La Femme pauvre/Partie 2/17

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G. Crès (p. 327-333).
Deuxième partie


XVII



Sur le conseil de la vieille, on courut aux informations. Une enquête méticuleuse révéla tout le passé des Léopold, c’est-à dire la légende cristallisée depuis longtemps.

Quelle trouvaille que ce procès criminel qui paraissait les avoir jetés aux bras l’un de l’autre, les faisant presque ressembler à des complices ! Les entrailles de portières féroces où s’élaborait la conspiration tressaillirent en leurs plus vaseuses profondeurs.

L’huissier se procura les comptes rendus, les appréciations des journaux. On interrogea des concierges, des marchands de vins, des épiciers, des fruitiers, des charbonniers, des cordonniers. On eut des colloques avec le dernier propriétaire, l’homme aux pantalons, que Léopold avait plusieurs fois traité de manière peu respectueuse et qui délivra un certificat de parfait opprobre à ses anciens locataires.

Enfin on sut la ruine de l’enlumineur, on eut même des opinions de pâturage sur son art, où il n’avait pas eu « le talent de s’enrichir » et, sans pouvoir, hélas ! pénétrer ses moyens actuels d’existence, on les devina précaires, en même temps qu’on les présuma suspects.

C’était là une belle moisson et il n’en fallait pas tant pour assassiner. Mais ce qui combla d’aise la Poulot, ce qui la fit revenir, un soir, avec le sourire d’une bienheureuse qui aurait entrevu dans une extase le fronton du Paradis, ce fut de recueillir quelques détails sur la mort et l’enterrement du petit Lazare.

Le reste, assurément, n’était pas à dédaigner, mais cela, c’était la friandise, le bonbon fin, le nanan de sa vengeance ! Elle savait maintenant où frapper.

Au plus intime de ce qu’on eût témérairement appelé son cœur, se tordait un horrible ver. La misérable en qui se vérifiait, une fois de plus, le mot magnifique : « Les grandes routes sont stériles », ne pouvait se consoler de n’avoir pas d’enfant à pourrir. Inféconde comme une culasse, elle s’en lamentait en secret, non moins qu’une juive des temps précurseurs.

Ornée, pavoisée, avec la dernière profusion, de toutes les sentimentalités dont s’honorent habituellement les rosières des crocodiles, c’eût été le pinacle de sa chance, après avoir épousé un huissier, d’avoir de lui, ou de tout autre reproducteur, une géniture quelconque à lécher, à gaver, à bichonner, à fanfrelucher, à fagoter en petit soldat ou en petite cantinière, à remplir de toutes les sanies et de toutes les purulences morales dont elle débordait, à offrir enfin à l’envieuse convoitise de la multitude. L’exhibition en espalier de ce provin légitime eût été, à ses propres yeux, le définitif et irréfragable nantissement d’une qualité d’épouse que même l’accoutumance ne parvenait pas à rendre croyable.

Forcée de quitter ce rêve, elle s’en consolait à la manière d’une goule, en comptant les petits cercueils des enfants des autres, et le deuil de sa malheureuse voisine fut pour elle un fruit tombé d’un arbre du ciel. Alors s’accomplit une œuvre démoniaque.

Clotilde vit paraître à la fenêtre maudite un enfantelet de l’âge de celui qu’elle avait perdu, porté dans les bras infâmes. La Poulot lui parlait le langage d’une mère, l’incitant à bégayer les mots qui crèvent le cœur : « Allons ! dis papa ! dis maman ! » et ne se lassant pas de le profaner de ses baisers retentissants

L’autre fenêtre s’ouvrit, celle de la vieille, qui se montra à son tour, plus hideuse que jamais.

— Bonjour, Madame Poulot.

— Bonjour, Madame Grand. N’est-ce pas qu’il est gentil, mon petit garçon ?

— Pour sûr. On voit que ses parents ne sont pas des artistes. Si ça ne fait pas dresser les cheveux sur la tête de penser qu’il y en a qui les font mourir, ces chérubins !

— Ah ! chère Madame, ne m’en parlez pas ! ce qu’il y en a, de la canaille dans le monde, c’est rien de le dire.

— Heureusement qu’il y a un bon Dieu ! fit observer la vieille.

— Un bon Dieu ? Ah ! ah ! ils s’en foutent pas mal ! Ils le croquent tous les matins, leur sacré bon Dieu ! Ça ne les empêche pas de faire crever leurs enfants. J’en connais qui ne sont pas loin d’ici. La femme a l’air d’une sainte nitouche et le mari est un faiseur d’embarras sans le sou qui vous regarde comme si on était du caca, sauf le respect que je vous dois. Eh ! bien, croiriez-vous qu’ils ont étranglé leur petit garçon, à eux deux, en revenant de la messe, il n’y a pas déjà si longtemps ?… Voyons, mon petit coco, dis papa ! dis maman !

— Ah ! oui, je me souviens. Est-ce que ce n’était pas au petit Montrouge ? On en a parlé dans le quartier. Mais on a étouffé l’affaire. Il paraîtrait que le curé qui a le bras long s’en est mêlé. Je me suis laissé dire aussi que la petite bonne femme couchait avec la justice. Tout ça, c’est des bien sales histoires.

— Et encore si c’était tout ! reprit la Poulot. Est-ce que mon mari vous a fait lire les vieux journaux qu’il a trouvés en balayant les cabinets ? Vous savez bien, ce peintre qui avait été assassiné par sa maîtresse… Comment ! vous ne savez pas ! Mais c’était juste la même, chère Madame, avec son marlou. Ils l’avaient coupé en morceaux, ce pauvre monsieur, et ils l’avaient salé comme un cochon pour l’envoyer à Chicago, c’est comme j’ai l’honneur de vous le dire. Ils ont trouvé le moyen de faire accroire aux juges que c’était un autre qui avait fait le coup. On a condamné à leur place un ouvrier, père de cinq enfants, qui travaillait toute la sainte journée pour nourrir sa famille et qui est maintenant au bagne. Qu’est-ce que vous pensez de ça ?… Tu me griffes, petit chameau ! Dis avec moi Pa-pa-pa-pa-papa ! ma-ma-ma-ma-maman !

Bien que tout cela fût extrêmement gueulé, Clotilde, ce jour-là, n’en entendit pas davantage. Elle ne revint d’un long évanouissement que dans les bras de son mari à qui elle raconta aussitôt, avec une horreur infinie, l’épouvantable conversation.

Léopold alla se plaindre au commissaire de police qui fit comparaître les deux femelles et lui tint ensuite ce langage :

— Monsieur, je suis forcé de vous avouer mon impuissance. Vous avez affaire à des bougresses parfaitement dessalées qui s’efforceront de vous nuire par tous les moyens imaginables, sans se mettre en contravention. Je les connais très bien. J’ai leurs dossiers ici et je vous prie de croire que ce n’est rien de propre. Si on pouvait les pincer une bonne fois, elles écoperaient ferme, c’est fort probable. Mais il faudrait pouvoir les convaincre de quelque délit prévu. Tâchez donc d’avoir des témoins et d’amener vos deux mégères à un esclandre bien caractérisé. Alors, nous pourrons marcher. Sinon, je ne vois rien à entreprendre et les chiennes se sont peu gênées pour me le faire sentir avec une insolence rare. C’est tout juste si j’ai pu prendre sur moi de ne pas les jeter dehors par le moyen des rudes poignes qui sont ici. Ah ! mon cher Monsieur, vous n’êtes pas le seul à vous plaindre. Notre fonction devient, de jour en jour, plus impossible. Nous sommes loin du temps où le magistrat de police pouvait remédier, dans une certaine mesure, aux lacunes de la loi qui n’apprécie pas les crimes d’ordre moral. Les journaux surveillent toutes nos démarches, avec l’équité que vous savez, et la mise à pied nous est acquise aussitôt que nous avons l’air d’outrepasser le moins du monde nos strictes attributions. Soyez assuré, Monsieur, que je compatis à votre peine, mais je vous dis les choses telles qu’elles sont. Produisez-moi des témoins, c’est mon dernier mot.

Un témoin est un instrument qu’il faut avoir sous la main. Or ce n’est pas facile à trouver pour des solitaires et des dénués. Druide était absent de Paris et l’Isle-de-France absent de lui-même. Les deux ou trois autres sur lesquels on aurait pu compter étaient tellement dévorés, çà et là, qu’il valait mieux n’y pas songer.

Léopold se souvint alors d’un pauvre homme qu’il avait rencontré plusieurs fois à l’église et avec qui il avait eu l’occasion d’échanger quelques mots. Celui-là se nommait assez cocassement Hercule Joly, et c’était bien le personnage le moins héraclide qu’on pût voir.

Très bienveillant et très timide, mais plus chauve encore, long et flexible comme un cheveu, il s’exprimait avec des mitaines infinies, d’une voix aphone, ayant toujours l’air de se parler lui-même à l’oreille. Les yeux, d’un bleu extrêmement doux, ne manquaient pas de promptitude, mais on les devinait plus capables d’étonnement que de perspicacité. Il avait de tout petits pas rapides, de grands gestes braves, un sourire d’une niaiserie attendrissante, parfois les mouvements saccadés d’un égrotant que traverse une douleur vive, et ressemblait sous sa barbe en pointe à une vieille demoiselle derrière un balai de crin. Il était, cela va sans dire, célibataire, employé d’administration et tourangeau.

L’ancien explorateur, qui possédait le coup d’œil d’un chef, avait discerné là, du premier coup, une droiture, une fidélité et même une bonté certaines. Il le prit donc à part, dès le lendemain matin, et lui expliqua brièvement son cas.

— Je m’adresse à vous, dit-il en terminant, parce que vous me paraissez avoir des qualités de chrétien et que je ne connais ici personne. J’ajoute que l’immonde et scélérate persécution qui peut tuer ma femme, rejaillira vraisemblablement sur ceux qui m’assisteront de leur témoignage.

— Monsieur, répondit aussitôt l’interpellé, comptez sur moi. Je pense qu’il est, en effet, de mon devoir de vous aider en cette occasion, autant qu’il me sera donné de le faire, et je serais certainement peu digne de miséricorde, si je cherchais à me dérober. Pour ce qui est de la haine que ces dames pourraient me décerner, je vous assure que je n’ai aucun mérite à en braver la menace. Je vis seul et les railleries ou les injures qu’on veut bien me lancer par derrière m’ont toujours produit l’effet d’une brise favorable qui enflerait mes voiles. D’ailleurs, ajouta-t-il en riant, comme pour cacher une sorte d’émotion, souvenez-vous que je me nomme Hercule et que je dois quelque chose à la mythologie de ma signature. À ce soir donc, Monsieur, l’honneur de me présenter chez vous.

Sur cette assurance, il serra la main de Léopold et se mit à trotter dans la direction de son bureau.