La Fiancée de Lammermoor/20

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, tome 11p. 195-204).




CHAPITRE XX.

déclaration.


Plus belle dans sa demeure solitaire qu’une Naïade sur la rive d’une source grecque, ou que la dame de Mère, assise sur un rivage romantique.
Wordsworth.


Les réflexions que faisait Edgard étaient embarrassantes. Il se voyait plongé dans le labyrinthe qu’il avait tant redouté. Le plaisir qu’il éprouvait dans la société de Lucy tenait de l’enchantement, et pourtant il n’avait jamais vaincu sa répugnance pour un mariage avec la fille de son ennemi ; tout en pardonnant à sir William Ashton les injures que celui-ci avait faites à sa maison, et en lui sachant gré des bonnes intentions qu’il lui témoignait, il ne pouvait envisager la possibilité d’une alliance entre leurs familles. Il sentait qu’Alix avait raison, et qu’il fallait pour son honneur quitter incontinent le château de Ravenswood ou devenir l’amant déclaré de Lucy. Mais cette avance faite à un homme riche et puissant pouvait aussi être rejetée ; demander la main d’une Ashton et être refusé, c’était pour un Ravenswood un sanglant affront. « Je lui souhaite tout le bonheur possible, » pensa-t-il en lui-même, « et pour l’amour d’elle j’oublie tout le mal que son père a fait à ma maison ; mais jamais, non jamais, je ne la reverrai. »

En prenant cette résolution avec un trouble plein d’amertume, il arrivait à un endroit où le chemin se partageait : l’une des branches conduisait à la fontaine de la Sirène, où il savait que Lucy l’attendait, et l’autre, plus sinueuse, menait au château. Il s’arrêta un instant avant de suivre cette dernière, cherchant quelle excuse il alléguerait pour motiver son brusque départ ; « Des lettres reçues d’Édimbourg, se dit-il : ce prétexte suffit, il en vaut un autre ; ce qui importe, c’est de partir immédiatement. » Il achevait de parler, quand le jeune Henri arriva près de lui hors d’haleine.

« Maître de Ravenswood, lui dit-il, il faut que vous donniez le bras à Lucy pour la reconduire au château ; car je ne puis lui donner le mien. Norman m’attend pour faire avec lui une tournée dans la forêt. Je ne voudrais pas pour un jacobus d’or être privé de ce plaisir. Lucy n’ose pas retourner seule à la maison, quoiqu’on ait tué tous les taureaux sauvages ; ainsi il faut que vous vous rendiez tout de suite auprès d’elle. »

Quand une balance est également chargée, une plume suffit pour la faire pencher. « Il m’est impossible de laisser cette jeune personne seule dans le bois, dit Edgard ; la revoir une fois de plus est de peu d’importance après nos entrevues fréquentes : d’ailleurs la politesse exige que je lui apprenne mon prompt départ. »

S’étant ainsi persuadé qu’il faisait non-seulement une démarche prudente, mais même indispensable, il prit le chemin qui conduisait à la fatale fontaine. Henri, dès qu’il le vit entrer dans ce sentier pour aller rejoindre sa sœur, partit comme l’éclair, en suivant une autre direction, afin de jouir de la société du garde forestier. Ravenswood, sans faire une seule réflexion de plus sur sa conduite, avança d’un pas rapide, et bientôt il rejoignit Lucy près des ruines. Elle était assise sur une pierre détachée de l’ancienne fontaine, et semblait contempler les progrès des eaux qui sortaient en bouillonnant de la voûte sombre dont la vénération, ou peut-être le remords, avait ombragé leur source. Aux yeux de la superstition, Lucy Ashton, enveloppée dans son plaid écossais, tandis que ses longs cheveux, s’échappant en partie du snood[1], retombaient sur son cou argenté, aurait paru la naïade de la fontaine. Mais Ravenswood ne vit qu’une femme divinement belle, et qui le lui sembla encore davantage quand il songeait qu’elle lui accordait son amour. En la contemplant, il sentit sa résolution s’évanouir comme la neige aux rayons du soleil ; et, sortant d’un taillis derrière lequel il s’était arrêté un instant, il s’approcha d’elle. Lucy le salua, sans se lever de la pierre sur laquelle elle était assise.

« Mon étourdi de frère m’a quittée, mais je l’attends dans quelques minutes, dit-elle ; car si tout lui plaît, heureusement le charme ne dure pas long-temps. »

Ravenswood n’eut pas le courage de lui apprendre que son frère méditait une longue course et ne reviendrait pas de sitôt. Il s’assit à quelque distance sur le gazon, et tous deux gardèrent le silence.

« J’aime ce lieu, » dit enfin Lucy, comme si ce silence l’embarrassait ; « le murmure de cette claire fontaine, le balancement des arbres, le luxe de la verdure et des fleurs sauvages qui croissent parmi ces ruines, en font une scène romantique : je crois aussi avoir entendu dire qu’il a rapport à une légende fort intéressante. — On a prétendu, reprit Ravenswood, que c’est un lieu fatal à ma famille, et j’ai quelque raison de le croire, car c’est ici que j’ai vu miss Ashton pour la première fois, et c’est ici que je dois lui dire un éternel adieu. »

La rougeur que le commencement de sa phrase avait fait monter aux joues de Lucy, en disparut subitement.

« Nous dire adieu ! s’écria-t-elle ; qui peut vous presser de partir ? Je sais qu’Alix hait, je veux dire n’aime pas mon père, et je n’ai rien compris à sa mauvaise humeur d’aujourd’hui, non plus qu’à ses paroles mystérieuses. Mais je suis sûre que mon père a une reconnaissance sincère pour le service inappréciable que vous nous avez rendu. Puis-je espérer qu’après avoir gagné votre amitié depuis si peu de temps, nous ne la perdrons pas tout-à-coup ? — La perdre ! miss Ashton. Non ; partout où le sort m’appellera, qu’il me protège ou qu’il me persécute, c’est votre ami, votre ami sincère qui souffrira. Mais une funeste destinée pèse sur moi, et il faut que je parte, si je ne veux ajouter à mes malheurs le malheur d’autrui. — Ne nous quittez pas, monsieur Edgar, » dit Lucy en plaçant sa main sur le manteau du Maître de Ravenswood avec toute la simplicité d’un cœur affectueux, comme si elle eût voulu le retenir ; « je ne veux pas que vous nous quittiez. Mon père est puissant, il a des amis qui le sont encore plus que lui ; ne vous en allez pas avant d’avoir vu ce que sa reconnaissance peut faire pour vous ; je le sais, il travaille déjà en votre faveur auprès du conseil privé. — Cela peut être, » dit-il avec fierté ; « ce n’est cependant point à votre père, miss Ashton, mais à mes efforts que je dois être redevable de mes succès dans la carrière que je vais parcourir. Mes préparatifs sont déjà faits : une épée, un manteau, un cœur intrépide et un bras ferme. »

Lucy couvrit son visage de ses mains, et, malgré elle, des larmes se firent passage entre ses doigts.

« Pardonnez-moi, » dit Ravenswood en prenant sa main droite qu’elle lui abandonna après une légère résistance, tout en continuant de tenir l’autre devant son visage. « Je suis trop rude, trop sauvage, trop intraitable pour un être aussi doux, aussi angélique que vous. Oubliez qu’une sombre vision a traversé le sentier de votre vie, et laissez-moi poursuivre le mien, emportant avec moi la certitude que mon plus grand malheur est de me séparer de vous. »

Lucy pleurait toujours, mais ses larmes étaient moins amères ; chaque effort que faisait Edgar pour expliquer le motif de son départ ne servait qu’à montrer combien il désirait de rester. Enfin, au lieu de lui dire adieu, il lui donna sa foi à jamais et reçut la sienne en retour.

Tout cela se passa si rapidement et fut le résultat d’une impulsion si subite, qu’avant que le Maître de Ravenswood eût eu le temps de réfléchir aux conséquences de cette promesse, leurs lèvres et leurs mains avaient scellé leurs serments.

« Maintenant, » dit-il après un moment de réflexion, « il est convenable que je parle à sir William Ashton, il faut qu’il connaisse notre engagement : Ravenswood ne doit point demeurer chez lui pour solliciter clandestinement l’amour de sa fille. — N’en parlez pas à mon père, « dit Lucy d’un ton craintif. Puis elle ajouta avec chaleur : « Oh ! non, non, n’en parlez pas. Attendez que votre sort soit assuré, que votre situation et vos desseins soient fixés, avant de vous adresser à mon père. Je suis sûre qu’il vous aime, je crois qu’il y consentira ; mais ma mère… »

Elle s’arrêta, honteuse d’exprimer qu’elle doutait que son père osât prendre une résolution, dans une circonstance aussi importante, sans le consentement de lady Ashton.

« Votre mère, ma chère Lucy, reprit Ravenswood, est de la maison de Douglas, maison qui a contracté des alliances avec la mienne, même quand sa gloire était au plus haut période : que pourrait-elle objecter ? — Je ne dis pas qu’elle s’opposerait à notre union ; mais elle est jalouse de ses droits et peut faire valoir ceux d’une mère à être consultée la première dans une telle circonstance. — Cette observation est juste ; mais quoique Londres, où elle a dû se rendre en partant d’Édimbourg, soit loin d’ici, quinze jours suffisent pour que la réponse à une lettre nous arrive. Je ne presserai pas le lord garde des sceaux de prendre une décision immédiate. — Mais, » dit Lucy en hésitant, « ne vaudrait-il pas mieux attendre… attendre quelques semaines. Si ma mère vous voyait, vous connaissait, je sus sûre qu’elle approuverait mon choix ; mais elle ne vous connaît pas personnellement, et l’ancienne inimitié qui existe entre nos familles… »

Ravenswood fixa sur elle ses yeux noirs et perçants, comme s’il eût voulu pénétrer jusqu’au fond de son âme.

« Lucy, dit-il, j’ai sacrifié pour vous des projets de vengeance long-temps nourris, et jurés avec des cérémonies semblables à celles des païens ; je les ai sacrifiés à vos attraits, avant de connaître le trésor qu’ils recouvrent. La nuit qui suivit les funérailles de mon père, je coupai une boucle de mes cheveux, je la jetai dans un brasier, et en regardant le feu la consumer, je jurai que ma rage et ma vengeance poursuivraient ses ennemis jusqu’à ce qu’ils fussent anéantis devant moi d’une manière aussi sûre et aussi prompte. — C’était un grand crime, » dit Lucy en pâlissant, « de faire un serment si affreux. — Je l’avoue, et c’en eût été un plus grand de le mettre à exécution. C’est pour l’amour de vous que j’ai abjuré ces projets, quoique je connusse à peine la cause qui me dominait. Mais lorsque je vous eus vue une seconde fois, je sentis l’influence que vous aviez prise sur moi. — Et pourquoi rappeler des sentiments si terribles, si incompatibles avec ceux que vous dites avoir pour moi, avec ceux dont ma bouche vient de vous faire l’aveu ? — Parce que je désire que vous sachiez à quel prix j’ai acheté votre amour, le droit que j’ai à votre constance. Je ne dis pas que j’y sacrifie l’honneur de ma maison ; mais, quoique je ne le dise pas ni que je ne le pense pas, le monde peut le penser et le dire. — Si tels sont vos sentiments, vous jouez un rôle bien cruel auprès de moi ; mais il n’est point trop tard pour y renoncer. Reprenez la foi et le serment que vous m’aviez donnés, et que vous ne pouviez engager sans compromettre l’honneur de votre maison ; que tout ce qui est arrivé s’efface ; oubliez-moi, je tâcherai d’oublier moi-même… — Vous me faites injure, dit le Maître de Ravenswood ; par tout ce qui mérite le respect des hommes, vous ne me rendez pas justice. Si j’ai parlé du sacrifice par lequel j’ai acheté votre amour, ce n’était que pour vous prouver le prix que j’y attache, pour donner plus de force à notre lien, et pour vous convaincre, par tout ce que j’ai fait pour l’obtenir, combien je souffrirais si vous manquiez à votre foi. — Et pourquoi, Ravenswood, croiriez-vous que cela fût possible ? Pourquoi douteriez-vous de ma constance ? Est-ce parce que je vous prie d’attendre quelque temps avant de vous adresser à mon père ? Engagez-moi par tels serments qu’il vous plaira ; s’ils sont inutiles pour assurer la constance, ils peuvent détruire les soupçons. »

Ravenswood, se jetant aux genoux de Lucy, employa les prières et les supplications les plus vives pour la calmer : Lucy, aussi douce qu’innocente, pardonna volontiers l’offense que ses doutes avaient amenée. La querelle des deux amants se termina par une cérémonie emblématique de leur serment, dont le peuple conserve encore quelque souvenir. Ils rompirent en deux et se partagèrent la pièce d’or qu’Alix avait refusée. — Et toujours ceci restera sur mon cœur, » dit Lucy en pendant la pièce à son cou et la cachant sous son fichu, « à moins que vous, Edgar Ravenswood, vous ne me disiez d’y renoncer ; et tant que je la porterai, jamais ce cœur n’admettra un autre amour. »

Ravenswood plaça l’autre moitié sur son sein en faisant les mêmes protestations. Alors seulement ils s’aperçurent que le temps s’était écoulé bien vite pendant leur entrevue, et que leur absence du château pourrait être remarquée, donner même de l’inquiétude. Au moment où ils se levaient pour quitter la fontaine témoin de leurs serments, une flèche siffla en l’air et frappa un corbeau perché sur la branche d’un vieux chêne, près duquel ils étaient assis : l’oiseau vint tomber en se débattant aux pieds de Lucy, dont la robe fut tachée de sang.

Miss Ashton ne put se défendre d’un mouvement d’effroi, et Ravenswood, très-courroucé et surpris, cherchait partout le tireur qui leur avait donné cette preuve d’adresse aussi inattendue que peu désirée. Il ne fut pas long-temps à le découvrir : c’était Henri, qui accourait de ce côté une arbalète à la main.

« Je savais bien que je vous effraierais, dit-il, et je croyais qu’il serait tombé tout droit sur votre tête, avant que vous vous en aperçussiez. Que vous disait donc le Maître de Ravenswood, ma petite Lucy ? — Je disais à votre sœur que vous étiez un paresseux, que vous nous teniez ici long-temps à vous attendre, » répondit Edgar afin de cacher la confusion de Lucy.

« À m’attendre ? mais je vous ai prié de conduire Lucy à la maison, en vous prévenant que j’allais faire un tour dans la forêt ; avec le vieux Norman, que je fouillerais surtout le taillis de Hayberry ; et vous deviez savoir que cela prendrait une bonne heure. Nous avons reconnu les traces du daim, et tout apprêté, tandis que vous, vous êtes resté assis ici à côté de Lucy, comme un vrai paresseux. — Eh bien ! monsieur Henri, reprit Ravenswood, voyons comment vous vous justifierez du meurtre de ce corbeau. Savez-vous que tous les corbeaux sont sous la protection des lords de Ravenswood[2], et qu’en tuer un en leur présence est si mauvais signe que cette action mérite un coup de poignard ? — C’est ce que Norman me disait, répliqua le jeune homme. Il est venu avec moi à portée de flèche, et m’a assuré n’avoir jamais vu de corbeau rester si près de gens vivants ; il souhaitait que ce fût de bonne augure, car le corbeau est un oiseau des plus sauvages, à moins qu’il ne soit apprivoisé ; je me suis donc avancé tout doucement, jusqu’à ce que j’aie été à soixante pas de lui ; et alors j’ai lancé ma flèche, et le voilà à terre, par ma foi. N’est-ce pas un bon coup ? Cependant je n’ai peut-être pas tiré dix fois à l’arbalète. — Admirable, en vérité, reprit Ravenswood ; et vous serez un fameux archer, si vous continuez. — C’est ce que Norman m’a dit encore, reprit le jeune homme ; mais certes ce n’est pas ma faute si je ne pratique pas davantage, car si j’étais libre je ne ferais pas autre chose. Seulement, mon père et mon précepteur se fâchent quelquefois, et miss Lucy se donne les tons de parler de mon ouvrage, tandis qu’elle reste tout un jour à ne rien faire autre chose que de babiller avec un galant qu’elle trouve à son goût. Je l’ai vue passer ainsi son temps plus de vingt fois, vous pouvez m’en croire. »

Le jeune homme regardait sa sœur en prononçant ces paroles ; et, malgré son étourderie, il s’aperçut que son malin bavardage l’affligeait, quoiqu’il n’en comprît pas la cause.

« Allons, allons, Lucy, dit-il, ne vous chagrinez pas ; et si j’en ai dit plus qu’il n’en faut, je suis prêt à le nier. Et qu’importe au Maître de Ravenswood, quand même vous auriez une centaine d’amoureux ? Il ne faut pas vous crever les yeux pour cela. »

Ce fut tout au plus si le Maître de Ravenswood fut content de ce qu’il entendait, quoique son bon sens lui dît naturellement que c’était le caquet d’un enfant gâté, qui cherchait à mortifier sa sœur sur le point le plus sensible. Son âme, lente à recevoir les impressions, les conservait avec force : le caquet de Henri y fit naître un vague soupçon, que son engagement n’allait peut-être servir qu’à l’exposer, comme un ennemi vaincu dans les pompes triomphales de l’ancienne Rome, à orner le char d’un vainqueur orgueilleux. Il n’y avait, nous le répétons, aucune cause raisonnable de crainte, et l’on ne pourrait dire que Ravenswood l’eût sérieusement éprouvée un seul instant. D’ailleurs, il était impossible de considérer les yeux de Lucy Ashton, et d’entretenir le moindre doute sur sa sincérité. Néanmoins, l’orgueil et la pauvreté se réunissaient pour rendre soupçonneux un esprit qui, en des circonstances plus heureuses, aurait été inaccessible aux petitesses de la défiance.

Ils arrivèrent au château, où sir William Ashton, que leur absence avait alarmé, les attendait dans la salle.

« Si Lucy, dit-il, avait été avec toute autre personne que celui qui a si bien su la protéger, j’aurais été inquiet, et j’aurais envoyé après elle ; mais auprès du Maître de Ravenswood, je savais que ma fille n’avait rien à craindre. »

Lucy balbutia quelques excuses sur leur retard, mais sa conscience la força de s’arrêter toute confuse ; et quand Ravenswood voulut venir à son secours, il ne fit que partager son embarras, comme celui qui, voulant retirer son ami d’un bourbier, s’y enfoncerait avec lui. On ne peut supposer que la confusion des jeunes amants échappât à l’artificieux homme de loi ; mais il était de sa politique de ne pas la remarquer. Il voulait tenir le Maître de Ravenswood dans les liens, mais être libre lui-même ; et il ne lui vint pas dans l’idée que son plan pourrait bien être dérangé, si sa fille partageait la passion qu’elle inspirait. En supposant que, par hasard, elle ressentît quelque inclination pour Ravenswood, et que les circonstances ou le refus absolu de lady Asthon vinssent l’entraver, il se figurait qu’un voyage à Édimbourg, ou même à Londres, un cadeau de belles dentelles de Bruxelles, les hommages empressés d’une demi-douzaine de jeunes gens suffiraient pour lui faire renoncer à celui qu’en voudrait qu’elle oubliât. D’après ces idées, qui lui paraissaient mettre les choses au pis, il se sentait disposé à encourager plutôt qu’à réprimer l’attachement de Lucy pour le Maître de Ravenswood.

D’ailleurs, en le considérant sous un point de vue plus agréable, le mariage de Lucy avec le Maître de Ravenswood lui paraissait très-convenable : par cette union, une haine de famille qui ne laissait pas que de l’inquiéter beaucoup se trouvait assoupie ; les intérêts des deux maisons devenaient les mêmes ; sa conscience se trouvait débarrassée d’un fardeau qui ne lui pesait que trop souvent ; enfin, il devenait le beau-père d’un homme chez lequel on devait reconnaître les talents et même les moyens nécessaires pour acquérir une grande importance dans l’état.

Une lettre qu’il avait reçue le matin même, pendant l’absence des deux jeunes gens, et qu’il s’empressa de communiquer à Edgar, avait encore contribué à le mettre dans ces heureuses dispositions. Cette lettre lui avait été apportée par un exprès, de la part de cet ami dont nous avons parlé. Cet ami s’occupait sans relâche de réunir une troupe de patriotes, à la tête desquels était la grande terreur de sir William ; le marquis d’A… Le succès avait été tel, qu’il avait obtenu de sir William, sinon une réponse directement favorable, du moins une bonne réception. Il l’avait annoncé au marquis, lequel avait répondu par l’ancien proverbe : Château qui parlemente et femme qui écoute sont bien près de se rendre. Un homme d’état qui entendait proposer un changement dans les mesures de l’administration sans faire d’objection, était, selon l’opinion du marquis, dans la même position qu’une forteresse qui parlemente ou qu’une femme qui écoute, et il résolut de serrer vivement le lord garde des sceaux.

Le paquet contenait donc une lettre de son ami et parent, et une autre du marquis, qui lui annonçaient que ce seigneur irait, sans cérémonie, lui faire une visite dans son château de Ravenswood. Or, comme le marquis d’Athol devait nécessairement traverser, pour se rendre dans le midi, cette contrée dont les routes étaient aussi mauvaises que les auberges détestables ; comme, d’un autre côté, le lord garde des sceaux, par suite de ses fonctions, avait avec Sa Seigneurie des relations obligées, sinon très-intimes, cette visite devait paraître assez naturelle pour ne pas éveiller le soupçon, et y faire découvrir un but politique. Sir William répondit donc qu’il recevrait avec plaisir la visite dont le marquis voulait bien l’honorer, se réservant en lui-même de n’entrer dans ses vues ou de ne les favoriser qu’autant que la raison, c’est-à-dire son intérêt personnel, l’exigerait.

Deux circonstances l’enchantaient : la présence de Ravenswood et l’absence de son épouse. La première lui donnait lieu d’espérer qu’elle effacerait toute idée d’hostilité entre lui et le marquis ; et il prévoyait que, pour son système de tergiversations et de temporisation, Lucy serait une meilleure maîtresse de maison que sa mère, dont le caractère orgueilleux et implacable aurait pu déconcerter les plans politiques de son mari. »

Ravenswood se rendit sans peine à la prière du lord, qui l’invitait à rester pour recevoir son parent ; car son entretien avec Lucy auprès de la fontaine avait chassé loin de lui tout désir de départ. On donna donc ordre à Lucy et à Lockhard, chacun dans ses attributions respectives, de faire les préparatifs nécessaires pour recevoir le marquis avec une pompe et un luxe peu connus alors en Écosse.






  1. Ruban qui retient leurs cheveux, et que les jeunes filles en Écosse ne remplacent par un bonnet que le lendemain de leurs noces. a. m.
  2. Nous avons dit ailleurs que raven veut dire corbeau, et woods, bois. a. m.