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La Fin de Lucie Pellegrin/L’Infortune de Monsieur Fraque/XI

La bibliothèque libre.
G. Charpentier (p. 108-117).

XI

M. Menu salua profondément l’ex-procureur du roi, mais avec une dignité grave. Puis, il continua sa promenade, à petits pas, tenant toujours son livre ouvert. Mais il ne lisait plus. M. Menu réfléchissait.

Le soir, à table, entre sa femme et son fils unique Eudoxe, le pasteur protestant parla peu. En découpant le poulet, son couteau hésitant ne trouvait plus les jointures. Madame Menu, petite femme boulotte, à figure très large et très grasse, fille d’un horloger de Genève qui avait fait de tristes affaires, finit par enlever le plat des mains de son mari.

Après le repas, les deux époux, assis au coin de la cheminée dans leur chambre à deux lits, ne causèrent pas davantage. Madame Menu tricotait. Monsieur tournait et retournait le Journal de Genève. Eudoxe, externe au collège, achevait son devoir à la clarté de la lampe à pétrole. Mais, quand leur fils leur eut souhaité le bonsoir, une fois couchés et la lampe éteinte, M. Menu commença à parler à sa femme. Une conversation animée s’établit, d’un lit à l’autre, et se prolongea fort avant dans la nuit.

Le lendemain, à la même heure, et comme par hasard, M. Menu dirigea sa promenade d’avant dîner vers l’avenue d’Italie. Mais le pasteur protestant, absorbé en apparence dans une lecture évangélique, eut beau passer et repasser devant l’Œuvre de la Sainte-Adolescence : cloué ce jour-là par un accès de goutte, M. Fraque n’était pas monté à cheval.

M. Menu eut plus de chance les jours suivants. Il goûta maintes fois la satisfaction d’échanger un coup de chapeau avec le mari de mademoiselle de Grandval. Il essaya même, du bord du trottoir, de lier conversation avec le cavalier. Mais il fallait crier fort : le sourd entendait mal, répondait de travers, et les passants se retournaient. Désespérant de surprendre ainsi le vieillard dans un jour d’expansion communicative, M. Menu finit par porter ailleurs ses promenades. Mais une idée fixe, qui le tenait depuis quelque temps, ne l’abandonnait pas. Et, la nuit, dans la chambre conjugale, pendant qu’à côté, Eudoxe, son thème achevé, ronflait comme un bienheureux en sa chambrette de collégien, c’étaient de longues insomnies, et toute sorte de combinaisons laborieuses chuchotées d’un lit à l’autre.

L’hiver s’acheva ainsi. Et, une fois de plus, l’été succéda au printemps. Ce que les Menu, tapis dans l’ombre, guettaient avec tant de persévérance, « une occasion », ne se présentait jamais. L’époque des vacances approchait. Les compositions triples de fin d’année, au collège, avaient déjà commencé. Et, comme toutes les classes faisaient ces compositions de sept heures à midi, deux fois par semaine, le mardi et le vendredi, le pasteur protestant, dès six heures du matin, entrait ces jours-là en pantoufles dans la chambre d’Eudoxe. Souvent, le paresseux se rendormait. Au bout d’un quart d’heure, son père entrait de nouveau, et, cette fois, enlevait les draps, lui jetait de l’eau au visage.

Un mardi de juillet, M. Menu arriva auprès d’Eudoxe beaucoup plus matin encore. Cinq heures n’étaient pas sonnées. Déjà habillé comme pour se rendre au temple, le pasteur protestant s’assit solennellement au chevet de son fils. Plus pâle que d’habitude, il n’avait certainement pas dormi de la nuit. Derrière lui entra madame Menu, déjà correctement coiffée, également blême, le front bombé, l’œil glacé de froide obstination. Eudoxe mal éveillé se frottait le nez, ne sachant trop de quoi il s’agissait.

— Ta mère et moi, lui dit le pasteur protestant, nous venons te demander une grâce… Il faut que tu aies quelque chose à la distribution des prix.

Eudoxe resta très étonné. En troisième, au collège de Noirfond, il passait pour un cancre. Son insolence, son air débraillé, sa paresse phénoménale, l’avaient fait prendre en grippe par M. Charboneau, le professeur. Il arrivait en classe avec des devoirs irréprochables, que le père avait la faiblesse de faire chaque jour, que le fils se bornait à recopier machinalement. Mais il ne se donnait jamais la peine d’apprendre une leçon, de suivre une explication d’auteurs. De loin en loin seulement, quand un sujet de narration française lui allait, quand un texte de version latine lui semblait un rébus amusant à deviner, Eudoxe composait, obtenait une place honorable tout comme un autre.

— Mais papa, répondit-il malicieusement, comment veux-tu que j’aie quelque chose, cette année, avec M. Charboneau, qui m’en veut parce que je ne suis pas catholique, parce que je suis ton fils ? L’an dernier, ce n’était pas M. Charboneau, j’ai eu le premier accessit de calcul.

— Ce n’est pas un accessit qu’il faut que tu aies, s’écria M. Menu, mais un prix !… M’entends-tu bien ? un premier ou un second prix !… Les accessits restent sur leur banc, reviennent les mains vides, tandis que nous voulons te voir monter sur l’estrade… Il faut absolument que tu sois couronné…

Eudoxe se débattit longtemps, dans son lit. On l’avertissait trop tard. Toutes les compositions dans « les facultés » où il aurait pu avoir l’ombre d’une chance, étaient déjà faites, et il avouait n’avoir pas été heureux. Il ne restait que le thème grec, la version grecque et les vers latins ! Le garnement fit même une proposition dérisoire.

Il était petit comme sa mère, alerte et souple comme le singe, dont il avait la grimaçante mobilité. Il regrettait de ne plus être comme autrefois, demi-pensionnaire, depuis que M. Menu, pour devenir le répétiteur de son fils, avait décidé que celui-ci suivrait seulement les classes. C’était si amusant les récréations dans la grande cour ombragée de platanes, autour du bassin, tous ensemble ; et les études elles-mêmes, avec les bons tours au pion, les conversations scabreuses chuchotées derrière des piles de dictionnaires, et les pipes fumées dans la profondeur des pupitres. Eudoxe affirma donc à ses parents que, si on le remettait en demi-pension, il pourrait encore obtenir le prix de gymnastique. Alors, madame Menu, qui n’avait pas encore ouvert la bouche, prit la parole à son tour.

Mieux que son mari, elle fit tout de suite entrevoir à Eudoxe l’importance et la grandeur des projets échafaudés sur un prochain couronnement en public. Elle était mère avant tout ! L’effort surhumain, le prodige de volonté, qu’elle venait demander à son fils, ce n’était après tout que dans le propre intérêt et pour l’avenir même de ce fils. Puis, quand elle eut épuisé les phrases, en femme pratique décidée à employer tous les moyens, et sachant bien par où prendre celui qui était sorti de ses entrailles, elle ajouta :

— Pour la composition en récitation, dont tu n’as pas parlé, il te reste trois semaines ; et tu as une excellente mémoire… Nous nous y mettrons, ton père et moi, pour te faire répéter nuit et jour ; tu ne feras plus autre chose. Moi, s’il le faut, j’apprendrai avec toi, tout : Athalie, le Petit Carême, même les Géorgiques et ton Jardin des racines grecques. Enfin (et ici elle le regarda bien dans les yeux), à partir d’aujourd’hui, tu nous demanderas tout ce que tu voudras…

Le fils Menu sauta en bas du lit, souriant d’une joie maligne. Tout en passant ses habits, il imposait déjà des conditions. Il voulait pour son premier déjeuner du racahout au lait, avec des tartines de beurre étendu sur du pain grillé. Jusqu’au jour de la composition en récitation, il ne retournerait pas au collège : son père le porterait comme malade sur les billets d’absence. Il consentait bien à apprendre par cœur de la prose et des vers une grande partie du jour ; mais il aurait ses soirées libres, sortirait seul après le dîner, rentrerait vers minuit avec un passe-partout, « comme s’il était déjà étudiant ». Enfin, et surtout, on lui donnerait de l’argent.

Trois semaines plus tard, le mardi de la récitation, Eudoxe arriva au collège à sept heures moins dix, en fumant la cigarette, une badine sous le bras, les mains dans les poches. Au grand ébahissement de M. Charboneau et de toute la classe, il débita tout ce que le sort lui désigna, le français, le latin, le grec, sans une faute, sans une hésitation, sans une simple inversion de mots. Il fut premier, et, n’ayant pas eu de points dans les compositions simples, obtint encore le second prix. À la fin de la semaine suivante, eut lieu la distribution solennelle des prix ; madame Menu se contenta d’y envoyer son mari, et passa stoïquement l’après-midi au logis, à faire de la confiture d’abricots.

M. Menu, en noir, sévère et boutonné plus que jamais, pâle comme sa cravate blanche, arriva de bonne heure dans la grande cour pavoisée de tentures et de guirlandes de laurier. Ses regards, ce jour-là expressifs d’anxiété, ne se détachaient pas des fauteuils rouges placés au premier rang pour les personnages notables, devant l’estrade surmontée de la longue table qui portait les livres à couverture dorée et les couronnes. Déjà, les pensionnaires, en uniforme, occupaient leurs bancs de chaque côté de l’estrade, un peu en arrière. Des externes arrivaient encore, en pantalon clair, frisés. Eudoxe était là, entouré d’un groupe de grands au milieu desquels disparaissait sa petite personne. Déjà, les rangées de chaises s’étaient garnies de parents, de curieux, de mères émues et en toilette, de fillettes en blanc juchées sur un barreau pour découvrir leur cousin ou leur frère. La foule était telle que beaucoup de nouveaux arrivants ne trouvaient plus à s’asseoir. Des pères, à l’écart, feuilletaient furtivement des « palmarès ». D’anciens élèves, venus, eux, pour revoir leur passé, erraient dans la seconde cour ; et l’on en voyait, florissants de graisse et de prospérité, le ventre rebondi, rêver longtemps, le nez en l’air, devant le trapèze et les parallèles ; tandis que d’autres, penchés sur le rebord du bassin où ils avaient appris à nager, touchaient le fond du bout de leur canne, retiraient des feuilles mortes. Mais, tout à son idée fixe, M. Menu ne quittait pas des yeux le rang des fauteuils rouges.

Il n’en restait que deux ou trois de vides. Mgr Matheron, l’abbé de la Mole, le procureur impérial qui avait succédé à M. Fraque, le docteur Boisvert, des magistrats de la Cour, des officiers supérieurs de la garnison étaient déjà placés. Tout à coup, chacun se leva. La musique de la ville saluait d’un pas redoublé l’arrivée sur l’estrade des professeurs en toque et en robe, du maire, avec son écharpe et son épée, président de la solennité. Quand on se fut rassis, M. Menu vit avec effroi, aux dernières places réservées, des dames qui n’avaient plus trouvé de chaises. Le discours d’usage, lu avec une grande volubilité par un gros professeur d’histoire qui zézayait, lui causa d’interminables angoisses. À chacun de ces feuillets qu’une main hâtive retournait à chaque instant, il lui semblait voir s’amincir et se réduire à néant l’espérance, guettée de si loin, si méticuleusement préparée. Quand le Principal se fut levé à son tour et eut commencé d’une voix vibrante : « Jeunes élèves, » le pasteur protestant ôta son chapeau et s’épongea le front. Maintenant il n’espérait plus. C’était fini : celui qu’il attendait, pour une cause ou pour une autre, cette année, n’avait pu venir. Tout était à recommencer ! Il fallait en prendre son parti, chercher un meilleur moyen, trouver une combinaison plus simple, plus sûre. Tout à coup, pendant qu’on applaudissait encore le discours de M. le Principal, le pasteur protestant dut s’appuyer au tronc du platane près duquel il se tenait debout : M. Fraque était devant l’estrade, effaré comme quelqu’un qui arrive tard, ses blancs cheveux hérissés, recevant des poignées de main, cherchant une place. Le docteur Boisvert fut enchanté de lui céder la sienne, de partir ostensiblement : son ennemi personnel, M. le maire, se mouchait déjà et toussotait à son tour pour se faire une voix claire.

Le reste alla tout seul. La courte allocution de M. le maire semblait à M. Menu une musique dorée. Quand le sous-principal, qui proclamait les lauréats, en fut à la troisième, et eut appelé : « Récitation classique… second prix : Eudoxe Menu, de Noirfond, externe libre… » tout se passa selon le programme arrêté une nuit dans la chambre conjugale des époux Menu, d’un lit à l’autre. Eudoxe eut l’air, pour la forme, d’hésiter, de chercher dans la foule ; puis il dit tout bas à l’oreille du maître d’études qui attendait, le prix et la couronne à la main :

— Monsieur l’ex-procureur du roi…

M. Fraque aimait la jeunesse ; pour lui, les palmes universitaires étaient restées une religion. Il enfonça la couronne jusqu’aux oreilles du collégien ; puis, comme il se livrait depuis quelque temps à l’étude de la phrénologie et du système de Gall, il promena tout de suite ses mains sur le front du jeune Eudoxe « pour lui tâter les bosses », tout en lui adressant un « speech », qu’il termina en le baisant sur les joues.

Dès le lendemain, M. Menu, madame Menu et le fils Menu s’introduisaient chez M. Fraque, sous prétexte de remerciement. De plus, madame Menu, la veille, avait parfaitement réussi sa confiture d’abricots.