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La Fin de Lucie Pellegrin/L’Infortune de Monsieur Fraque/XII

La bibliothèque libre.
G. Charpentier (p. 118-122).

XII

Dans le grand salon, peint par Boucher, devant le pasteur protestant absorbé dans une religieuse attention, devant la distraction de madame Menu qui, du coin de l’œil, de son œil de ménagère, supputait déjà la valeur des panneaux et des vieux meubles, M. Fraque, causeur ce jour-là et d’humeur hospitalière, revenait à ses observations phrénologiques :

— Ce garçon-là a la protubérance de la mémoire très développée…

Et il s’étendait sur l’importance de cette faculté de l’entendement : « Sans la mémoire que seraient l’orateur, le savant, le magistrat, le militaire, l’homme de lettres ? » et autres phrases de discours de distribution de prix, comme si celle de la veille lui avait laissé des résonnances d’idées dans l’esprit. D’ailleurs, M. Fraque en était venu à vivre dans une sorte de somnambulisme en dehors de tout ce qui n’était pas son idée fixe et son tourment secret. Il se levait chaque jour, mangeait, lisait, sortait, rentrait, parlait, à la diable pour ainsi dire et par habitude. Son excentricité voulue d’autrefois s’était changée en étrangeté naturelle, en manie, et confinait maintenant à la folie. Puis, au moindre choc, pour un mot, pour un rien, sur une simple association d’idées, l’homme endolori saignait encore au fond de l’automate.

— Là, tenez ! faisait-il, et du pouce il pressait le cervelet du fils Menu ; les instincts passionnels également très développés…

C’était ce qui faisait les grands criminels, lorsque la passion n’était pas équilibrée par l’intelligence, modérée par la raison. Chez « l’enfant », M. Fraque constatait cet équilibre. « L’enfant » était donc conformé pour devenir quelqu’un, et M. Fraque se trouva tout naturellement amené à lui commencer une sorte d’horoscope. Alors, seulement, il s’aperçut, et laissa voir, qu’il ne savait rien sur le père et la mère du « prix de récitation » couronné par lui.

— Pardon, monsieur, de ne pas m’être nommé plus tôt ! Je suis M. Menu, pasteur de l’Église réformée…

Et comme M. Fraque, n’ayant pas bien entendu, se faisait de la main un cornet acoustique, M. Menu répéta d’une voix stridente :

M. Menu, pasteur de l’Église réformée !

Ce fut une commotion. M. Fraque, qui avait vu l’avant-veille enlever les échafaudages de la chapelle de la Sainte-Adolescence, se leva frémissant. Il marcha jusqu’à une fenêtre d’un pas saccadé, regarda un moment à travers la vitre le feuillage des beaux marronniers de l’hôtel, rouillés par l’automne. Dans le fond du salon, les Menu, blêmes d’émotion, attendaient en silence.

Puis, M. Fraque revint à pas lents, maître de lui :

— Monsieur le pasteur, vous savez que ce soir vous dînez avec moi, tous les trois…

Madame Menu s’excusa, personnellement ; et, sur un clignement d’œil de son mari, elle prit congé et se retira avec Eudoxe. M. Menu, lui, resta.

Telle fut l’origine de la grande intimité de M. Fraque avec les Menu. Noirfond ne tarda pas à en faire des gorges-chaudes. Le docteur Boisvert alla jusqu’à colporter la nouvelle, que M. Fraque devait sous peu, en haine de la dévotion de sa femme, se convertir solennellement au protestantisme. En effet, M. Fraque n’avait pas remis les pieds à l’évêché. M. Fraque dînait plusieurs fois par semaine chez le pasteur protestant. À chaque instant du jour, Isnard allait chercher les Menu de la part de son maître. Dehors, on ne rencontrait plus M. Fraque sans quelque Menu au côté. À cinq heures, il n’était pas rare de voir M. Fraque se promener de long en large, devant la porte du collège, en attendant la sortie des élèves. La cloche retentissait enfin. Eudoxe arrivait, ses livres sous le bras, et sautait au cou de M. Fraque, comme s’il s’agissait d’un père ou d’un oncle à héritage.

Les Menu finirent par prendre pied à l’hôtel de Beaumont. Eudoxe, maintenant, venait tous les jours faire ses devoirs dans la petite pièce précédant le cabinet de M. Fraque, sur la même table où le jeune Firmin traçait jadis ses arabesques à la plume. Il ne se gênait pas non plus pour amener des camarades. Ces messieurs, rhétoriciens ou philosophes, entraient par la petite porte, considéraient le jardin comme à eux, faisaient bruire leurs ébats — toute une troublante vie nouvelle — sous les antiques marronniers ; et la fumée de leurs cigarettes donnait peut-être la nausée aux statues stupéfaites. M. Menu passait quelquefois des heures à lire sous une tonnelle, tout au fond. Madame Menu arrivait chaque après-midi. Le concierge et Isnard ayant reçu des ordres, elle montait droit au cabinet de M. Fraque, sans demander personne, s’installait dans une embrasure de fenêtre, et sortait son ouvrage d’un petit sac verni.

Enfin, un soir, le docteur Boisvert dit en plein cercle :

— Vous ne savez pas, messieurs ? M. Fraque vient de l’échapper belle… Un commencement de fluxion de poitrine ! J’ai fait appliquer tout à temps un bon vésicatoire… Eh bien, vous ne devineriez jamais qui lui a servi de garde-malade ?

— Sa femme ? jeta avec un fin sourire un monsieur, qui faisait la partie de dames de M. le maire.

— Ah ! bien oui, sa femme ! Si vous disiez la femme du pasteur protestant… Madame Menu a passé la nuit dernière dans la chambre du malade, sur un divan en cuir… C’est elle qui a arraché le vésicatoire devant moi !… Cette nuit, elle y recouche…

Tous ces messieurs se regardaient.

M. le maire lui-même, bien que le docteur Boisvert fût son ennemi personnel, s’était interrompu au milieu d’une combinaison profonde pour aller à dame.

Alors, le docteur Boisvert, heureux, baissant la voix avec une discrétion démentie par le pétillement de ses regards :

— J’ai profité d’une minute où madame Menu ne pouvait nous entendre, et j’ai donné un bon conseil à mon malade… Je lui ai dit : « Vous savez, vous êtes beaucoup plus âgé que madame Menu, vous ! et puis, vous n’êtes pas une femme… Donc, pas d’imprudence. Si vous ne me croyez pas, vous êtes un homme foutu. »