La Femme pauvre/Partie 2/16

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G. Crès (p. 322-326).
Deuxième partie


XVI



Le lendemain, sur un coup de sonnette des plus énergiques, Léopold, ayant ouvert la porte du jardin, vit paraître Madame Poulot complètement ivre. Impossible de s’y méprendre. Elle soufflait l’alcool et se cramponnait pour ne pas tomber. Sans rien dire, il referma impétueusement, au risque d’envoyer rouler la pocharde, et revint vers Clotilde qu’il trouva tremblante. Elle avait tout vu de loin et était très pâle.

— Tu as bien fait, dit-elle. Tu ne pouvais faire autrement. Ne crains-tu pas, cependant, que ces gens ne cherchent à nous nuire ? Ils le peuvent, sans doute. Nous sommes si pauvres, si désarmés !… Il faut croire que le chagrin m’a ôté le peu de courage que j’avais. J’ai peur de cette femme.

— Que veux-tu qu’elle fasse ? Elle a dû comprendre que je renonçais à l’honneur de ses visites. Elle ne viendra plus, voilà tout. Si son âme sensible en est affligée, elle a la ressource de se soûler chez elle ou ailleurs. Je ne m’y oppose pas. Mais qu’on nous laisse tranquilles. Tu penses bien que je ne suis pas homme à souffrir qu’on nous embête.

Confiance vaine et paroles vaines que le plus imminent futur allait démentir d’une manière atroce.

Désormais, c’était la lutte bête, inégale, hors de toute proportion. Que pouvaient de généreux êtres férus de beauté contre la haine d’une gueuse ? Les plus honnêtes gens du pays, ceux-là même dont la Poulot endurait, sans trop de rage, les dédains, — parce qu’ils avaient, suivant l’expression d’un vieux maraîcher paillard, « le cul dans l’argent », et que la sorte de bon renom impliquée par cette posture correspondait rigoureusement à sa propre ignominie, — l’élite bourgeoise de Parc-la-Vallière, disons-nous, se fût indignée de sa défaite.

Cette raclure de Vestale ne représentait-elle pas, à sa manière, le Suffrage universel, le juste et souverain Goujatisme, l’Omnibus sur le passage à niveau, le privilège sacré du Bas-Ventre, l’indiscutable prépondérance du Borborygme ?

La noblesse pressentie des nouveaux venus devait donc infailliblement ranimer l’instinct de la solidarité dans une racaille disséminée aux divers étages du saint-frusquin, et la sympathie d’individus accoutumés à jeter leurs cœurs dans les balances de leurs comptoirs, pour contre-peser frauduleusement d’un milligramme la charogne ou la margarine, pouvait-elle ne pas être acquise d’avance à une salope rebutée par des magnanimes ? Il n’y eut qu’un cri pour condamner cet artiste à la bourse plate qui brutalisait les femmes. Dès lors tout fut permis à Madame Poulot.

Pour commencer, elle guetta les absences de Léopold dont la rudesse malgracieuse la désarçonnait. Quand elle avait acquis la certitude que la pauvre Clotilde était seule, elle s’installait à sa fenêtre et ne perdait aucune occasion de l’insulter. La malheureuse ne pouvait se montrer dans son jardin ni s’aventurer dans la rue sans subir quelque avanie.

L’huissière, très roublarde, ne se risquait pas à des injures directes. Elle interpellait les passants, les interrogeait, les consultait, les excitait à l’insolence par des allusions ou insinuations vociférées. À défaut d’interlocuteur, elle se parlait à elle-même, dégorgeant et réavalant son ordure pour la revomir avec fracas, aussi longtemps que sa victime pouvait l’entendre.

Quand celle-ci, déterminée à ne rien savoir, baissait la tête et, se souvenant de son enfant mort, tâchait de prier pour d’autres morts qui n’étaient pas encore sous la terre, la drôlesse triomphante sonnait la fanfare de son rire de cabanon. Pétarade scandaleuse qui faisait mugir tous les échos et qui poursuivait Clotilde jusque dans les boutiques lointaines où elle allait s’approvisionner, — comme le ranz des vaches d’un vallon goîtreux colonisé par des assassins.

À son retour, attentivement épié, l’engueulade et la rigolade repartaient plus férocement encore, et c’était une question digestive, pour les ventres du voisinage, de savoir combien de temps une créature sans défense pourrait tenir contre ces bourrasques d’immondices.

Quelquefois, un voyou de confiance venait tirer la sonnette et prenait la fuite. Quel délice, alors, d’assister au désappointement de la mystifiée qu’on dérangeait, autant que possible, par les temps de pluie, et qui rémunérait d’une expression douloureuse de son doux visage cette espièglerie de tapir femelle !

Léopold ignora d’abord la persécution. Sa femme gardait tout pour elle, jugeant qu’il avait assez à souffrir déjà et craignant quelque déchaînement de fureur, quelque dangereuse tentative de représailles qui rendrait tout à fait impossible la situation. Mais il devina en partie et bientôt, d’ailleurs, l’hostilité devint si aiguë qu’il fallut parler. Deux chiennes aboyaient maintenant.

La moitié de la maison des Poulot était occupée par une squalide et ribotante vieillarde que menaçait la paralysie générale et qui régalait, dans sa tour de Nesle, des mitrons cupides ou des jardiniers libidineux.

C’était une veuve assez à l’aise, croyait-on, pour se passer ainsi par le bec les morceaux à sa convenance, et qui affichait habituellement un suprême deuil. Elle avait, à l’église, un prie-Dieu marqué à son nom et, bien qu’elle réprouvât les excès pieux incompatibles avec les douceurs dont elle consolait ses ossements, on était sûr d’y apercevoir cette paroissienne à toutes les solennités.

Madame Grand, tel était son nom, boitait, ainsi que la plupart des femmes de Parc-la-Vallière, singularité locale que les géographes et les ethnologues ont oublié de consigner.

Elle boitait à jeun, depuis le jour où, se laissant tomber de sa fenêtre, au cours d’une altercation de vomitoire, elle s’était cassé la jambe. Mais elle boitait mieux, lorsqu’elle venait de chopiner en compagnie d’un de ses élus ou seule à seule avec la Poulot. On la voyait, alors, déambuler comme un ponton entre des récifs, ayant l’air de remorquer des tronçons d’elle-même, et mâchonnant dans ses fanons des anathèmes confus. On cherchait vainement à se figurer une duègne plus horrible, une impotente plus capable d’étrangler la compassion.

Madame Poulot et Madame Grand ! Certes, l’amitié de ces deux cochonnes n’avait pas été annoncée par les Sybilles. Elles s’étaient giflées déjà et il y avait lieu de présumer que leur commerce de fioles et des simagrées au miel n’était qu’un armistice. Provisoirement, le besoin de nuire à des souffrants, dont la supériorité sentie les exaspérait, fut entre elles du ciment romain. La jonction de ces deux puissances donna sur-le-champ à l’ignoble guerre une intensité diabolique.