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La Fin de Lucie Pellegrin/La Fin de Lucie Pellegrin/XII

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G. Charpentier (p. 38-45).

XII

Elle laissa sa tante ouvrir l’armoire à glace et les placards, fouiller dans les tiroirs et sur les étagères, ramasser de la monnaie blanche qui traînait sur la cheminée, amonceler au milieu de la chambre une montagne de linge, de hardes. Elle resta inerte, pendant que la blanchisseuse courbée sous le lourd paquet que madame Printemps l’avait aidée à charger, s’en allait avec le petit. Puis, brusquement, ce fut comme si elle s’éveillait :

— Adèle ! Marie ! Héloïse ! criait-elle ; me voici ! je suis à vous !

L’édredon et le drap rejetés, elle mit hors du lit une de ses jambes décharnées, puis l’autre. Sur la descente de lit, faible et chancelante, elle essaya de passer une robe de chambre. Voulant ensuite se baisser pour tâcher de trouver ses pantoufles, elle serait tombée, si Héloïse, accourue la première du salon, ne s’était trouvée là pour la soutenir.

Elle ne voulait pas se laisser recoucher.

— Non, je suis reposée, maintenant ; je vais très bien.

La grande Adèle lui roula un fauteuil. Une fois qu’elle s’y fut installée :

— Voyons, qu’allons-nous bien boire… Moi d’abord, je veux une absinthe anisée.

Elles se récrièrent. L’absinthe, ce n’était pas bon pour Lucie ! Elles, d’ailleurs, ne voulaient rien : il se faisait tard… elles avaient des affaires… ce serait pour un autre jour… Puis, Marie la frisée avoua que, l’été, elle n’aimait que la bière ; l’autre Adèle trouva le madère meilleur pour l’estomac, avec des biscuits ; Héloïse fut pour un vermouth gommé, et la grande Adèle pour de l’absinthe à l’eau.

— Vous avez entendu, madame Printemps, dit Lucie Pellegrin : de tout ça, s’il vous plaît… d’en bas, du café.

La concierge se fit répéter plusieurs fois l’énumération de tout ce que désiraient ces dames. Mais, au lieu de partir, elle regardait fixement Lucie Pellegrin ; puis, elle cligna des yeux ; elle se mit enfin à lui faire de petits gestes significatifs : madame Printemps voulait de l’argent ! Comme il ne restait dans tout l’appartement que quelques pièces de deux sous dédaignées par la tante sur le marbre de la table de nuit, Lucie Pellegrin laissa tomber de son annulaire amaigri une dernière bague, qu’elle glissa dans la main crochue de madame Printemps, en lui chuchottant quelque chose à l’oreille. Madame Printemps, alors, sortit tout de suite.

— Es-tu bien au moins, là, sur ton fauteuil ? dit la grande Adèle avec tout l’intérêt qu’elle put mettre dans sa voix.

Héloïse courut au lit, et en revint avec les oreillers,

— Attendez ! Lucie, laissez-moi vous les glisser sous les reins… tout doucement…

Marie la frisée songea, elle, à apporter l’édredon pour lui en couvrir les jambes. Miss, dérangée dans son sommeil, pataugeait au milieu des draps, cherchant une autre bonne place. Elle essaya un moment du traversin ; mais, trouvant que l’édredon était plus moelleux, elle se décida à descendre du lit pour venir se recoucher sur l’édredon, aux pieds de Lucie Pellegrin.

— La bonne bête, s’écria l’autre Adèle attendrie ; elle ne veut pas quitter bonne maîtresse, voyez-vous ça… Aussi, elle aura du bon sucre.

Et elles rirent aux larmes. Elles riaient encore, lorsque madame Printemps revint, suivie du garçon qui apportait les consommations. Ce ne fut pas long, de pousser la table devant Lucie, d’y faire de la place pour le plateau. Les deux Adèle, Marie et Héloïse avancèrent chacune leur chaise. Madame Printemps débarrassa le plateau pour le rendre au garçon, et s’assit à son tour.

Elles se servaient, emplissant leurs verres à côté des tasses de la malade, d’une cafetière où il devait rester de la tisane froide. Les bouteilles et les carafons du café, la carafe frappée, les biscuits, se mêlaient à toute une pharmacie de fioles à potion étiquetées.

— À ta santé ! ma bonne, fit la grande Adèle élevant, la première, son verre d’absinthe.

— Et moi, dit Lucie Pellegrin, tu t’imagines que je vais vous regarder ! Est-ce qu’on m’oublie ?

Et, comme l’autre Adèle, la bouche déjà pleine de biscuits trempés dans son madère, lui conseillait le madère :

— Laissez, madame Printemps va me servir, elle sait bien ce qu’il me faut.

Quand elle eut aussi son absinthe que lui versa complaisamment la concierge, Lucie Pellegrin, tenant le verre à deux mains, voulut trinquer avec tout le monde. Elle était si faible, qu’elle tremblait : un peu d’absinthe se répandit.

— Ça nettoie ! dit-elle gaiement.

Les autres aussi étaient gaies. Miss les faisait rire aux éclats, le museau en l’air, dévorant des yeux le sucrier, où madame Printemps fouillait à chaque instant pour rendre son grog doux comme du sirop.

— Ça a des envies comme une femme, voyez-vous, une chienne enceinte, disait Héloïse.

Alors, tout en s’amusant à donner, tantôt l’une, tantôt l’autre, du sucre à Miss, elles se mirent à parler de leurs divers « envies ». L’autre Adèle se souvenait d’avoir eu trois fois l’envie du homard, qu’elle n’aimait pas en temps ordinaire. Héloïse, elle, craignait alors de rencontrer des prêtres, et ne pouvait voir un omnibus sans brûler d’être sur l’impériale, habillée en garçon. Mais ce fut madame Printemps qui les fit le plus rire : dans une circonstance pareille, elle avait eu soif de sirop de groseille pur, et désir de se ballader en robe blanche, avec une botte de verdure et de roses naturelles sur la tête.

— Moi, dit Lucie en portant son verre aux lèvres, ça ne me gênait pas, j’allais au bal et je soupais comme à l’ordinaire…

Et elle vida son verre aux deux tiers, d’un seul trait.

Madame Printemps avait dû avoir la main lourde en versant l’absinthe. Lucie Pellegrin, à la vérité, ne toussa pas tout de suite ; mais les pommettes de ses joues devinrent subitement roses. Miss, rassasiée de sucre, le cou allongé de nouveau sur l’édredon, s’était rendormie.

Lucie Pellegrin éclatait de rire.

— Le plus drôle, vous ne savez pas… Aujourd’hui, tenez, dès que je vous ai vues, il m’a pris une envie folle de me pocharder avec vous.

— Te pocharder… vous pocharder… nous pocharder… s’exclamaient les autres bruyamment ; elle est bonne, celle-là !

La plupart ayant achevé leurs verres, se reversaient à boire. Lucie Pellegrin pressa un instant son mouchoir sur ses lèvres, afin de ne pas tousser. Puis les yeux, ses grands yeux enfoncés, luisant davantage, d’une voix plus aiguë et sifflante :

— Sur le balcon, vous vous imaginiez que je dormais ; mais j’entendais tout, et je ne vous aurais pas laissé partir ainsi, pour sûr… S’il l’avait fallu, je vous aurais poursuivies, en chemise, dans l’escalier… Comme aussi, quand la tante était là avec le petit, vous n’auriez pas pu filer, soyez tranquilles, je tendais l’oreille…

Toutes riaient de si bon cœur, que pas une ne sembla remarquer que Lucie s’interrompait cette fois pour tousser et cracher dans son mouchoir.

— C’est une bonne fille, n’est-ce pas ? disait madame Printemps, aux anges, sucrant déjà son troisième grog.

— Oui ! oh oui ! une bien bonne fille, répétaient les autres avec un commencement d’enthousiasme.

— Une vraie amie…

— Une camarade que nous ne laisserons pas s’ennuyer…

— Et il va falloir qu’elle guérisse bien vite, dit Héloïse.

— Moi ! d’abord, s’écria la grande Adèle, à partir d’aujourd’hui, je viens te soigner toutes les après-midi !

Quand Lucie Pellegrin eut fini de tousser, encore la larme à l’œil des efforts qu’elle venait de faire, elle but ce qui restait de son absinthe, et, avec une exaltation croissante, d’une voix forcée et suraiguë :

— Ça dépend de vous de me guérir… Vous ne savez pas, c’est aussi une envie, une vraie envie, qui me prend, celle-là, depuis deux mois, chaque jour, à l’heure où je m’habillais pour le bal. Les soirs d’Élysée surtout, comme ce soir, j’ai beau faire fermer les fenêtres, j’entends l’orchestre, les quadrilles, les polkas, les valses, tout. Et moi je suis dans mon lit !… Je me bouche les oreilles, mais je distingue quand même les piétinements, les rires ; je reconnais des voix, j’entends à onze heures le feu d’artifice, les soleils qui sont là à tourner presque sous mon balcon… Alors je pleure, j’enfonce la tête sous les draps ; et imaginez-vous il me semble qu’on m’appelle : « Lucie Pellegrin ! Lucie Pellegrin !… » que mon bock est tout servi à une table, que ma chaise reste inoccupée, qu’on n’attend que moi pour s’amuser… Oui, je sens que ma vie est là tout entière, à deux pas, et, si je suis malade, c’est simplement parce que je ne fais plus la noce… La preuve, c’est qu’aujourd’hui, rien que d’être venues, vous autres, et de m’avoir un peu fait rire, je vais mieux, beaucoup mieux… J’ai pu me lever toute seule, vous voyez que je puis parler ; il ne me reste qu’un peu de faiblesse pour marcher… Eh bien ! mes amies, c’est simple et facile ce que je vous demande : d’abord vous dînez ici, avec moi, toutes quatre ; madame Printemps redescendra nous chercher quelque chose de bon, ce que vous aimerez, avec du vin cacheté ; puis, quand nous aurons pris des forces, vers neuf heures, nous allons toutes à l’Élysée-Montmartre… Hein ? c’est convenu, n’est-ce pas ? Seulement deux de vous me soutiendront un peu pour me faire descendre l’escalier. Une fois en bas, vous verrez, ça ira tout seul, je n’aurai plus besoin de votre bras… Et quand vous aurez dîné, il ne faudra pas venir me chanter que vous partez vous habiller ; je ne vous lâche plus ; si c’était pour Mabille… mais à l’Élysée, vous savez, nous sommes chez nous : on y va comme l’on est… Dites, sera-t-on étonné de me revoir ! quelle joie !… Je suis guérie, je danse, mes anciens sont là, autour de moi. À minuit, pour sûr, on nous emmène toutes souper, et…

— Ça y est ! s’écrièrent les autres en battant des mains ; vive Lucie Pellegrin !

Mais Lucie Pellegrin ne put continuer : sa voix surmenée venait de se briser en mille pièces, comme une feuille de cristal trop mince.

— Ce n’est rien ! dit-elle.

Mais elle toussait, elle toussait. Le mouchoir dont elle se tamponnait la bouche, était déjà imbibé de sang comme une éponge. Redevenue d’une pâleur de cadavre, elle tendait encore son verre vide à madame Printemps pour redemander de l’absinthe.