La Fiancée de Lammermoor/33

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, tome 11p. 304-312).



CHAPITRE XXXIII.

retour de ravenswood.


À en juger par sa manière de parler, ce doit être un Montaigu. Holà ! qu’on aille chercher mon épée ! Par l’honneur sacré de ma famille, je ne crois pas que ce soit un crime que de le tuer.
Shakspeare. Roméo et Juliette.


À peine miss Ashton avait-elle laissé tomber sa plume que la porte du salon s’ouvrit, et l’on vit entrer le Maître de Ravenswood. Lockhard et un autre domestique, qui avaient vainement tenté de s’opposer à son passage dans la galerie, ou l’antichambre, se tenaient sur le seuil de la porte, immobiles de surprise, sentiment qui à l’instant se communiqua à toutes les personnes réunies dans le grand salon. L’étonnement du colonel Douglas Ashton était mêlé de colère ; celui de Bucklaw d’une indifférence hautaine et affectée ; le garde des sceaux, lady Ashton elle-même, furent consternés ; Craigengelt, placé derrière son patron et le colonel, méditait sur les moyens de fuir ; le ministre, les mains levées vers le ciel, paraissait implorer son secours ; et Lucy était comme pétrifiée par une apparence surnaturelle : en effet, on pouvait croire à une apparition ; car Ravenswood ressemblait plutôt à un spectre qu’à un être vivant.

Il s’arrêta au milieu de l’appartement, vis-à-vis de la table près de laquelle Lucy était assise, et, comme si elle eût été seule dans la chambre, il fixa ses yeux sur elle avec l’expression d’un profond chagrin et d’une indignation réfléchie. Son manteau à l’espagnole, d’une couleur sombre, et qui laissait à découvert une de ses épaules, l’enveloppait à demi dans ses larges plis. Le reste de son riche costume était couvert de boue et en désordre, par suite de la rapidité de sa course. Il avait une épée au côté et des pistolets à la ceinture. Son chapeau rabattu, qu’il n’avait pas ôté en entrant, répandait encore une teinte plus sombre sur ses traits naturellement bruns et qui, amaigris par le chagrin, et couverts d’une pâleur affreuse, suite d’une longue maladie, donnaient à sa physionomie ordinairement grave une expression farouche et même sauvage. Sa chevelure en désordre, dont une partie s’échappait de dessous son chapeau, son regard fixe et sa posture immobile, donnaient à sa tête le caractère d’un buste de marbre. Il ne prononça pas une seule parole, et pendant plus de deux minutes un profond silence régna dans l’appartement.

Ce silence fut interrompu par lady Ashton, qui, dans ce court espace de temps, avait retrouvé une partie de son audace naturelle. Elle lui demanda le motif d’une visite dont rien ne pouvait justifier la hardiesse.

« C’est à moi, madame, lui dit son fils, qu’appartient le droit de faire une pareille question, et je prie le Maître de Ravenswood de me suivre dans un endroit où il pourra me répondre tout à son aise. »

Bucklaw l’interrompit en disant « que personne au monde ne pouvait lui enlever le privilège d’être le premier à demander une explication au Maître de Ravenswood. Craigengelt, » ajouta-t-il d’un ton plus bas, « que diable avez-vous donc à trembler ? croyez-vous voir un spectre ? Allez me chercher mon épée dans la galerie. — Je ne céderai à qui que ce soit, dit le colonel, le droit que j’ai de demander raison à cet homme de l’insulte sans exemple qu’il fait à ma famille. — Patience, messieurs, » dit Ravenswood en tournant sur eux des regards farouches et étendant la main pour faire cesser cette altercation ; « si vous êtes aussi las de vivre que je le suis moi-même, je trouverai le temps et le lieu de jouer ma vie contre l’une des vôtres, ou contre toutes les deux : pour le moment je n’ai pas le temps de me quereller avec des étourdis. — Des étourdis ! » répéta le colonel en tirant son épée à demi hors du fourreau, tandis que Bucklaw saisit la poignée de celle que Craigengelt venait de lui apporter.

Sir William Ashton, alarmé pour la sûreté de son fils, se jeta entre les jeunes gens et Ravenswood, en s’écriant : « Mon fils, je vous l’ordonne ; Bucklaw, je vous en supplie, conservez la paix, au nom de la reine et de la loi. — Au nom de la loi de Dieu, » dit Bide-the-Bent s’avançant aussi, les mains élevées, entre Bucklaw, le colonel et l’objet de leur ressentiment ; « au nom de celui qui a apporté la paix sur la terre et la charité parmi les hommes, je vous supplie, je vous conjure, je vous ordonne de vous abstenir de toute violence les uns envers les autres. Dieu hait l’homme altéré de sang ; celui qui frappe du glaive, périra par le glaive. — Me prenez-vous pour un chien, ou pour une brute plus stupide encore, » dit le colonel Ashton en se tournant brusquement vers le ministre, « pour m’engager à souffrir une pareille insulte dans la maison de mon père ? Laissez-moi, Bucklaw ; il m’en rendra raison, ou, de par le ciel, je le poignarderai dans ce lieu même. — Vous ne le toucherez pas, dit Bucklaw ; il m’a une fois donné la vie, et fût-il le diable lui-même venu pour emporter la maison et toute la famille, on ne l’attaquera qu’après lui avoir donné le temps de se reconnaître. »

Les passions des deux jeunes gens, se contrariant ainsi l’une l’autre, donnèrent à Ravenswood le temps de s’écrier d’un ton ferme et sévère : « Silence !… Que celui de vous qui voudra se battre avec moi choisisse un moment et un lieu plus convenables. L’affaire qui m’amène ici sera bientôt terminée… Est-ce là votre signature, madame ? » ajouta-t-il d’un ton plus doux en présentant à miss Ashton sa dernière lettre.

Un oui, balbutié plutôt que prononcé, sembla s’échapper à regret des lèvres de Lucy.

« Et ceci est-il aussi votre signature ; » continua-t-il en lui montrant la promesse écrite qu’elle lui avait donnée ?

Lucy garda le silence. La terreur, et un sentiment encore plus fort et plus confus, troublèrent tellement son esprit que probablement elle ne comprit pas bien la question qui lui était adressée.

« Si votre dessein, dit sir William Ashton, est de fonder sur cette pièce une prétention légale, ne vous attendez pas à recevoir une réponse à une question extra-judiciaire. — Sir William Ashton, dit Ravenswood, je vous prie, ainsi que tous ceux qui m’entendent, de ne point vous méprendre sur mes intentions. Si cette jeune demoiselle, de sa libre volonté, désire que je lui rende cet engagement, ainsi que sa lettre paraît l’indiquer, il n’est pas une feuille flétrie, poussée par le vent d’automne sur la bruyère, qui ait à mes yeux moins de valeur que ce papier. Mais je dois et je veux entendre la vérité de sa propre bouche, et je ne sortirai pas d’ici sans avoir eu cette satisfaction. Vous pouvez m’écraser par le nombre ; mais je suis armé, je suis au désespoir, et je ne mourrai pas sans vengeance. Voici ma résolution, pensez-en ce qu’il vous plaira. Je veux entendre sa détermination de sa propre bouche, je veux l’entendre d’elle seule et sans témoins. Maintenant, » ajouta-t-il en tirant son épée de la main droite, et prenant de la gauche un pistolet qu’il arma, mais en tournant vers la terre la pointe de l’une et le bout de l’autre ; « maintenant, voyez si vous voulez que ce salon soit inondé de sang, ou si vous m’accorderez avec ma fiancée l’entrevue décisive que les lois de Dieu et du pays me donnent le droit d’exiger. »

Le son de sa voix, le geste dont elle était accompagnée, et qui indiquait une détermination bien réfléchie, firent tressaillir tout le monde ; car l’excès du véritable désespoir manque rarement de faire taire les passions moins énergiques par lesquelles on peut le combattre. L’ecclésiastique fut le premier qui rompit le silence :

« Au nom de Dieu, dit-il, ne rejetez pas l’ouverture de paix que vous fait le plus humble de ses serviteurs. Ce que cet honorable gentilhomme vous demande, bien qu’il y mette un peu trop de violence, n’est cependant pas tout à fait déraisonnable. Souffrez qu’il apprenne de la propre bouche de miss Lucy qu’elle s’est fait un devoir de se conformer à la volonté de ses parents, et qu’elle se repent de l’engagement qu’elle a pris avec lui : lorsqu’il aura reçu cette assurance, il se retirera en paix dans sa demeure, et ne nous importunera pas davantage. Hélas ! l’esprit du vieil homme se retrouve encore tout vivace, même dans les régénérés, et nous devons avoir plus d’indulgence pour ceux qui, dominés par le fiel de la colère, et retenus dans les liens de l’iniquité, sont entraînés par le courant irrésistible des passions mondaines. Accordez donc au Maître de Ravenswood l’entrevue sur laquelle il insiste. Elle ne peut qu’occasionner une douleur momentanée à cette honorable demoiselle, puisque sa foi a été irrévocablement donnée, conformément à la volonté de ses parents. Consentez-y, je vous le répète, afin d’éviter l’effusion du sang. Il est du devoir de mon ministère de prier Vos Honneurs d’accueillir cette ouverture, qui cicatrisera toutes les plaies. — Jamais, » répondit lady Ashton, chez qui la rage avait succédé à la surprise et à la terreur, « jamais cet homme n’aura un entretien secret avec ma fille : elle est la fiancée d’un autre. Sorte de cet appartement qui voudra ; moi, je reste. Je ne crains ni sa violence ni ses armes, bien que d’autres qui portent mon nom, » ajouta-t-elle en lançant un regard sur le colonel Ashton, « semblent en être intimidés. — Pour l’amour de Dieu ! madame, s’écria le vénérable ecclésiastique, ne fournissez pas à la flamme un nouvel aliment. Le maître de Ravenswood, j’en suis sûr, ne s’opposera point à ce que vous soyez présente, attendu le mauvais état de la santé de votre fille et les devoirs que votre qualité de mère vous impose. Moi aussi je resterai ; peut-être mes cheveux blancs mettront-ils un frein à la violence de son ressentiment. — Vous êtes parfaitement libre de demeurer, monsieur, dit Ravenswood, ainsi que lady Ashton, si elle le juge à propos ; mais que tous les autres sortent. — Ravenswood, » dit le colonel Ashton en passant près de lui, « vous me rendrez raison de cette conduite, avant qu’il soit long-temps. — Quand il vous plaira, répondit Ravenswood. — Mais moi, » ajouta Bucklaw avec un demi-sourire, « j’ai un compte à régler avec vous, avant celui-là, et il date déjà d’assez loin. — Arrangez cela comme vous l’entendrez, répliqua Ravenswood, mais laissez-moi en paix aujourd’hui ; demain je n’aurai rien de plus à cœur au monde que de vous donner toutes les satisfactions que vous pouvez désirer. »

Avant de sortir du salon, sir William s’arrêta un instant.

« Maître Ravenswood, » dit-il avec un ton de conciliation, « je crois que je n’ai pas mérité la scène scandaleuse et outrageante dont vous venez affliger ma famille. Si vous voulez remettre votre épée dans le fourreau et me suivre dans mon cabinet, je vous démontrerai par les raisonnements les plus convaincants l’inutilité de la démarche irrégulière que vous faites en ce moment… — Demain, monsieur, demain ! s’écria Ravenswood : j’écouterai demain tout ce que vous avez à me dire : cette journée est dévolue à une affaire sacrée et indispensable. »

De la main il lui montra la porte, et sir William sortit.

Ravenswood remit alors son épée dans le fourreau, désarma son pistolet et le replaça à sa ceinture, s’avança d’un air résolu vers la porte du salon, qu’il ferma au verrou, revint, ôta son chapeau, et fixant sur Lucy des regards dans lesquels on lisait un profond chagrin, mais sans nulle expression de colère, il rejeta en arrière les cheveux qui couvraient une partie de son visage, et lui dit : « Me reconnaissez-vous, miss Ashton ? Je suis encore Edgar Ravenswood. » Elle garda le silence. « Je suis encore, » continua-t-il avec une véhémence toujours croissante, « cet Edgar Ravenswood qui, par amour pour vous, a manqué au serment de tirer vengeance de l’injure faite à son honneur, vengeance qui pour lui était un devoir sacré ; je suis ce Ravenswood qui, pour l’amour de vous, a pardonné, que dis-je ! a serré amicalement la main de l’oppresseur, du destructeur de sa maison, du calomniateur, du meurtrier de son père. — Ma fille, » répondit lady Ashton en l’interrompant, « n’a pas dessein de contester l’identité de votre personne ; l’amertume de vos paroles suffit pour lui rappeler qu’elle entend parler le plus mortel ennemi de son père. — Je vous prie, madame, d’avoir un peu de patience : c’est à miss Lucy que je parle, c’est d’elle que j’attends une réponse… Encore une fois, miss Lucy Ashton, je suis ce Ravenswood avec qui vous avez pris cet engagement solennel que vous désirez maintenant rétracter et annuler. »

Les lèvres décolorées de Lucy ne purent que balbutier : » C’est ma mère… — C’est la vérité, interrompit lady Ashton ; c’est moi qui, m’y trouvant autorisée par les lois divines et humaines, lui ai conseillé, lui ai fait prendre la résolution de renoncer à un engagement aussi malheureux qu’inconsidéré, à un engagement annulé par l’autorité de l’Écriture elle-même. — De l’Écriture ! » répéta Ravenswood d’un ton de mépris.

« Monsieur Bide-the-Rent, dit lady Ashton, citez-lui le texte d’après lequel vous avez vous-même déclaré la nullité de l’engagement dont cet homme emporté veut soutenir la validité. »

L’ecclésiastique tira de sa poche une Bible, dans laquelle il lut le passage suivant : « Si une femme fait un vœu à la face de l’Éternel, et se lie par serment lorsqu’elle habite encore la maison de son père, si c’est une jeune fille, et que le père, ayant connu le vœu qu’elle a fait et le serment par lequel elle s’est engagée, ne s’y montre pas contraire, sa promesse ou son vœu seront obligatoires pour elle. — Eh bien ! n’est-ce pas précisément notre position ? » demanda Ravenswood en interrompant le ministre.

« Modérez-vous, jeune homme, reprit l’ecclésiastique, et écoutez ce que le texte sacré dit ensuite : » Mais si le père s’est opposé à son vœu le jour même qu’il lui a été connu, ses vœux et ses serments seront nuls, et l’Éternel lui pardonnera ; car son père s’y est opposé. » — Eh bien ! » s’écria lady Ashton d’un air de fierté et de triomphe, « n’est-ce pas là notre position ? diffère-t-elle en rien de ce que dit le livre sacré ? Cet homme niera-t-il que, dès l’instant que le père et la mère de miss Ashton eurent connaissance du vœu ou de la promesse qui liait l’âme de leur fille, ils exprimèrent leur désapprobation dans les termes les plus formels, et l’informèrent, lui, par écrit, de leur détermination ? — Est-ce là tout ? » dit Ravenswood. Puis, s’adressant à Lucy : « Et vous êtes disposée, dit-il, à renoncer à la foi jurée, à l’exercice de votre libre volonté, à vos sentiments d’affection, pour les misérables sophismes de l’hypocrisie ? — Vous l’entendez ! » dit lady Ashton en s’adressant à l’ecclésiastique, « vous entendez le blasphémateur ! — Que Dieu lui pardonne, et éclaire son ignorance ! répondit Bide-the-Bent. — Avant de sanctionner ce qui a été fait en votre nom, » continua Ravenswood en parlant toujours à Lucy, « écoutez les sacrifices que j’ai faits pour vous. C’est en vain que mes meilleurs amis m’ont conseillé de la manière la plus pressante de ne pas oublier l’honneur d’une ancienne famille, et de renoncer à vous ; ni les arguments de la raison, ni les présages sinistres de la superstition, n’ont pu ébranler ma fidélité. Les morts même sont sortis de leurs tombeaux pour me donner des avertissements, et ces avertissements ont été méprisés. Êtes-vous préparée à punir mon cœur de sa fidélité, en le perçant avec cette même arme que mon imprudente confiance vous a mise entre les mains ? — Maître de Ravenswood, dit lady Ashton, vous avez fait toutes les questions que vous avez jugées convenables. Vous voyez que ma fille est totalement incapable d’y répondre. Je vais le faire moi-même, et d’une manière qui ne vous permettra d’élever aucune objection. Vous voulez savoir si Lucy Ashton, de sa pleine et libre volonté, désire annuler l’engagement qu’elle a eu la faiblesse de contracter. Vous avez la lettre écrite de sa propre main, par laquelle elle vous demande de le lui rendre… Voulez-vous une preuve encore plus évidente de ses intentions ? voici le contrat de mariage qu’elle a signé ce matin, en présence de ce respectable ecclésiastique, avec M. Hayston de Bucklaw. »

Ravenswood regarda le contrat et resta comme pétrifié. « Et ce n’est ni par fraude ni par force, » dit-il en regardant le ministre, « que miss Ashton a signé ce parchemin ? — Je l’atteste, sur mon caractère sacré. — Voilà, en effet, madame, une preuve incontestable, » reprit Ravenswood de l’air le plus sombre, « et il serait également inutile et peu honorable pour moi de perdre un instant de plus à faire des remontrances ou des reproches… Miss Ashton, ajouta-t-il en plaçant devant Lucy sa promesse et la moitié de la pièce d’or, « je vous rends les gages de votre premier engagement. Puissiez-vous être plus fidèle à celui que vous venez de prendre ! Je vous prie de vouloir bien me donner en retour les gages correspondants de ma confiance mal placée : je devrais dire, de mon insigne folie. »

Lucy répondit au coup d’œil de mépris que lui jetait son amant par un regard qui semblait annoncer qu’elle concevait à peine tout ce qui se passait. Elle parut cependant comprendre en partie ce qu’il lui demandait ; car elle leva les mains, comme pour dénouer un ruban bleu qu’elle portait autour de son cou, et auquel était suspendue la moitié de la pièce d’or dont Ravenswood avait gardé l’autre partie, en signe d’engagement réciproque. Elle ne put y réussir ; mais lady Asthon, coupant le ruban, l’en détacha, puis, avec un salut de hauteur, elle la remit à Ravenswood, en même temps que la promesse de mariage qu’il avait signée, et dont elle s’était emparée depuis long-temps. — Est-il possible ! s’écria Edgar vivement ému, « Elle portait ce gage de ma foi dans son sein, contre son cœur, même à l’instant où… Mais toute plainte est désormais inutile, » reprit-il en essuyant brusquement une larme qui humectait sa paupière ; et en reprenant sa sombre fierté. S’approchant alors de la cheminée, il jeta dans le feu l’engagement et la pièce d’or, et frappa les charbons ardents avec le talon de sa botte, comme pour assurer leur destruction. « Je ne vous importunerai pas plus long-temps de ma présence, dit-il ensuite à lady Ashton, et je ne me vengerai de tous les maux que vous m’avez faits, qu’en souhaitant que ce soient les dernières manœuvres que vous employiez contre l’honneur et la félicité de votre fille. Quant à vous, miss Ashton, je n’ai plus rien à vous dire, sinon que je prie Dieu que vous ne deveniez pas un exemple de la punition que sa justice inflige au parjure fait volontairement et de propos délibéré. »

À ces mots, il sortit brusquement du salon.

Sir William avait employé tour à tour les prières et l’autorité pour retenir son fils et Bucklaw dans une partie reculée du château, afin d’empêcher qu’ils ne se rencontrassent de nouveau avec Ravenswood ; mais, lorsque celui-ci descendait le grand escalier, Lockard lui remit un billet signé Sholto-Douglas Ashton, qui lui demandait où l’on pourrait trouver le Maître de Ravenswood, dans quatre ou cinq jours, attendu qu’il avait une affaire essentielle à régler avec lui aussitôt après l’événement important dont s’occupait alors la famille.

« Dites au colonel Ashton, » répondit Ravenswood avec beaucoup de calme, « qu’il me trouvera à Wolf’s-Crag lorsqu’il jugera à propos de s’y rendre. »

Sur l’escalier extérieur de la terrasse, il fut arrêté de nouveau par Craigengelt, qui, de la part de son patron, le laird de Bucklaw, exprima l’espoir que M. Ravenswood ne quitterait pas l’Écosse avant dix jours, ajoutant qu’il voulait lui témoigner sa reconnaissance des civilités qu’il en avait reçues autrefois et tout récemment.

« Dites à votre maître, » répondit fièrement Ravenswood, « qu’il peut choisir le temps qui lui conviendra le mieux. Il me trouvera à Wolf’s-Crag, si quelqu’autre ne l’a pas prévenu dans son dessein. — Mon maître ! » répliqua Craigengelt encouragé par la présence du colonel Ashton et de Bucklaw, qu’il aperçut au bas de la terrasse. « Permettez-moi de vous dire que je ne connais personne sur la terre qui puisse se dire mon maître, et que je ne souffrirai pas qu’on me parle sur ce ton. — Va donc chercher ton maître dans les enfers ! » s’écria Ravenswood s’abandonnant à la colère qu’il avait réprimée jusqu’alors, et poussant Craigengelt avec tant de violence, que celui-ci roula jusqu’au bas de l’escalier, où il resta étendu et comme privé de sentiment. « Il faut être aussi insensé que je le suis, pensa-t-il presque aussitôt, pour me mettre en colère contre un tel misérable. »

Il monta alors sur son cheval, qu’en arrivant il avait attaché à une balustrade, en face du château, marcha au petit pas jusqu’à ce qu’il se trouvât auprès de Bucklaw et du colonel Ashton, les salua l’un et l’autre en passant ; et son regard plein de fierté semblait leur dire : — Me voilà ! qu’avez-vous à me dire ? — Ceux-ci lui rendirent son salut avec une fierté égale à la sienne, et il continua à marcher avec le même air de résolution jusqu’à ce qu’il fût arrivé au haut de l’avenue, comme pour leur prouver, que, loin de l’éviter, il désirait une prompte explication. Quand il eut franchi la dernière porte, il arrêta son cheval et porta un moment ses regards en arrière sur le château, puis il piqua des deux, et partit avec la rapidité d’un démon chassé par un exorciste.