous, monsieur, témoigner de son identité ?…

Mon regard s’abaissa lentement. Il ne rencontra d’abord qu’un grossier lambeau de toile cirée. Le silence était tel qu’on entendait la pluie qui tombait dessus goutte à goutte. Le long de cette espèce de paquet informe, mon regard remontait toujours ; et là, tout au bout, roide, contracté, noirci, sous une lumière jaune et sinistre, — là, m’apparut le visage du mort.

Ainsi le vis-je pour la première et dernière fois. La volonté d’en haut avait décrété que nous nous trouverions ainsi, face à face.