La Fiancée de Lammermoor/32

La bibliothèque libre.
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, tome 11p. 300-304).




CHAPITRE XXXII.

le contrat.


Comme ces noms sont bien écrits ! combien ils sont différents des adresses barbouillées qui sont dans mon livre ! Les lettres tracées par le futur époux sont rangées au-dessus, s’élevant en pointes, mais droites comme des pins dans un bosquet tandis que celles de la future, dégagées et nettes, figurent au-dessous, aussi légères et aussi minces que les jasmins de son parterre.
Crabbe.


Le jour de la fête de Saint Jude était arrivé, et l’on n’avait reçu ni lettre ni nouvelle de Ravenswood. Mais on en eut de Bucklaw, qui, accompagné de son fidèle Craigengelt, se présenta dans la matinée pour conclure le mariage projeté et signer le contrat.

Ce contrat avait été soigneusement rédigé sous l’inspection de sir William Ashton lui-même, et il avait été décidé, sous prétexte du mauvais état de la santé de miss Ashton, que l’on n’admettrait à le signer que les parties immédiatement intéressées, et que la célébration du mariage aurait lieu le quatrième jour après la signature. Cette mesure avait été adoptée par lady Ashton, afin que Lucy n’eût pas le temps de revenir sur ce qu’elle aurait fait, ou de se montrer de nouveau intraitable. Il n’y avait pourtant pas la moindre apparence qu’elle fût disposée à l’un ou à l’autre. Elle entendit proposer tous ces arrangements avec la calme indifférence du désespoir, ou plutôt avec une apathie produite par l’état d’oppression et de stupéfaction de son cœur. À des yeux aussi peu pénétrants que ceux de Bucklaw, sa contenance n’offrait pas une répugnance prononcée ; il n’y voyait que cette réserve qui convient à une fille jeune et timide, quoique cependant il ne pût se dissimuler qu’elle agissait plutôt par soumission à la volonté de ses parents que par aucune prédilection en sa faveur.

Après que le futur époux eût présenté ses hommages à sa fiancée, on la laissa quelque temps à elle-même, sa mère ayant fait observer que le contrat devait être signé avant midi pour que le mariage fût heureux.

Lucy se laissa habiller pour la cérémonie, d’après le goût des femmes qui la servaient, et sa parure fut magnifique ; sa robe était de satin blanc, avec des garnitures de dentelle de Bruxelles ; ses cheveux étaient entremêlés d’une profusion de diamants, dont l’éclat contrastait singulièrement avec la pâleur mortelle de son visage et le trouble qui se lisait dans son œil égaré.

Sa toilette était à peine terminée que Henri se présenta pour conduire la fiancée, ou plutôt la muette victime, dans le grand salon, où tout était prêt pour la signature du contrat.

« Savez vous, ma sœur, lui dit-il, que je suis bien aise, après tout, que vous épousiez Bucklaw au lieu de Ravenswood, qui avait la fierté d’un grand d’Espagne, et qui semblait n’être venu ici que pour nous couper le cou et nous marcher ensuite sur le corps ? Je suis charmé que la mer soit aujourd’hui entre lui et nous ; car je n’oublierai jamais combien je fus effrayé quand, la première fois que je le vis, il me sembla que le portrait du vieux sir Malise s’était détaché de la toile. Soyez vraie, Lucy : n’êtes-vous pas contente d’en être débarrassée ? — Ne me fais pas de questions, Henri, répondit sa malheureuse sœur ; il n’y a que bien peu d’événements dans ce monde qui puissent me causer du plaisir ou de la peine. — Voilà ce que disent toutes les jeunes fiancées, répliqua Henri ; mais laissez faire, dans un an d’ici, vous parlerez autrement… C’est moi qui dois être le paranymphe, le premier garçon de la noce, et je vous précéderai, à cheval, jusqu’à l’église ; et tous nos parents, tous nos proches, tous nos alliés, tous ceux de Bucklaw, seront aussi à cheval, marchant en bon ordre. J’aurai un habit écarlate brodé, un chapeau à plumes, un ceinturon avec une double bordure en or accompagnée d’un point d’Espagne, et un poignard au lieu d’épée. J’aurais beaucoup mieux aimé une épée, mais Douglas ne veut pas en entendre parler. Tous ces objets et une centaine d’autres encore doivent partir ce soir d’Édimbourg sur des mulels conduits par le vieux Gilbert. Je vous les apporterai et vous les ferai voir aussitôt qu’ils seront arrivés. »

Le babillage du jeune Henri fut interrompu par la présence de lady Ashton, qui entrait, poussée par une certaine inquiétude de ne pas voir arriver sa fille. Avec un de ses plus doux sourires elle prit le bras de Lucy sous le sien, et la conduisit dans l’appartement où elle était attendue.

L’assemblée ne se composait que de sir William Ashton, du colonel Douglas Ashton, en grand uniforme, de Bucklaw, paré comme un marié, de Craigengelt, équipé de la tête aux pieds ; grâce à la libéralité de son patron, et chargé d’une quantité de galons et de dentelles qui auraient fait honneur à la toilette du capitaine Copper[1] ; enfin le révérend M. Bide-the-bent, l’assistance d’un ecclésiastique étant regardée, par les familles presbytériennes un peu strictes, comme indispensable dans toutes les circonstances qui exigeaient un certain degré de solennité.

Des vins et des rafraîchissements étaient placés sur une table où l’on voyait ouvert le contrat : il était prêt à recevoir les signatures.

Mais, avant de toucher aux rafraîchissements, ou de s’occuper de l’objet de l’assemblée, M. Bide-the-bent, à un signal donné par sir William Ashton, invita la compagnie à se joindre à lui pour adresser au ciel une courte prière improvisée, dans laquelle il le supplia de répandre ses bénédictions sur le contrat qui allait être signé par les parties présentes. Avec toute la simplicité particulière à l’époque, qui permettait les allusions personnelles, jointe à la simplicité de son caractère, le ministre pria Dieu de cicatriser la blessure du cœur d’une des personnes qui allaient contracter cette sainte union, en récompense de sa soumission aux désirs de ses très-honorables parents ; il lui demanda que, puisqu’elle s’était montrée un enfant soumis à la loi divine, en honorant son père et sa mère, elle obtînt pour elle et les siens la bénédiction promise, de longs jours sur la terre et le bonheur dans une meilleure patrie. Il pria ensuite le ciel de faire que le futur époux rejetât loin de lui toutes les folies qui détournent les jeunes gens du sentier de la sagesse ; qu’il cessât de se complaire dans la compagnie des impies, des débauchés et de ceux qui usent leur existence dans des orgies (ici Bucklaw jeta un coup-d’œil significatif sur Craigengelt) ; et formât le projet de renoncer à une société qui ne pouvait que l’entraîner à l’erreur. Une prière convenable, en faveur de sir William Ashton, de son épouse et de sa famille, termina cette invocation religieuse, qui embrassait tous les individus présents, à l’exception de Craigengelt, que le digne ministre regarda probablement comme sans espoir de rédemption. On s’occupa ensuite de l’affaire pour laquelle on s’était assemblé. Sir William Ashton signa le contrat avec toute la solennité et la précision d’un ministre de la justice, son fils avec une nonchalance militaire ; et Bucklaw, après avoir posé sa signature sur les feuilles avec autant de rapidité que Craigengelt en pouvait mettre à les tourner, finit par essuyer sa plume à la nouvelle cravate brodée du soi-disant preux.

C’était alors le tour de miss Ashton, et sa vigilante mère la conduisit vers la table. À la premier tentative qu’elle fit, elle voulut écrire avec une plume qui n’avait point d’encre, et lorsqu’on l’en fit apercevoir, elle essaya vainement, et à plusieurs reprises, de la tremper dans le massif encrier d’argent placé devant elle ; lady Ashton s’empressa de venir à son secours.

J’ai vu moi-même ce fatal contrat ; et dans les caractères distincts qui forment le nom de Lucy Ashton, signé au bas de chaque page, on n’aperçoit qu’une légère irrégularité, provenant d’un tremblement dans la main de la jeune personne, effet naturel de l’agitation de son esprit au moment où elle écrivait. Mais la dernière signature est incomplète, défigurée et comme raturée ; ce qui vient de ce qu’au moment même où elle était occupée à la tracer, les pas précipités d’un cheval se firent entendre à la porte du château ; à ce bruit succéda celui d’une personne qui traversait la galerie extérieure, et dont la voix impérieuse commandait le silence aux domestiques qui s’opposaient à son passage. La plume tomba des mains de Lucy, et elle s’écria, quoique d’une voix faible : « Il est arrivé ; il est arrivé ! »





  1. Personnage d’une comédie anglaise ayant pour titre : Have a wife and rule a wife, mot à mot « avoir une femme et la gouverner. » a. m.