La Femme en blanc/III/Walter Hartright (suite)/2

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Traduction par Paul-Émile Daurand-Forgues.
J. Hétzel (1 et 2p. 303-318).
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Troisième époque — Walter Hartright


II


Il était entre neuf et dix heures, lorsque j’arrivai à Fulham et me fis indiquer Gower’s-Walk.

Laura et Marian vinrent toutes deux m’ouvrir la porte. Je ne crois pas qu’avant cette soirée, où de nouveau nous nous trouvions réunis, nous eussions bien su à quel point étaient étroits les liens qui nous rattachaient l’un à l’autre. On eût dit que nous étions séparés depuis des mois, au lieu de l’avoir été durant quelques jours à peine. La physionomie de Marian indiquait la fatigue et l’inquiétude. Il me suffit du premier regard jeté sur elle pour savoir qu’en mon absence, elle avait seule connu tout le péril, et seule subi toutes les anxiétés. La physionomie de Laura, plus sereine au contraire, et son moral raffermi me dirent avec quel soin on lui avait caché le terrible événement de Welmingham et la véritable raison qui nous faisait changer de domicile.

L’agitation qu’avait entraînée cette démarche me parut l’avoir égayée, intéressée. Elle ne parlait que comme d’une bonne pensée de Marian pour me surprendre à mon retour, de ce changement qui, au lieu d’une rue étroite et bruyante, nous plaçait au bord de la rivière, parmi les champs et les arbres. Elle était toute préoccupée de mille projets pour l’avenir : — des dessins qu’elle avait à terminer ; des acheteurs que j’avais dû leur trouver pendant mon voyage ; des économies qu’elle avait faites en mon absence, et qui avaient alourdi sa bourse au point qu’elle me pria, toute fière, de soupeser dans ma main ce frêle tissu chargé de shillings et de « six-pence. » L’amélioration qui s’était manifestée chez elle, en si peu de jours, fut pour moi une surprise à laquelle je n’étais nullement préparé ; et à qui devais-je l’indicible bonheur qu’elle me donna, si ce n’est à notre Marian, à sa courageuse tendresse ?

Quand Laura nous eut quittés, et lorsque nous pûmes nous entretenir sans réserve, j’essayai de lui exprimer, dans une mesure quelconque, la reconnaissance et l’admiration dont mon cœur était plein ; mais cette généreuse créature ne voulut seulement pas m’écouter. L’abnégation sublime de la femme, qui demande si peu en échange de si grands sacrifices, détournait toutes ses pensées d’elle-même, et les reportait sur moi.

— Je n’ai eu, me dit-elle, qu’une minute libre avant l’heure de la poste ; sans cela, je vous aurais écrit avec moins de hâte. Vous semblez fatigué, accablé, Walter. Je crains que ma lettre ne vous ait causé des craintes sérieuses.

— Au premier abord seulement, lui répondis-je. Ma confiance en vous, Marian, m’a bientôt rendu le repos. N’ai-je pas deviné juste, en attribuant ce brusque changement de résidence à quelques persécutions dont vous aura menacé le comte Fosco ?

— Parfaitement juste, me dit-elle. Je l’ai vu hier, et ce qui est encore pire. Walter, je lui ai parlé : …

— Parlé ? Savait-il donc où nous habitions ? Serait-il venu chez nous ?

— Vous l’avez dit : en ce sens, du moins, qu’il est venu à notre porte ; mais il n’est pas monté. Laura ne l’a point vu, Laura ne soupçonne rien. Je vous conterai comment tout cela est arrivé ; quant au péril, je crois et j’espère qu’il n’existe plus. J’étais, hier, dans le salon de notre ancien logement. Laura dessinait devant sa table, et moi je rangeais de côté et d’autre. Je vins à passer devant la fenêtre, et je jetai les yeux, en passant, du côté de la rue. Là, sur le trottoir opposé, je vis le comte avec un homme qui lui parlait…

— Vous avait-il vue à la fenêtre ?

— Non… ou du moins je ne le crus pas. J’étais, du reste, trop violemment émue pour avoir aucune certitude à cet égard.

— Qui était l’autre individu ? un étranger.

— Non, Walter ; ce n’était point un étranger. Dès que je pus me ravoir un peu, je le reconnus. C’était le propriétaire-directeur de l’Asile que vous savez.

— Et le comte, sans doute, lui désignait la maison ?

— Nullement. Ils causaient ensemble, comme des gens qui viennent de se rencontrer dans la rue. Je restai à la fenêtre, les regardant de derrière le rideau. Si je m’étais tournée, mon Dieu ! et si Laura, dans ce moment, avait vu ma figure ! Mais, grâce au ciel, elle était absorbée dans son dessin. Ils se séparèrent bientôt. L’homme de l’hospice prit d’un côté, le comte de l’autre. Je commençais à espérer que le hasard seul les avait conduits dans notre rue, quand je vis le comte revenir sur ses pas, s’arrêter encore devant notre maison, tirer de sa poche son crayon et son agenda, y tracer quelques mots, et traverser ensuite la rue, jusqu’au magasin au-dessus duquel sont nos chambres. Je passai derrière Laura sans qu’elle pût me voir, lui disant que j’avais oublié quelque chose en haut. Dès que je fus hors de la chambre, je descendis au premier palier, et j’attendis… J’étais bien décidée à l’arrêter s’il essayait de monter ; mais il ne tenta rien de semblable. La petite fille de boutique arriva par la porte qui donne sur le passage, tenant sa carte à la main, une grande carte dorée sur tranche, portant son nom surmonté d’un « coronet, » et, au-dessous, ces lignes au crayon : « Chère Lady » (oui, le misérable se permet encore de s’adresser à moi dans ces termes !) — « Chère Lady, un mot, je vous en supplie, sur un sujet fort grave pour tous deux. » Dans les crises un peu pressantes, du moment où l’on peut réfléchir, on réfléchit vite. Je compris à l’instant que ce pouvait être une fatale méprise de rester volontairement, et de vous laisser aussi dans les ténèbres, quand il s’agissait d’un homme comme le comte. Je sentais d’ailleurs que mon incertitude sur ce qu’il pourrait tenter en votre absence me serait dix fois plus pénible si je refusais de le voir, que si je consentais à causer avec lui. — Priez le gentleman de m’attendre dans le magasin, dis-je à la petite fille ; je l’y rejoindrai dans l’instant… Je montai prendre mon chapeau, car je ne voulais, sous aucun prétexte, lui parler à l’intérieur de la maison. Connaissant sa voix grave et sonore, je craignais que Laura ne l’entendît, même dans le magasin. Moins d’une minute après, je redescendais dans le corridor et j’ouvrais la porte de la rue. Il sortit du magasin pour se trouver sur mon passage. Il était là, en grand deuil, avec sa révérence mielleuse et son mortel sourire, et près de lui, quelques gamins oisifs, quelques femmes curieuses ouvraient de grands yeux devant sa taille colossale, ses beaux habits noirs et sa longue canne à pomme dorée. Les affreux souvenirs de Blackwater me revinrent tous, au moment où j’arrêtai les yeux sur lui. Je sentis mes anciens dégoûts, comme une vermine immonde, se glisser en rampant dans tout mon être, quand il ôta son chapeau avec un geste de comédien, m’adressant la parole comme si nous nous étions quittés la veille à peine, et dans les meilleurs termes.

— Vous vous rappelez ce qu’il vous a dit ?

— Walter, je ne puis le répéter. Vous allez savoir immédiatement ce qu’il disait de vous ; mais ce qu’il m’a dit, à moi, je ne puis le répéter. C’était bien pis que l’insolence polie de sa lettre. Mes mains me démangeaient de le frapper comme si j’eusse été un homme ! Je ne parvenais à les tenir tranquilles qu’en les occupant, sous mon châle, à mettre sa carte en mille morceaux. Sans prononcer moi-même une seule parole, je m’éloignai de la maison, de peur que Laura ne nous vît ; et il me poursuivait, tout le temps, de ses doucereuses protestations. Dans la première rue latérale, je me tournai brusquement pour lui demander enfin ce qu’il me voulait. Il voulait deux choses. D’abord, avec ma permission, m’exprimer ses sentiments. Je refusai d’y prêter l’oreille. En second lieu, me répéter l’avis contenu dans sa dernière lettre. Je lui demandai ce qui rendait ce rappel nécessaire. Il salua, sourit, et annonça qu’il allait s’expliquer. Son explication confirma exactement les craintes que je vous avais exprimées avant votre départ. Je vous disais, vous le rappelez-vous ? que sir Percival s’entêterait à ne pas vouloir réclamer, dans sa lutte avec vous, les conseils de son ami, et qu’il n’y avait rien à craindre du comte, si ce n’est quand ses intérêts seraient menacés, et quand il lui faudrait agir pour sa propre défense.

— Je me souviens parfaitement bien, Marian, que vous m’avez dit tout cela.

— Eh bien, ma prédiction s’est réalisée. Le comte a offert ses conseils qui ont été repoussés. Sir Percival n’en voulait prendre que de sa violence, de son entêtement, de la haine qu’il vous porte. Le comte, dès lors, le laissa libre d’agir à sa guise, s’assurant d’abord, pour le cas où ses intérêts viendraient à courir quelque risque, de l’endroit où nous résidons. Après votre premier voyage au Hampshire, et quand vous revîntes ici, vous fûtes suivi, Walter, par les agents de l’homme d’affaires à quelque distance du chemin de fer, et jusqu’à la porte de la maison par le comte lui-même. Il ne m’a pas dit comment il parvint à échapper à vos regards, mais ce fut alors, et de cette façon, qu’il nous découvrit. Ce premier résultat obtenu, il n’en tira aucun parti, jusqu’à ce qu’il reçût la nouvelle de la mort de sir Percival ; et alors, comme je vous le disais, il se mit en campagne pour son propre compte, pensant bien que vous alliez diriger vos batteries contre le survivant des deux auteurs du complot. Il prit immédiatement ses mesures pour retrouver, à Londres, le propriétaire de l’hospice, et l’emmener avec lui là où était cachée sa malade fugitive ; à quelque résultat qu’on dût finalement aboutir, il espérait bien, par cette manœuvre, vous impliquer dans d’interminables difficultés et discussions légales, et, vous liant les mains de cette façon, paralyser en tout ce qui le concernait vos desseins hostiles. Tel était son but, ainsi qu’il me l’a lui-même avoué. L’unique considération qui, au dernier moment, le fît hésiter… il est dur de le reconnaître, Walter, et pourtant j’y suis réduite… cette considération unique, c’était « moi ». Il n’est pas de mots qui puissent dire à quel point, lorsque j’y songe, je me sens dégradée dans ma propre estime… mais, enfin, il est bien avéré que le seul côté faible de ce caractère de fer est l’horrible admiration qu’il ressent pour moi. J’ai tâché, par égard pour moi-même, de la révoquer en doute aussi longtemps que je l’ai pu ; mais ses regards, ses actions, m’imposent la conviction de cette flétrissante vérité. J’ai vu s’humecter les yeux de ce monstre pendant qu’il me parlait ainsi ; — oui, Walter, je les ai vus. Il m’a déclaré qu’au moment de signaler notre maison au docteur, l’idée du chagrin où me plongerait ma séparation d’avec Laura, et de la responsabilité que j’allais encourir si la justice me demandait compte de son évasion, l’avait amené à risquer une seconde fois, pour mon compte, tous les dangers que vous pourriez lui faire courir. Il ne me demandait, en échange, que de ne point oublier ce sacrifice, et, dans mon propre intérêt, de contenir les effets de votre propre témérité. — Ces intérêts si chers, ajouta-t-il, il lui serait interdit, une autre fois, d’y avoir encore égard… Je n’ai point fait avec lui un marché pareil ; je serais morte plutôt. Mais, que vous le croyiez ou non, qu’il ait dit ou non la vérité, en affirmant que, sous un prétexte quelconque, il a renvoyé le docteur, — il y a quelque chose de certain ; c’est que j’ai vu cet homme le quitter sans lever les yeux sur notre fenêtre, sans regarder du côté de notre maison.

— Je le crois, Marian. Les hommes les meilleurs ne sont pas absolument conséquents en faisant le bien. Pourquoi les plus méchants le seraient-ils en faisant le mal. Je le soupçonne, en outre, d’avoir voulu vous effrayer par des menaces d’une exécution difficile ou impossible. Maintenant que sir Percival est mort, maintenant que mistress Catherick est libre de tout contrôle, je doute qu’il puisse nous tourmenter beaucoup à l’aide du propriétaire de l’hospice. Mais poursuivons. Qu’a dit le comte à mon sujet ?

— C’est en dernier lieu qu’il a été question de vous. Ses yeux alors se sont éclairés et ont pris une expression plus dure ; son attitude est redevenue ce que je l’avais vue autrefois, ce mélange d’impitoyable résolution et de raillerie vantarde qui le rend si difficile à pénétrer : « Mettez M. Hartright sur ses gardes, me disait-il, du ton le plus hautain qu’il puisse prendre. Il a affaire, maintenant, à un homme de tête, à un homme pour qui les lois et les conventions sociales sont tout bonnement matière à chiquenaudes… Qu’il n’essaye donc pas de se mesurer avec moi. Si mon regrettable ami avait voulu prendre mes conseils, c’est le cadavre de M. Hartright qui aurait fourni matière à l’enquête du coroner. Mais mon regrettable ami avait la tête dure. Voyez, cependant, je porte son deuil, — dans mon cœur, intérieurement ; au dehors, sur mon chapeau. Ce crêpe vulgaire est l’interprète de regrets que j’invite M. Hartright à respecter. Ils pourraient se transformer en des haines incommensurables, s’il se hasardait à les troubler. Satisfait de ce qu’il a obtenu et de ce que, pour l’amour de vous, je ne veux pas lui contester, qu’il sache s’en tenir là ! Dites-lui (en lui faisant mes compliments) que s’il me force à sortir de mon repos, c’est avec Fosco qu’il lui faudra se débattre. Or, dans cet anglais que parle le peuple, je le préviens que Fosco n’a jamais « boudé » devant qui que ce soit ! Ma chère lady, bien le bonjour !… » Ses yeux, d’un gris froid, s’arrêtèrent sur mon visage ; il ôta solennellement son chapeau, — s’inclina devant moi, tête nue, et me laissa là.

— Eh ! quoi ? sans revenir sur ses pas, sans rien ajouter à ses paroles d’adieu ?

— Au coin de la rue il se retourna, m’envoya un salut de la main, et ensuite la posa sur son cœur, par un geste dramatique. À partir de ce moment, je le perdis de vue ; il disparut, tournant le dos à notre maison, et je revins, en courant, trouver Laura. Mais, avant même d’être rentrée, j’avais décidé qu’il fallait partir. Maintenant que le comte la connaissait, notre maison (plus spécialement en votre absence) devenait, au lieu d’un asile, un endroit fort périlleux. Si j’eusse été bien assurée de votre retour, j’aurais peut-être risqué de vous y attendre. Mais je n’étais certaine de rien, et j’ai dû agir sous l’impulsion du moment. Vous aviez parlé, avant de nous quitter, de nous transporter dans un quartier plus tranquille et au sein d’un air plus pur, dans l’intérêt de la santé de Laura. Je n’eus donc qu’à lui rappeler ces paroles, à lui suggérer l’idée de vous surprendre et de vous épargner de l’embarras en opérant cette translation pendant votre absence, pour lui faire partager mon envie de déménager au plus vite. Elle voulut m’aider elle-même à mettre en paquets tous vos instruments de travail, et à les ranger ici dans votre nouvel atelier.

— Comment avez-vous eu l’idée de vous en venir de ce côté ?

— C’est tout simplement, faute de mieux connaître les environs de Londres dans toute autre direction. Je comprenais la nécessité de m’éloigner autant que possible de notre ancien logement, et je connaissais un peu Fulham, pour y avoir jadis été en pension. J’envoyai un messager chargé d’un billet, pour le cas où le pensionnat existerait encore. Effectivement, il existait ; les filles de mon ancienne maîtresse le dirigeaient en son lieu et place ; et, d’après les instructions que j’avais envoyées, elles retinrent pour moi ces appartements. Quand le messager fut de retour, m’apportant la nouvelle adresse, je n’avais plus que le temps bien juste de vous prévenir par la poste. Nous partîmes après la tombée de la nuit, nous arrivâmes ici sans avoir été le moins du monde observées. Ai-je bien agi, Walter ? ai-je justifié votre confiance en moi ?

Je mis dans ma réponse toute la chaleureuse reconnaissance que je ressentais. Mais tandis que je parlais, j’observai sur sa figure une inquiétude persistante ; et la première question qu’ensuite elle m’adressa fut relative au comte Fosco.

Je vis qu’elle l’envisageait, à présent, avec de nouvelles dispositions. Je ne l’entendis plus éclater contre lui en paroles irritées ; je ne l’entendis plus me conjurer de hâter le jour où il rendrait compte de ses méfaits. Sa conviction que cet homme était sincère dans la haïssable admiration qu’il professait pour elle, semblait avoir centuplé la méfiance qu’elle avait de son insondable ruse, la crainte instinctive que lui inspiraient l’énergie, la vigilance perverses de toutes ses facultés.

Elle parlait d’une voix plus faible, ses gestes étaient hésitants, ses regards interrogeaient les miens avec une crainte palpitante, lorsqu’elle me demanda ce que je pensais du message du comte, et ce que j’entendais faire, à présent que ce message m’avait été transmis.

— Depuis mon entrevue avec M. Kyrle, il ne s’est pas écoulé, Marian, beaucoup de semaines. Au moment où nous nous séparions, lui et moi, les dernières paroles que je lui fis entendre, au sujet de Laura, furent celles-ci : « La maison de son oncle s’ouvrira pour la recevoir, en présence de tous ceux qui suivirent jusqu’au tombeau les funérailles trompeuses ; le mensonge qui constate sa mort sera publiquement effacé de la pierre funéraire, par ordre du chef de famille ; et les deux hommes qui lui ont infligé un tort si grave me rendront compte, à moi, de leur crime, puisque la justice qui siège dans les tribunaux se montre impuissante à les poursuivre. » Un de ces hommes est déjà soustrait ici-bas, à toute atteinte, mais l’autre survit ; ma résolution survit aussi…

Ses yeux brillèrent, son teint s’anima. Elle n’ouvrit pas la bouche ; mais je vis sur son visage qu’elle sympathisait avec moi très-complètement.

— Je ne me dissimule point, continuai-je, et ne veux point vous dissimuler davantage que nous avons devant nous une perspective plus que douteuse. Les risques déjà courus par nous ne sont peut-être que des bagatelles, comparés à ceux qui nous menacent dans l’avenir ; mais malgré tout, Marian, l’aventure sera tentée. Je ne suis pas téméraire à ce point que je me veuille mesurer avec un homme comme le comte, avant de m’être préparé en conséquence. J’ai appris à patienter ; je puis attendre une occasion favorable. Laissons-lui croire que son message a produit tout l’effet qu’il en attendait ; qu’il ne sache rien de nous, qu’il n’entende plus parler, de nous ; donnons-lui tout le temps de se croire à l’abri ; sa nature fanfaronne et vantarde, — ou je le connaissais bien mal, — hâtera ce résultat. Voilà déjà une raison pour attendre ; mais il en est une autre, encore plus importante. Avant de jouer nos dernières cartes, il faudrait, Marian, que ma position vis-à-vis de vous et vis-à-vis de Laura fût plus forte qu’elle ne l’est maintenant…

Elle s’appuya contre moi, me regardant avec surprise.

— Comment peut-elle devenir plus forte ? demanda-t-elle.

— Je vous le dirai, lui répondis-je, quand le temps sera venu ; il ne l’est pas encore, et peut-être ne viendra-t-il jamais. Je n’en parlerai peut-être jamais à Laura, et, pour le présent, il faut que je me taise, même vis-à-vis de « vous », jusqu’à ce que je sois certain que je puis m’expliquer honorablement et sans nuire à personne. Quittons ce sujet ; il en est un autre qui réclame plus impérieusement notre attention. Vous avez tenu Laura, et par ménagement pour elle, dans l’ignorance de la mort de son mari…

— Oh ! Walter ! il se passera longtemps, à coup sûr, avant que nous puissions la lui révéler.

— Non, Marian : mieux vaut la lui annoncer dès aujourd’hui que de hasarder quelque accident qui, sans que nous ayons pu l’empêcher, la lui ferait connaître dans l’avenir et d’une manière inattendue. Épargnez-lui tous les détails ; mettez-y toute sorte de ménagements, mais dites-lui qu’il n’est plus.

— Vous avez sans doute, Walter, outre la raison que venez de me dire, quelque motif pour souhaiter qu’elle sache la mort de son mari.

— C’est vrai.

— Une raison se rattachant à ce sujet que nous ne devons pas traiter encore ?… et dont, peut-être, Laura n’entendra jamais parler ?…

Elle insista sur ces derniers mots d’une manière significative. J’y insistai de même, en lui répondant affirmativement.

Son visage pâlit ; pendant un moment, elle arrêta sur moi un long regard où s’exprimaient à la fois un intérêt mélancolique, et un peu d’embarras. Une tendresse inaccoutumée frémissait dans ses yeux noirs et atténuait la coupe rigide de ses lèvres, tandis qu’elle jetait un regard furtif sur le fauteuil vide où s’asseyait naguère la chère compagne de toutes nos joies et de tous nos chagrins.

Je crois comprendre, dit-elle, et je pense, en effet, que je lui dois, ainsi qu’à vous, Walter, de lui apprendre la mort de son mari…

Elle soupira, et pendant un instant, garda ma main serrée dans la sienne ; puis, la laissant aller brusquement, elle quitta la chambre. Dès le lendemain, Laura sut qu’elle était libre, elle sut que l’erreur et le malheur de sa vie étaient à jamais ensevelis dans la tombe de cet homme.

Son nom ne fut jamais plus mentionné parmi nous. À partir de ce jour, nous évitâmes avec le plus grand scrupule toute allusion, même lointaine, à ce trépas libérateur ; et nous mîmes, Marian et moi, tout autant de soin à ne jamais parler de cet autre sujet, que d’un commun accord, nous avions ajourné. Il n’en était pas moins présent à nos pensées ; et le silence que nous nous étions imposé contribuait à l’y maintenir présent. L’un et l’autre, nous surveillions Laura d’un œil plus inquiet que jamais, attendant que le temps fût venu, quelquefois avec un peu d’espérance, quelquefois avec de nouveaux motifs de crainte.

Peu à peu, nous reprîmes notre vie habituelle ; je revins à ce travail quotidien qu’avait interrompu mon voyage dans le Hampshire. Notre nouvelle résidence nous coûtait plus cher que l’appartement beaucoup plus petit et beaucoup moins commode auquel nous avions renoncé ; et le surcroît de travail qui m’était ainsi imposé devenait d’autant plus obligatoire que notre avenir était encore fort problématique. Telles circonstances pressantes pouvaient se présenter qui nous forceraient à épuiser, chez le banquier, notre petite réserve, et nous serions alors réduits, pour ressource unique, au travail de nos mains. Un emploi plus permanent et plus lucratif que celui dont j’étais provisoirement pourvu devenait une nécessité de ma position, et il était à propos d’y songer d’avance.

Il ne faudrait pas croire que, pendant ce temps de retraite et de repos, j’abandonnai absolument la préoccupation principale en vue de laquelle étaient dirigées mes actions, ainsi qu’on l’a vu dans ces pages. Pendant bien des mois encore, cette préoccupation devait continuer à peser sur moi. Tout en mûrissant lentement mes projets, j’avais à prendre une mesure de précaution, à remplir un devoir de reconnaissance, à résoudre une question encore douteuse.

La mesure de précaution se référait nécessairement au comte. Il était de la dernière importance de savoir si ses plans l’obligeaient à rester en Angleterre, autant vaut dire sous ma main. J’éclaircis ce doute par un moyen fort simple. Connaissant son adresse à St-John’s Wood, je pris des renseignements dans le voisinage, et m’étant procuré le nom de l’agent chargé de louer la maison meublée qu’il habitait, je m’informai si le numéro cinq dans Forest-Road devait, d’ici à peu, se trouver vacant. La réponse fut que le gentleman étranger résidant alors dans cette maison, avait renouvelé son bail pour un terme de six mois, et qu’il y resterait jusqu’à la fin de juin de l’année à venir : or, le mois de décembre commençait à peine. Je quittai l’agent, bien rassuré contre toute crainte actuelle de voir le comte m’échapper.

L’obligation que j’avais à remplir me ramena une fois encore chez mistress Clements. Je lui avais promis de revenir lui confier ces mêmes détails relatifs à la mort et à la sépulture d’Anne Catherick que, lors de notre première entrevue, j’avais dû lui faire. Vu le changement actuel des circonstances, rien ne s’opposait à ce que je misse la brave femme au courant de cette partie du complot qu’il était indispensable de lui révéler. Pour m’acquitter promptement de ma promesse, j’avais toutes les raisons que pouvaient me donner une sympathie véritable et une bienveillance amicale ; aussi, m’en acquittai-je en conscience, et avec tout le soin voulu. Je ne surchargerai point ces pages du récit de l’entrevue. Il sera mieux de dire que cet entretien même me remit en tête le problème qui restait à résoudre, savoir l’apparentage d’Anne Catherick du côté paternel.

Une multitude de considérations secondaires, se rattachant à ce sujet, — assez puériles en les prenant isolément, mais d’une importance frappante lorsqu’on venait à les grouper, — m’avaient amené, en dernière analyse, à une conclusion que je voulais vérifier. J’obtins de Marian la permission d’écrire au major Donthorne, de Varneck-Hall (chez qui mistress Catherick avait servi pendant quelques années antérieurement à son mariage), pour lui poser certaines questions.

Je prenais ces renseignements au nom de Marian, et attribuais ma démarche à des affaires d’intérêt personnel et de famille qui pouvaient à la fois l’expliquer et l’excuser. En écrivant ma lettre, je n’étais nullement certain que le major Donthorne fût encore en vie ; je courais simplement la chance qu’il vécût encore, et qu’il pût, qu’il voulût répondre.

Deux jours écoulés, la preuve arriva, sous forme de lettre, que le major était encore de ce monde et tout prêt à nous assister.

Quand on connaîtra sa réponse, il sera inutile d’expliquer et l’idée qui m’avait fait lui écrire, et la nature de mes questions. Sa lettre y satisfaisait par la communication de certains faits importants :

En premier lieu, « feu sir Percival Glyde, de Blackwater-Park, » n’avait jamais mis le pied à Varneck-Hall. Le défunt gentleman était complètement inconnu au major Donthorne et à toute sa famille.

En second lieu, « feu M. Philip Fairlie, de Limmeridge-House, » avait été, dans sa jeunesse, l’intime ami et l’hôte fréquent du major Donthorne. En ravivant ses souvenirs au moyen d’anciennes lettres et documents, le major était en état d’affirmer positivement que, dans le courant du mois d’août 1826, M. Philip Fairlie résidait à Varneck-Hall, et qu’il y était resté pour les chasses, durant le mois de septembre et une partie d’octobre suivant. Autant que le major pouvait s’en souvenir, M. Fairlie était alors parti pour l’Écosse, et on ne l’avait revu à Varneck-Hall qu’après un certain délai ; il y revint alors à titre de nouveau marié.

Prise en elle-même, cette constatation n’avait peut-être pas une bien grande valeur ; — mais se rattachant à certains faits que Marian ou moi savions parfaitement vrais, elle nous conduisit naturellement à une conclusion que nous trouvâmes irrésistible.

Assurés, maintenant, que M. Philip Fairlie avait habité Varneck-Hall dans l’automne de 1826, et que mistress Catherick s’y trouvait, comme femme de chambre, à la même époque, nous savions en même temps ; — en premier lieu, qu’Anne était née au mois de juin 1827 ; — secondement, qu’elle avait toujours ressemblé à Laura d’une manière frappante ; — et, troisièmement, que Laura ressemblait merveilleusement à son père. M. Philip Fairlie avait été un des hommes les plus remarquablement beaux de son époque. Différent, en tous points, de son frère Frederick, il était l’enfant gâté du monde, surtout des femmes ; — homme de cœur léger, de facile humeur, d’impulsions généreuses ; généreux jusqu’à la prodigalité ; naturellement relâché dans ses principes, et connu par son indifférence à toute obligation morale dérivant de ses rapports avec les femmes. Tels étaient les faits connus de nous ; tel était le caractère de l’homme. Il est bien inutile, à coup sûr, d’indiquer ce qu’on en devait conclure.

En la lisant à cette clarté nouvelle qui venait de jaillir pour moi, la lettre même de mistress Catherick venait, en dépit d’elle, corroborer pour sa petite part la conclusion à laquelle j’avais été conduit. Elle avait représenté mistress Fairlie (en m’écrivant) comme une « femme laide » qui était parvenue à se faire épouser par « le plus bel homme de toute l’Angleterre. » Ces deux assertions étaient tout à fait gratuites, et, de plus, tout à fait mensongères. Une déplaisance jalouse (qui, chez une femme comme mistress Catherick, devait s’exprimer par de mesquins sarcasmes plutôt que de ne pas s’exprimer du tout) me paraissait être la seule cause qu’on pût assigner à l’insolence toute particulière de son allusion à l’égard de mistress Fairlie, alors que cette allusion elle-même n’avait aucune raison d’être.

La mention que nous faisons ici du nom de mistress Fairlie suggère assez naturellement une autre question. Soupçonna-t-elle jamais qui pouvait être le père de l’enfant qu’on lui avait conduite à Limmeridge ?

Sur ce point, le témoignage de Marian était positif. La lettre de mistress Fairlie à son mari, qui m’avait jadis été lue, — la lettre où elle décrivait la ressemblance d’Anne avec Laure, et constatait, en même temps, l’intérêt affectueux que lui inspirait la petite étrangère, — cette lettre avait été écrite, incontestablement, en toute innocence de cœur. Il paraissait même douteux, en y réfléchissant, que M. Philip Fairlie lui-même eût été, plus que sa femme, sur la voie de la vérité. La misérable tromperie qui avait flétri le mariage de mistress Catherick, la dissimulation préméditée qu’elle en attendait, devaient à cet égard, la rendre muette, par précaution, d’abord, et peut-être aussi par orgueil, — en supposant même qu’elle se fût assuré les moyens de communiquer avec le père de l’enfant à naître, alors qu’il était éloigné d’elle.

Tandis que ces conjectures flottaient dans ma pensée, je ne pus m’empêcher de me rappeler cette menace de l’Écriture, sur laquelle nous avons tous médité avec surprise et terreur : « Les fautes des pères sont châtiées dans leurs enfants. » Sans cette fatale ressemblance qui existait entre les deux filles du même père, le complot dont Anne avait été l’instrument innocent et Laura l’innocente victime, jamais n’aurait été tramé contre elles. Avec quelle infaillible, avec quelle effrayante sûreté le long enchaînement des circonstances ne nous menait-il pas, de cette faute irréfléchie commise par le père, à l’impitoyable injustice que ses enfants avaient subie !

Ces pensées, et bien d’autres qui me vinrent en même temps, rappelaient à mon esprit le petit cimetière du Cumberland où Anne Catherick reposait maintenant. Je songeai aux jours lointains où je l’avais rencontrée auprès du tombeau de mistress Fairlie, et où je l’avais vue alors pour la dernière fois. Je me rappelai ses pauvres mains si faibles, étreignant la pierre funéraire, et les paroles, empreintes d’une lassitude extrême, qu’avec un élan désespéré elle adressait aux restes mortels de sa protectrice et de son amie : Oh ! si je pouvais mourir, être cachée là, reposer près de « vous » ! À peine s’était-il écoulé plus d’un an depuis qu’elle avait exhalé ce vœu funèbre, et par quelles voies cachées, par quelle effrayante persistance du hasard il se trouvait maintenant réalisé !

Les paroles qu’elle avait dites à Laura, sur les bords du lac, se trouvaient être une prophétie. « Oh ! si je pouvais être enterrée avec votre mère ! Si je pouvais m’éveiller à côté d’elle quand sonnera la trompette de l’ange, et quand les tombeaux rendront leurs morts à la résurrection ! » À travers combien de crimes et d’horreurs, et par quels obscurs détours de ce chemin qui la menait à la mort, la pauvre créature, guidée de Dieu, était arrivée à ce dernier asile que, vivante, elle avait désespéré d’atteindre ! À ce repos sacré, je l’abandonne ; — que ses restes demeurent en paix dans le redoutable voisinage, naguère appelé par ses vœux !

Ainsi s’enfonce dans les ténèbres impénétrables la forme spectrale qui a hanté ces pages comme elle hanta ma vie. Elle m’apparut, pour la première fois, comme un fantôme dans la nuit. Comme un fantôme, à présent, elle disparaît dans la solitude du tombeau.