La Fille d’alliance de Montaigne, Marie de Gournay/Appendice C

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APPENDICE
C

ANNE-MARIE DE SCHURMAN
ET
MARIE DE GOURNAY

Anne-Marie de Schurman[1], née à Cologne en 1607, s’établit à Utrecht, après la mort de son père, en 1623, et mourut à Wiewert en Frise en 1678. Elle a été considérée par ses contemporains comme un véritable prodige. Ses biographes nous apprennent qu’elle savait fort bien l’hébreu, le chaldéen, le syriaque, l’arabe, le turc, le grec, le latin, le français, l’italien, l’espagnol, l’anglais, l’allemand, le flamand et le hollandais. Elle était de plus versée dans toutes les sciences et dans tous les arts. Une femme aussi savante devait être attirée par la nature exceptionnelle de mademoiselle de Gournay et la docte vieille fille devait voir en elle un champion de la cause des femmes et un continuateur de son œuvre. En effet mademoiselle de Schurman avait pour la fille d’alliance de Montaigne un profond respect. Et, non contente de lui écrire, elle lui adressa des vers latins faits pour ravir d’aise la vieille féministe. Ces vers n’ont été publiés qu’en 1648, mais Marie de Gournay dut les recevoir tout de suite après leur composition. La dédicace suffit à indiquer que Anne-Marie de Schurman s’adresse à Mademoiselle de Gournay un peu comme un disciple : Magni ac generosi animi heroinx Gornacensi, causam sexus nostri fortiter defendenti gratulatur. Anna Maria a Schurman.

« Palladis arma geris, bellis animosa virago ;
Utque géras lauros, Palladis arma geris.
Sic decet innocui causam te dicere sexus,
Et propria in fontes vertere tela viros.
I præ, Gornacense decus, tua signa sequemur :
Quippe tibi potior, robore, causa præit. »

D’ailleurs Marie de Gournay était faite aux vers latins. Balzac lui en avait envoyé, Dominique Baudius et beaucoup d’autres en firent autant en France. L’Italien Pinto se mit en frais pour elle et Nicolas Heinsius lui décocha le traditionnel compliment auquel elle ne cessait pas d’être sensible : Ausa virgo concurrere viris scandit supra viros. Mais ce qui dut la charmer plus que tout le reste, ce fut l’hommage d’un autre Hollandais célèbre, Hugo Grotius, qui traduisit en latin des vers qu’elle avait adressés au maréchal de Thoiras.

Anne-Marie de Schurman fit mieux que des vers pour défendre les idées chères à Marie de Gournay. En 1646 parut à Paris un petit volume latin, accompagné d’une traduction française de Colletet. Cet ouvrage, édité par Rolet le Duc, porte le titre de Question célèbre. S’il est nécessaire ou non, que les filles soient sçauantes. Agitée de part et d’autre, par Mademoiselle Anne Marie de Schurman holandaise, et le Sr André Rivet poitevin.

Le premier discours contenu dans ce livre est daté du 6 mars 1638. Voici en quels termes mademoiselle de Schurman pose la question : « Il s’agist donc de sçavoir si en ce temps, et dans l’estat ou sont les affaires, il est à propos qu’une fille s’applique entièrement à l’estude des bonnes lettres, et à la connoissance des arts et des sciences. Quand a moy je suis pour l’affirmative ; je tiens qu’elle le peut et qu’elle le doit faire, et il me semble que pour prouver ce poinct, j’ay des raisons assez considérables. » Voilà une déclaration claire et nette. Les arguments d’Anne-Marie ne diffèrent pas beaucoup de ceux de Mademoiselle de Gournay, mais ils sont présentés avec plus de tact, avec moins de fantaisie, moins d’enthousiasme aussi. On devine derrière cette façon modérée de polémiser une personne plus modeste et peut-être plus érudite que Marie de Gournay, mais on sent aussi qu’elle est moins personnelle, moins passionnée et que le beau feu sacré de la docte Française lui fait défaut. « Je sçay bien, dit plus loin mademoiselle de Schurman, que pour ne nous pas laisser inutiles, on nous donne en partage l’esguille et le fuseau, et que l’on nous dit que cet employ doit estre celuy de nostre sexe. Mais quoy que ce soit la pensée de la pluspart du monde, et que chacun nous ait condamnées à ce bas exercice ; si est-ce que parmy les sages ceste commune erreur ne doit point passer pour une reigle infaillible. Nous devons escouter la voix de la raison, et non pas celle d’une mauvaise coustume ; par quelle loy je vous prie nous oblige t’on à de si viles occupations ? est-ce par la loy divine, ou par la loy humaine ? quoy que l’on face on ne nous pourra jamais prouver, que cet Arrest qui borne et qui ravalle ainsi nostre condition ait esté prononcé par les oracles du Ciel. Certainement si nous avons recours au véritable tesmoignage de l’antiquité les exemples de tous les siecles passez, et l’authorité des plus grands personnages nous persuaderont tousjours le contraire. Aussi est ce, ce qui a esté desja prouvé avec autant de grâce que de suffisance par ce noble ornement de sa famille, mademoiselle de Gournay, dans le petit discours qu’elle a faict de l’égalité des hommes et des femmes, si bien que pour ne point me rendre ennuyeuse, en répétant des choses que l’on a desja dittes je n’allegueray pas une de ses raisons, ny ne toucheray pas mesme à la matière qu’elle a traittée. » L’influence de la fille d’alliance de Montaigne est si évidente qu’on l’aurait reconnue même si l’auteur ne l’avouait pas. Il y a là quelques phrases qui sont comme calquées sur celles de l’égalité des hommes et des femmes. André Rivet que Mademoiselle de Schurman interroge lui répond par une lettre du 18 mars 1638, où il débute ainsi : « Je ne croy pas devoir encourir vostre haine si contre la maxime de la demoiselle de Gournay je dis avec l’Apostre, que la femme est un vaisseau plus fragile que l’homme. » Et il invoque l’autorité du savant Vives qui s’est occupé avec sollicitude de l’éducation des femmes. Aussitôt Anne-Marie lui répond en mettant de l’eau dans son vin, si bien qu’elle a l’air de se contredire un peu. En réalité, c’est bien son avis qu’elle exprime cette fois-ci et elle le fait avec l’évidente intention de sauvegarder ce que la femme a de meilleur, ce qui est sa nature propre et profonde. « Mais tant s’en faut, s’écrie-t-elle, que je sois capable de céte haute vanité, qui est directement contraire à la modestie d’une fille et à cette pudeur que la nature a mise sur mon front. » Nous sommes loin de Marie de Gournay qui maudit sa timidité et la rougeur qui lui monte au visage quand elle défend son sexe. Anne-Marie dit encore : « Je ne sçaurois lire qu’à regret cet excellent discours italien que Lucrèce Marinelle a composé, et qu’elle a intitulé l’excellence des femmes et l’imperfection des hommes : voire mesme quoy que le petit traité de la demoiselle de Gournay qu’elle appelle de l’esgalité des hommes et des femmes ne soit pas sans grâce et sans élégance, et que les tesmoignages des sages qu’elle allegue soient des authoritez fort considerables, si est ce qu’il y a bien à dire que je suive en tout ses sentiments ; et si je vous en ay faict mention c’a esté plustost pour ne point repeter des exemples de nos loüanges que pour en tirer quelque advantage dessus vous. De moy je tiens pour veritable, que si dans nostre sexe, il y a quelques vertus loüables et dignes d’estre publiées, les hommes en doivent estre les herauts et les trompettes. Il nous suffit que nous ayons le tesmoignage secret de nostre propre conscience, et que chacune de nous s’examine soy-mesme, et face enfin tout ce qu’elle doit faire. »

Il ressort d’une réponse d’Anne-Marie à Mademoiselle de Gournay que celle-ci qui, dans sa dernière édition de l’Égalité, fait un grand éloge de l’érudite fille, lui reprochait de trop s’amuser à l’étude des langues. Mademoiselle de Schurman assure sa vénérable amie qu’elle n’occupe à cet exercice que ses heures de loisir sauf pour « la langue saincte » à cause de l’Ancien Testament.

Le P. Louis Jacob, dans un éloge latin de la savante Hollandaise, éloge traduit en français par Paul Jacob lyonnais, parle de l’estime dont elle jouissait auprès des grands et des lettrés et il cite entre autres témoignages de respect une lettre de Naudé, le célèbre bibliothécaire de Mazarin. Dans cette lettre Naudé raconte l’admiration que Guillaume Colletet professait pour Anne-Marie de Schurman dont il connaissait fort bien et l’œuvre et les mérites. « Je me souviens, dit Naudé en parlant d’une visite qu’il fit à Colletet, que l’ayant rencontré il y a quelque temps dans son agreable jardin, il m’entretint de l’admirable providence de la nature qui a voulu mettre en la place de Marie de Gournay (fort avancee en aage, et sur son declin et en si grande reputation d’esprit et d’eloquence et de doctrine, que mesme elle pouvoit fermer la bouche aux plus sçavans) Anne-Marie comme un rejetton pour soustenir à l’envy de tous les hommes, la gloire de son sexe avec une esgale pointe d’esprit, et peut estre avec autant de gloire et de reputation. Il disoit aussi qu’il estoit bien raisonnable que l’eloge que Juste Lipse Flamand, censeur exact des esprits, avoit fait en faveur de Mademoiselle de Gournay pour se frayer le chemin à une gloire immortelle, fut rendu par quelque François à Marie de Schurman, la plus industrieuse de toutes les filles du Pays bas. »

Comme Marie de Gournay, Anne-Marie de Schurman s’attacha à la gloire et à la doctrine d’un homme et continua après la mort de son maître à vouer un culte à sa mémoire. Mais hélas ! la docte Hollandaise ne rencontra pas un sage comme Montaigne pour la guider à travers la vie. Elle s’attacha à Labadie qui fut certainement un illuminé et peut-être un fourbe. Ce jésuite défroqué qui se fit protestant et qui fut même pasteur, sut inspirer à Mademoiselle de Schurman un intérêt passionnément mystique. Elle embrassa ses idées, le suivit partout et, continuant son œuvre après la mort de l’apôtre, rassembla les Labadistes autour d’elle et les mena à Wiewert en Frise. Là elle vendit ses biens au bénéfice de ses coreligionnaires et mourut en méditant les vérités auxquelles elle avait consacré sa vie. L’exaltation religieuse où elle était l’avait depuis longtemps détournée des arts, des lettres et des sciences[2].

  1. Les contemporains français d’Anne-Marie de Schurmann écrivent son nom avec un seul n. J’ai suivi leur exemple.
  2. Le texte latin des lettres de Mademoiselle de Schurman en faveur de l’érudition des femmes parut, pour la première fois, à Leyde en 1641.