La Fiancée de Lammermoor/21

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, tome 11p. 204-215).




CHAPITRE XXI.

prétentions matrimoniales de bucklaw.


 Marall. Monsieur, l’homme honorable est arrivé : il vient de descendre.
 Overreach. Faites-le entrer sans réplique, et agissez d’après mes ordres. La grande musique que j’ai fait venir est-elle prête pour le recevoir ?

Nouvelle manière de parler de vieilles dettes.


Quoique sir William Ashton fût un homme de bon sens, fort instruit, et qu’il eût une grande connaissance pratique du monde, il y avait encore quelques traits de son caractère qui décelaient sa timidité ordinaire et la souplesse à laquelle il devait son élévation : il était doué d’un esprit médiocre, quoique assez cultivé, et avait une grande disposition à l’avarice, quoiqu’il eût soin de la cacher. Il aimait à faire parade de ses richesses, non comme un homme pour qui l’habitude en fait une nécessité, mais comme un parvenu à qui elles plaisent par leur nouveauté.

Les moindres détails ne lui échappaient pas, et Lucy remarqua quelquefois un sourire de mépris sur la figure de Ravenswood lorsque son père discutait avec Lockhard et même avec la vieille femme de charge sur des minuties auxquelles, dans les grandes maisons, il est d’usage de ne pas faire la moindre attention, parce qu’on suppose qu’il est impossible qu’elles soient oubliées par des domestiques.

« Je pardonne à sir William, » disait Ravenswood un soir, au moment où il sortait de l’appartement, » d’éprouver quelque inquiétude dans cette circonstance ; car la visite du noble marquis est un honneur pour lui, et doit être reçue comme telle ; mais lorsque je l’entends discuter minutieusement sur ce qui a rapport à l’office, au garde-manger, et même au poulailler, je perds toute patience, et je préfère la pauvreté de Wolf’s-Crag, à toute la richesse du château de Ravenswood. — Et cependant, dit Lucy, c’est par son attention à ces minuties que mon père a acquis la propriété… — Que mes ancêtres ont vendue, parce qu’ils ont manqué de cette attention, en bien ! soit : un homme ne peut porter un fardeau qui dépasse ses forces, fût-ce même de l’or.

Lucy soupira ; elle ne voyait que trop que son amant méprisait les manières et les habitudes d’un père qu’elle avait toujours considéré comme son meilleur et son plus tendre ami, et dont les caresses l’avaient souvent dédommagée de la dureté impérieuse de sa mère.

Les amants s’aperçurent aussi qu’ils différaient d’opinion sur d’autres points non moins importants. Dans ces jours de discorde, la religion, cette mère de la paix, était si méconnue, que ses dogmes et ses formes étaient le sujet de violentes disputes et de l’animosité la plus hostile. Le lord garde des sceaux, attaché au parti whig, était par conséquent presbytérien, et avait trouvé convenable, à diverses époques, de montrer pour son église plus de zèle qu’il n’en avait réellement. Sa famille était élevée dans les mêmes principes politiques et religieux. Ravenswood appartenait aux épiscopaux, et reprochait souvent à Lucy le fanatisme de ceux de sa communion ; de son côté, elle insinuait plutôt qu’elle n’exprimait son horreur pour des principes qu’on lui avait appris à regarder comme contraires à la discipline ecclésiastique et à la pureté de la religion.

Ainsi, quoique leur amour semblât s’accroître plutôt que diminuer, à mesure qu’ils se connaissaient mieux, quelque chose de pénible se mêlait à leurs sensations. Lucy éprouvait une gêne secrète auprès de Ravenswood, dont l’âme était d’une trempe plus fière, plus hautaine que celle des gens parmi lesquels elle avait été élevée ; ses idées étaient aussi plus nobles, plus élevées, et il ne cachait pas son mépris pour la plupart des opinions qu’elle avait appris à vénérer. Sa tendresse pour lui était donc mêlée de crainte. Ravenswood, de son côté, voyait en Lucy un caractère doux et flexible, trop susceptible de céder aux impressions de ceux parmi lesquels elle passait sa vie. Il sentait qu’il avait besoin d’une compagne dont l’esprit fût plus indépendant, et qui, en voguant avec lui sur l’océan de la vie, fût plus capable de s’abandonner avec la même indifférence au souffle de la tempête ou à celui de la brise légère. Mais Lucy était si belle, elle avait pour lui un attachement si dévoué, elle était si tendre et si bonne, que tout en désirant qu’on pût lui inspirer plus de fermeté et de résolution, et en s’impatientant de la crainte extrême qu’elle exprimait que leur tendresse réciproque ne fût trop tôt découverte, il sentait que cette douceur, qui tenait presque de la faiblesse, la lui rendait plus chère ; il la considérait comme un être qui s’était jeté volontairement sous sa protection, et l’avait choisi pour arbitre de son bonheur ou de son malheur. Ses sentiments alors étaient ceux que notre immortelle Joanna Baillie a dépeints depuis d’une manière si admirable :

« Semblable à la plus tendre des plantes qui ait jamais fixé sa tige délicate au rocher massif, voudrais-tu t’attacher à moi qui ne suis qu’un être frêle, battu par la tempête ?… Cependant, aime-moi toujours aussi sincèrement que tu le fais ; de mon côté, je t’aimerai d’un cœur franc et honnête, quoique je sois indigne d’avoir pour compagne une créature aussi angélique. »

Ainsi les points sur lesquels ils différaient essentiellement semblaient, en quelque sorte, assurer la durée de leur attachement mutuel. Si chacun avait apprécié le caractère de l’autre avant l’explosion de la passion qui leur avait fait engager leur foi, Lucy aurait peut-être trop redouté Ravenswood pour l’aimer, et lui-même aurait pris son caractère doux et docile pour de la faiblesse, et l’aurait crue peu digne de son attachement. Mais ils s’étaient engagés l’un à l’autre, et il ne leur restait d’autre crainte, à Lucy, que l’orgueil de son amant ne lui fît un jour regretter l’affection qu’elle lui témoignait ; à Ravenswood, qu’un esprit aussi docile que celui de Lucy ne fût entraîné par ceux qui l’entouraient à regretter l’engagement qu’elle avait formé.

« Ne le craignez pas, » disait Lucy, un jour que son amant lui faisait part de ses soupçons. « Les miroirs qui reflètent les objets placés devant eux, sont d’une substance dure comme le verre ou l’acier ; les substances plus molles, lorsqu’elles reçoivent une impression, la retiennent sans la laisser s’effacer. — Ceci est de la poésie, répondit Ravenswood ; et dans la poésie il y a toujours de l’inexactitude et souvent même de la fiction. — Croyez-moi donc au moins quand je vous parle en humble prose : quoique je ne veuille épouser aucun homme sans l’aveu de mes parents, ni force ni persuasion ne me feront disposer de ma main en faveur d’un autre, à moins que vous ne renonciez au droit que je vous ai donné. »

Les amants avaient toute liberté de s’entretenir ainsi, Henri se tenait rarement près d’eux, car ou bien il écoutait malgré lui les leçons de son précepteur, ou bien il suivait, plus volontiers il est vrai, celles des forestiers et des palefreniers. Quant au lord garde des sceaux, il passait ses matinées dans son cabinet à tenir ses diverses correspondances, et à balancer dans son esprit inquiet, d’un côté, les renseignements qu’il recueillait de tous côtés relativement aux changements qu’on croyait devoir s’opérer dans la politique écossaise ; de l’autre, la force probable des partis qui se disputaient le pouvoir : d’autres fois, tout occupé des préparatifs qu’il jugeait convenables pour la réception du marquis d’Athol, dont l’arrivée avait été reculée deux fois par les circonstances, il donnait des ordres qu’il changeait aussitôt pour y revenir ensuite.

Au milieu de ces travaux politiques et domestiques, il semblait ne pas remarquer combien sa fille et son hôte se trouvaient livrés à eux-mêmes. Plusieurs voisins le blâmaient, ainsi qu’il est d’usage dans tous les pays, de laisser former une liaison si intime entre ces deux jeunes gens, à moins qu’il ne les destinât l’un à l’autre. Au vrai, sir William ne cherchait qu’à temporiser, jusqu’à ce qu’il eût vu à quel point le marquis portait intérêt aux affaires de Ravenswood, et pouvait les avancer. Il se promit de ne se compromettre en rien avant d’avoir éclairci ces faits, et, de même que bien des hommes artificieux, il se trompa lui-même d’une manière déplorable.

Parmi ceux qui étaient disposés à censurer sévèrement la conduite de sir William Ashton, en ce qu’il permettait à Ravenswood de faire un si long séjour chez lui et d’être si assidu auprès de miss Lucy, se trouvaient le nouveau lord de Girningham et son fidèle écuyer et compagnon de bouteille, personnages mieux connus sous les noms de Hayston de Bucklaw et du capitaine Craigengelt. Le premier avait hérité des vastes domaines de sa vieille grand’tante et de ses immenses richesses, qui lui avaient servi à racheter ses biens patrimoniaux (car il tenait beaucoup à conserver ce nom), quoique le capitaine Craigengelt lui eût proposé un moyen plus avantageux de placer son argent, d’après le système de Law depuis peu établi, lui offrant même de faire le voyage de Paris exprès pour cela. Mais Bucklaw était devenu prudent à l’école de l’adversité, et il ne se montra nullement disposé à suivre les avis de Craigengelt dans une affaire qui pouvait compromettre son indépendance nouvellement acquise. Celui qui avait mangé des pois secs avec du pain d’avoine, qui avait bu du vin aigre et couché dans la chambre secrète de Wolf’s-Crag, disait qu’il saurait conserver sa bonne chère et un bon lit, tant qu’il vivrait, et qu’il ferait en sorte de ne plus avoir besoin d’une semblable hospitalité.

Craigengelt vit donc s’évanouir les espérances qu’il avait d’abord conçues de faire sa dupe du laird de Bucklaw. Toutefois, il retira quelques avantages de la fortune de son ami. Bucklaw n’avait jamais été scrupuleux sur le choix de ses compagnons ; d’ailleurs il était habitué à cet homme qui l’amusait, avec qui il pouvait rire à son gré ; qui prendrait, selon le proverbe écossais, le souffrir et le dire en toutes choses ; qui connaissait toutes les sortes de jeux auxquels on pouvait se livrer, soit à la maison, soit dehors ; et qui, quand le laird voulait vider une bouteille de vin, ce qui arrivait assez souvent, était toujours prêt à lui épargner la honte de s’enivrer seul. À tous ces titres, Craigengelt était donc l’habitué le plus constant et le plus intime de la maison de Girningham.

En tout temps, et quelles que fussent les circonstances, personne ne pouvait tirer grand avantage d’une telle liaison. Cependant ses mauvaises suites étaient en quelque façon neutralisées par la connaissance complète qu’avait Bucklaw du caractère de son protégé, et par le profond mépris qu’il ressentait pour lui. Mais cette fâcheuse compagnie tendait à corrompre les qualités dont la nature l’avait doué.

Craigengelt n’oubliait point le mépris avec lequel Ravenswood lui avait arraché le masque de courage et d’honnêteté dont il se couvrait ; et sa méchanceté, aussi lâche qu’artificieuse, ne trouva pas de meilleur moyen pour se venger, que d’exaspérer Bucklaw contre lui.

Il cherchait tous les prétextes possibles pour ramener la conversation sur le cartel que Ravenswood avait refusé, et cherchait à insinuer à son patron que son honneur exigeait qu’il mît à fin cette discussion ; mais Bucklaw lui imposa un silence absolu sur ce chapitre.

« Je pense, dit-il, que le Maître ne m’a pas traité en gentilhomme, et je ne crois pas qu’il ait eu le droit de m’envoyer une réponse cavalière, quand je lui demandais raison d’un affront. Mais il m’a accordé la vie une fois, et, en regardant la chose de près, je crois que nous sommes quittes. S’il m’insulte encore, je regarderai notre vieux, compte comme soldé, et il fera bien de prendre garde à lui. — Oui, il fera bien, répéta Craigengelt ; car je parierais tout ce que l’on voudra que vous le perceriez d’outre en outre avant la troisième botte. — Alors, je vois que vous n’y connaissez rien, et que vous ne l’avez jamais vu en garde. — Si je ne m’y connais pas ! la plaisanterie est bonne. Assurément je n’ai jamais vu Ravenswood faire des armes, mais n’ai-je pas été à l’école de M. Sagout, le premier maître d’armes de Paris ? à celle de signor Poco, à Florence, et de mein herr Durchstossen[1], à Vienne ? Je connais toutes leurs feintes : ils m’ont montré leurs coups cachés. — Je ne sais rien de tout cela ; mais, quand ce serait vrai, qu’en résulterait-il ? — Que je veux être damné si jamais j’ai vu Français, Italien ou Allemand, avoir le pied, le poignet et l’œil aussi sûrs et aussi fermes, et se tenir en garde aussi bien que vous, Bucklaw. — Je crois que vous mentez, Craigie, dit Bucklaw ; dans tous les cas, je sais tirer la pointe, manier l’espadon, le poignard, le coutelas ou le cimeterre, et c’est tout autant qu’il en faut à un gentilhomme. — Et le double de ce que savent quatre-vingt-dix-neuf autres sur cent. Parce qu’ils sont en état d’échanger quelques bottes, ils croient posséder à fond le noble art de l’escrime. Cela me rappelle que lorsque j’étais à Rouen, en 1695, il s’y trouvait un certain chevalier de Chapon ; nous allâmes ensemble à l’Opéra, où nous rencontrâmes trois petits fanfarons anglais… — Est-ce une longue histoire que vous allez nous raconter ? » dit Bucklaw en l’interrompant sans cérémonie.

« Tout comme il vous plaira, reprit le parasite. — Alors qu’elle soit courte. Est-elle triste ou gaie ? — Oh ! diablement triste, je vous assure, et ils s’en aperçurent ; car le chevalier et moi… — Alors je n’en veux pas du tout, répondit Bucklaw ; ainsi remplissez un verre du clairet de ma bonne vieille tante, Dieu veuille avoir son âme ! et comme dit le Highlander : Skioch doch na skiaill[2]. — C’est ce que disait toujours le vieux sir Evan Dhu, quand j’étais en campagne avec les braves garçons, en 1689 : Craigengelt, me disait-il, vous êtes le plus joli garçon[3] qui ait jamais manié une épée ; mais vous avez un défaut. — S’il vous avait connu depuis aussi long-temps que moi, il vous en aurait trouvé plus de vingt. Mais au diable les longues histoires ! portez votre toast, mon brave. »

Craigengelt se leva, alla sur la pointe du pied jusqu’à la porte, regarda dehors, la ferma soigneusement, puis revint à sa place ; mettant alors son chapeau à galon terni sur le coin de l’oreille, il prit un verre d’une main, et plaçant l’autre sur la garde de son épée, il dit : « Au roi qui est de l’autre côté de l’eau ! — Écoutez, capitaine Craigengelt, lui dit Bucklaw, en pareille matière je garde mon opinion pour moi ; j’ai trop de respect pour la mémoire de ma vénérable tante Girnington pour vouloir mettre ses terres en danger d’être confisquées pour crime de haute trahison. Amenez-moi le roi Jacques à Édimbourg, avec trente mille hommes, et je vous dirai ce que je pense de son titre ; mais quant à fourrer ma tête dans un nœud coulant, et voir appliquer à mes belles et bonnes terres je ne sais quels statuts, soyez sûr que je ne serai pas assez étourdi, assez fou pour cela. Ainsi, quand vous voudrez, l’épée et le verre à la main, porter des toasts qui ressemblent à des actes de trahison, vous chercherez votre vin et votre compagnie ailleurs. — Eh bien donc dit Craigengelt, prononcez le toast vous même, et, quel qu’il soit, j’y ferai raison, fallût-il m’enfoncera cent pieds sous terre. — Je vais vous en désigner un qui mérite bien qu’on y réponde, dit Bucklaw ; que pensez-vous de miss Lucy Ashton ? — Vivat ! » dit le capitaine en élevant son verre ; « la plus jolie fille du Lothian : quel dommage que le vieux whig qu’elle appelle son père soit prêt à la jeter à un orgueilleux mendiant tel que le Maître de Ravenswood ? — Ceci n’est pas tout-à-fait sûr, dit Bucklaw d’un ton qui, tout en paraissant indifférent, ne laissa pas de piquer la curiosité de son compagnon, car il lui fit concevoir l’espoir de s’insinuer dans la confiance de son patron, de manière à lui devenir nécessaire. La supériorité que Bucklaw prenait avec lui plaisait peu au capitaine, qui saisissait avec plaisir ce qui pouvait lui donner quelque titre plus solide à sa considération. — Je croyais, » dit-il après un instant de réflexion, « que c’était une affaire décidée ; ils sont toujours ensemble, et l’on ne parle pas d’autre chose de Lammerlaw à Traprain. — Qu’on dise ce qu’on voudra, reprit son patron ; je sais à quoi m’en tenir, et, je le répète, je bois à la santé de mis Ashton. — Et j’y boirais à genoux, dit Craigengelt, si je pouvais croire que la demoiselle eût assez d’esprit pour duper ce damné fils d’Espagnol. — Je vous prierai de ne pas vous servir du mot duper en parlant de miss Ashton, » dit gravement Bucklaw.

« Ai-je dit duper ? Non éconduire, mon cher maître ; de par Jupiter, je voulais dire éconduire, reprit Craigengelt, et j’espère qu’elle l’écartera comme une basse carte au piquet, et qu’elle prendra le roi de cœur, mon ami ; mais… — Mais quoi ? — Mais je sais qu’ils sont seuls des heures entières dans les bois et dans les champs, reprit Craigengelt. — C’est la faute de son imbécile de père ; on aura bientôt fait oublier cela à la jeune fille, si jamais elle y a pensé, reprit Bucklaw. Allons, capitaine, remplissez votre verre ; je vais vous rendre heureux, je vais vous apprendre un secret, ou plutôt un complot, oui un complot où il s’agit de chaîne, de nœud coulant, dans un sens figuré. — Un mariage, je jure, » dit Craigengelt, dont la figure s’allongea en faisant cette question ; car il prévoyait que le mariage rendrait son séjour à Girningham bien plus précaire que pendant le joyeux célibat de son patron.

« Oui, un mariage, mon cher. Mais pourquoi ton esprit ferme s’afflige-t-il, et pourquoi les rubis de tes joues deviennent-ils si pâles ? La table aura un coin, et ce coin aura une écuelle, et à côté de cette écuelle il y aura un verre, et la place du bout sera occupée, et l’écuelle et le verre se rempliront pour toi, tous les cotillons du Lothian eussent-ils juré le contraire. Eh quoi, mon brave, suis-je homme à me laisser mettre des lisières ? — C’est ce qu’a dit plus d’un brave garçon de mes amis, dit Craigengelt ; mais, que je meure si j’en sais la cause, les femmes ne peuvent pas me sentir ; elles s’arrangent toujours de manière à me faire déguerpir avant la fin de la lune de miel. — Si vous aviez su maintenir votre terrain jusqu’à ce qu’elle fût passée, vous auriez gagné une bonne pension annuelle, dit Bucklaw. — Mais je n’ai jamais pu le faire, reprit le parasite affligé ; j’ai connu milord de Castle Cuddy, et nous étions comme le doigt et la main ; je prenais ses chevaux, je lui empruntais de l’argent et j’en empruntais pour lui ; je dressais ses faucons ; je lui apprenais à tendre les pièges : eh bien ! quand il lui prit fantaisie de se marier, je lui fis épouser Katie Glegg, dont je me croyais aussi sûr qu’on peut l’être d’une femme. Diable ! avant moins de quinze jours elle me fit sortir de la maison, comme si j’avais couru sur des roulettes. — Eh bien ! reprit Bucklaw, je n’ai rien qui ressemble à Castle Cuddy, et Lucy n’est nullement comme Katie Glegg. Mais voyez-vous, la chose se fera, que vous le vouliez ou non. Il n’y a qu’une question, Voulez-vous m’être utile ? — Utile… et à toi, mon propriétaire, mon garçon chéri, pour qui je parcourrais le monde pieds nus. Nommez le temps, le lieu, les moyens, les circonstances, et vous verrez si je ne sais pas me rendre utile, dans toute circonstance. — Eh bien ! il faut que vous fassiez deux cents milles pour moi. — Mille milles, s’il le faut, et j’appellerai cela le saut d’une puce ; si vous voulez, je vais faire seller mon cheval. — Il faut attendre du moins que vous sachiez où vous devez aller et ce que vous devez faire, reprit Bucklaw. Vous savez que j’ai une parente dans le Northumberland ; lady Blenkensop est son nom ; j’eus le malheur de perdre ses bonnes grâces dans ma pauvreté, et elle me rend ses faveurs aujourd’hui que le soleil de la fortune est venu m’éclairer. — Au diable ces misérables à double face ! » s’écria héroïquement Craigengelt. « Quant à cela, il faut que je le dise à la louange de John Craigengelt, il est l’ami de son ami, dans la bonne comme dans la mauvaise fortune, dans la pauvreté comme dans la richesse. Vous en savez quelque chose, Bucklaw. — Je n’ai pas oublié votre fidélité, dit son patron ; je me rappelle que dans mon malheur vous aviez envie de me pousser au service du roi de France ou du Prétendant, et de plus, que vous m’avez prêté une vingtaine de pièces d’or, quand, ainsi que je le crois fermement, vous avez appris que la vieille lady Girnington avait fait connaissance avec la mort ; mais ne vous chagrinez pas, John ; je crois, après tout, que vous m’aimez assez à votre manière, et mon malheur est de n’avoir pas de meilleur conseiller pour le moment. Pour en revenir à cette lady Blenkensop, il faut que vous sachiez qu’elle est la favorite de la duchesse Sarah… — Quoi ! de Sarah Jennings ? s’écria Graigengelt ; eh bien, il faut qu’elle soit douée d’une vertu transcendante. — Taisez-vous et gardez votre langue de rebelle pour vous, si c’est possible, dit Bucklaw. Je vous dis que, par l’intermédiaire de la duchesse de Marlborough, ma cousine de Northumberland s’est liée intimement avec lady Ashton, la femme du lord garde des sceaux, ou, pour mieux dire, la gardienne du garde des sceaux : elle a accordé à cette lady Blenkensop la faveur de lui rendre une visite en revenant de Londres, et dans ce moment elle est à son vieux château, sur les bords de Wansbeck. Enfin, comme il est convenu parmi ces dames que leurs maris ne sont pour rien dans leur famille, il leur a plu, sans consulter sir William, de mettre sur le tapis une alliance matrimoniale entre Lucy Ashton et mon aimable personne. Lady Ashton s’érigeant en plénipotentiaire du côté de sa fille et de son mari, et la mère Blenkensop, sans y être aucunement autorisée, me faisant l’honneur de me représenter, vous devez penser que j’ai été fort surpris quand j’ai su qu’une chose qui me concerne de si près était si avancée sans qu’on eût demandé mon avis. — Je veux être capot si c’était dans les règles du jeu, dit le confident. — Et quelle fut votre réponse ? — Mais ma première pensée fut d’envoyer le traité au diable et les négociatrices avec lui, comme une couple de vieilles entremetteuses ; ma seconde fut d’en rire de bon cœur, et la troisième et dernière fut une opinion bien arrêtée que la chose était raisonnable et me convenait assez. — Je croyais que vous n’aviez jamais vu cette fille qu’une fois, et encore avait-elle son masque : du moins vous me l’avez dit. — Oui. mais elle me plut beaucoup alors ; et puis Ravenswood s’est si mal comporté avec moi en me faisant dîner à la porte avec les laquais, parce qu’il avait le lord garde des sceaux et sa fille dans son misérable château de mendiant ! Du diable, Craigengelt, si je puis lui pardonner ce tour sans lui en avoir joué un autre. — Et vous ne devez pas y manquer si vous êtes un brave garçon, reprit Craigengelt aux yeux de qui la chose prenait une tournure qui lui plaisait ; lui enlever sa maîtresse, ce sera lui percer le cœur. — Non pas, dit Bucklaw : son cœur est tout cuirassé de raison et de philosophie, choses que ni vous ni moi, Craigie, ne connaissons, grâce à Dieu ; mais je briserai son orgueil, et c’est ce que je veux. — Eh mais, dit Craigengelt, je vois maintenant pourquoi il vous a insulté dans sa vieille tour en ruine. Être honteux de votre compagnie ! Non, non : il avait peur que vous lui enlevassiez le cœur de la jeune fille. — Eh ! Craigengelt, dit Bucklaw, le croyez-vous vraiment ? Mais non… non… il est bien plus beau cavalier que moi. — Qui… lui ? s’écria le parasite ; il est noir comme un corbeau ; et quant à sa taille, il est grand sans doute ; mais parlez-moi d’un gaillard tel que vous, léger, vigoureux, bien découplé… — Que la peste t’étouffe, dit Bucklaw, et moi aussi qui t’écoute ! tu en dirais autant si j’étais bossu. Mais, pour en revenir à Ravenswood, il n’a pas eu d’égards pour moi, je n’en aurai pas pour lui. Si je puis lui souffler la donzelle, je la lui soufflerai. — La lui souffler ! de par le sang ! vous gagnerez le point, quinte et quatorze, mon roi d’atout : vous le piquerez, repiquerez et le ferez capot. — Trêve à ton jargon de flatteur. Les choses en sont venues au point que j’ai accepté les propositions de ma parente ; je suis convenu des clauses, de la dot, et, du reste, l’affaire se terminera quand lady Ashton arrivera ; car elle conduit son fils et sa fille par la main. Maintenant on me demande quelqu’un de confiance pour porter les papiers. — De par ce bon vin, j’irai au bout du monde… aux portes de Jéricho, au tribunal du prêtre Jean, s’écria le capitaine. — Je crois que vous êtes prêt à faire peu pour moi et beaucoup pour vous. Le premier venu porterait les papiers. Mais vous aurez un peu plus à faire : il faut tâcher de dire ? devant lady Ashton, avec un air indifférent, un mot du séjour de Ravenswood chez son mari, et de ses tête-à-tête avec miss Ashton, et ajouter qu’on parle dans le pays d’une visite du marquis d’Athol, et qu’on pense que c’est pour conclure le mariage entre Ravenswood et Lucy. Je voudrais savoir ce qu’elle dira de tout cela ; car je n’aurais nulle envie d’entrer en lutte, si je pensais que Ravenswood dût remporter le prix à la course : il a déjà de l’avance sur moi. — De l’avance ! la fille a trop de bon sens, pour cela… Dans cette assurance, je bois une troisième fois à sa santé, ce que je voudrais être à même de faire à genoux : et celui qui ne me rendrait pas raison, je lui arracherais ses boyaux pour lui en faire une paire de jarretières. — Écoutez-moi, Craigengelt : vous allez paraître devant des femmes de haut rang, et je vous prie d’oublier vos jurements de goujat. Je leur écrirai que vous êtes un homme de guerre, et que votre éducation a été négligée. — Oui, oui, reprit Craigengelt, un franc soldat, brusque mais honnête, et intègre. — Ni trop honnête ni trop franc ; enfin, tel que tu es… Mon sort veut que j’aie besoin de toi, car il faut employer l’éperon pour mettre lady Ashton en marche. — Je la mènerai grand train, dit Craigengelt ; elle arrivera ici au galop comme une vache poursuivie par un essaim de guêpes, sa queue tortillée sur les reins en forme de tire-bouchon. — Écoute, Craigie, dit Bucklaw ; tes bottes et ton habit sont assez propres pour boire, mais un peu trop sales pour prendre le thé : fais-moi le plaisir de mieux t’équiper, voilà de quoi payer les frais. — Non, Bucklaw, sur mon âme ; mon ami, vous me traitez mal. Cependant, » ajouta Craigengelt en empochant l’argent, « puisque vous voulez que je contracte une dette envers vous, il faut bien que je m’y résigne. — Allons ! à cheval, et partez dès que vous aurez mis votre livrée en état. Prenez mon cheval aux oreilles noires, je vous en fais présent. — Je bois au succès de ma mission, » reprit l’ambassadeur, en vidant un verre qui contenait une demi-pinte.

« Je vous remercie, Craigie, et je vous en fais raison. Je ne vois d’autre obstacle que le père et la fille, et l’on dit que la mère les fait tourner autour de son petit doigt. Tâchez de ne pas l’offenser avec votre jargon de jacobite. — Diable ! il ne faut pas l’oublier : la dame est whig et amie de la vieille duchesse de Marlborough. Grâce à mon étoile, je sais arborer tous les pavillons au premier signal, j’ai combattu avec le même courage sous les ordres de John Churchill que sous ceux de Dundee ou du duc de Berwick. — Pour cette fois, je veux bien vous croire, Craigie. Mais faites-moi le plaisir de descendre à la cave ; vous monterez une Bouteille de bourgogne de 1678, c’est dans la quatrième case à main droite ; et… écoutez-moi donc, montez-en une demi-douzaine, pendant que vous y serez. Parbleu, elles nous aideront à passer la nuit. »





  1. Mot qui veut dire pousser à travers ou percer. a. m.
  2. « Accompagnez chaque verre d’une histoire. » Ce qui répond au proverbe anglais : « Bon compagnon, ne prêchez pas en buvant. » a. m.
  3. C’est-à-dire, brave soldat. Nous avons déjà expliqué ce mot dans les notes de Rob Roy. a. m.