La Foire sur la place/II/14

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Paul Ollendorff (Tome 1p. 221-231).
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Deuxième Partie — 14


Sans qu’il l’eût cherché, Christophe avait acquis une petite notoriété dans les milieux parisiens, où Sylvain Kohn et Goujart l’avaient introduit. L’originalité de sa figure, qu’on apercevait toujours, avec l’un ou l’autre de ses deux amis, aux premières des théâtres et aux concerts, sa laideur puissante, les ridicules même de sa personne, de sa tenue, de ses manières brusques et gauches, les boutades paradoxales qui lui échappaient parfois, son intelligence mal dégrossie, mais large et robuste, et les récits romanesques que Sylvain Kohn avait colportés sur ses escapades en Allemagne, sur ses démêlés avec la police et sur sa fuite en France, l’avaient désigné à la curiosité oisive et affairée de ce grand salon d’hôtel cosmopolite, qu’est devenu le Tout-Paris. Tant qu’il se tint sur la réserve, observant, écoutant, tâchant de comprendre, avant de se prononcer, tant qu’on ignora ses œuvres et le fond de sa pensée, il fut assez bien vu. Les Français lui savaient gré de n’avoir pu rester en Allemagne. Surtout, les musiciens français étaient touchés, comme d’un hommage qui leur était rendu, de l’injustice des jugements de Christophe sur la musique allemande : — (il s’agissait, à la vérité, de jugements déjà anciens, à la plupart desquels il n’eût plus souscrit aujourd’hui : quelques articles publiés naguère dans une Revue allemande, et dont les paradoxes avaient été répandus et amplifiés par Sylvain Kohn). — Christophe intéressait, et il ne gênait point ; il ne prenait la place de personne. Il n’eût tenu qu’à lui d’être un grand homme de cénacle. Il n’avait qu’à ne rien écrire, ou le moins possible, surtout à ne rien faire entendre de lui, et à alimenter d’idées les Goujart et leurs pareils, toute cette engeance, qui a pris pour devise un mot fameux, — en l’arrangeant un peu :


« Mon verre n’est pas grand ; mais je bois… dans celui des autres. »


Une forte personnalité exerce son rayonnement surtout sur les jeunes gens, plus occupés de sentir que d’agir. Il n’en manquait pas autour de Christophe. C’étaient en général de ces êtres oisifs, sans volonté, sans but, sans raison d’être, qui ont peur de la table de travail, peur de se trouver seuls avec eux-mêmes, qui s’éternisent dans un fauteuil, qui errent d’un café à une salle de théâtre, cherchant tous les prétextes pour ne pas rentrer chez eux, pour ne pas se voir face à face. Ils venaient, s’installaient, traînaient pendant des heures, dans ces conversations insipides, d’où l’on sort avec une dilatation d’estomac, écœurés, saturés, et pourtant affamés, avec le besoin et le dégoût à la fois de continuer. Ils entouraient Christophe, comme le barbet de Goethe, les « larves à l’affût », qui guettent une âme à happer, pour se raccrocher à la vie.

Un sot vaniteux eût trouvé plaisir à cette cour de parasites. Mais Christophe n’aimait pas jouer à l’idole. Il était horripilé d’ailleurs par la subtilité idiote de ses admirateurs, qui trouvaient dans ce qu’il faisait des intentions saugrenues, Renaniennes, Nietzschéennes, hermaphrodites. Il les mit à la porte. Il n’était pas fait pour un rôle passif. Tout chez lui avait l’action pour but. Il observait, pour comprendre ; et il voulait comprendre, pour agir. Libre de contrainte d’école et de préjugés, il s’informait de tout, lisait tout, étudiait dans son art toutes les formes de pensée et les ressources d’expression des autres pays et des autres temps. Chacune de celles qui lui paraissaient efficaces et vraies, il en faisait sa proie. À la différence de ces artistes français qu’il étudiait, ingénieux inventeurs de formes nouvelles, qui s’épuisent à inventer sans cesse, et laissent leurs inventions en chemin, il cherchait beaucoup moins à innover dans la langue musicale qu’à la parler avec plus d’énergie ; il n’avait point le souci d’être rare, mais celui d’être fort. Cette force passionnée s’opposait au génie français de finesse et de mesure. Elle avait le dédain du style pour le style et de l’art pour l’art. Les meilleurs artistes français lui faisaient l’effet d’ouvriers de luxe. Un des plus parfaits poètes parisiens s’était amusé lui-même à dresser « la liste ouvrière de la poésie française contemporaine, chacun avec sa denrée, son produit ou ses soldes » ; et il énumérait « les lustres de cristal, les étoffes d’Orient, les médailles d’or et de bronze, les guipures pour douairières, les sculptures polychromes, les faïences à fleurs », qui sortaient de la fabrique de tel ou tel de ses confrères. Lui-même se représentait, « dans un coin du vaste atelier des lettres, reprisant de vieilles tapisseries, ou dérouillant des pertuisanes hors d’usage ». — Cette conception de l’artiste, comme d’un bon ouvrier, attentif uniquement à la perfection du métier, n’était pas sans grandeur. Mais elle ne satisfaisait pas Christophe ; et, tout en y reconnaissant une dignité professionnelle, il avait du mépris pour la pauvreté de vie qu’elle recouvrait, à l’ordinaire. Il ne concevait pas qu’on écrivît pour écrire, qu’on parlât pour parler. Il ne disait pas des mots, il disait — ou voulait dire — des choses

Ei dice cose, e voi dite parole…

Après une période de repos où il n’avait été occupé qu’à absorber un monde nouveau, l’esprit de Christophe était pris brusquement d’un besoin de créer. L’antagonisme qu’il sentait entre Paris et lui, centuplait sa force, en accusant sa personnalité. C’était un débordement de passions, qui demandaient impérieusement à s’exprimer. Elles étaient de toute sorte ; par toutes, il était sollicité avec la même ardeur. Il lui fallait forger des œuvres, où se décharger de l’amour qui lui gonflait le cœur, et aussi de la haine ; et de la volonté, et aussi du renoncement, et de tous les démons qui s’entrechoquaient en lui, et qui avaient un droit égal à vivre. À peine s’était-il soulagé d’une passion dans une œuvre, — (quelquefois, il n’avait même pas la patience d’aller jusqu’à la fin de l’œuvre) — qu’il se jetait dans une passion contraire. Mais la contradiction n’était qu’apparente : s’il changeait toujours, toujours il restait le même. Toutes ses œuvres étaient des chemins différents qui menaient au même but ; son âme était une montagne : il en prenait toutes les routes ; les unes s’attardaient à l’ombre, en leurs détours moelleux ; les autres montaient âprement, arides, au soleil ; toutes conduisaient à Dieu, qui siégeait sur la cime. Amour, haine, volonté, renoncement, toutes les forces humaines, portées au paroxysme, touchent à l’éternité, et déjà y participent. Chacun la porte en soi : le religieux et l’athée, celui qui voit la vie partout, et celui qui la nie partout, et celui qui doute de tout et de la vie et de la négation, — et Christophe, dont l’âme embrassait tous ces contraires à la fois. Tous les contraires se fondent en l’éternelle Force. L’important pour Christophe, c’était de réveiller cette Force en lui et dans les autres, de jeter des brassées de bois sur le brasier, de faire flamber l’Éternité. Une grande flamme s’était levée dans son cœur, au milieu de la nuit voluptueuse de Paris. Il se croyait libre de toute foi, et il n’était tout entier qu’une torche de foi.

Rien ne pouvait davantage prêter le flanc à l’ironie française. La foi est un des sentiments que pardonne le moins une société très raffinée : car elle l’a perdu, et elle ne veut pas que d’autres le possèdent. Dans l’hostilité sourde ou railleuse de la plupart des gens pour les rêves des jeunes gens, il entre pour beaucoup l’amère pensée qu’eux-mêmes furent ainsi autrefois, qu’ils eurent ces ambitions et ne les réalisèrent point. Tous ceux qui ont renié leur âme, tous ceux qui avaient en eux une œuvre, et ne l’ont pas accomplie pour accepter la sécurité d’une vie facile et honorable, pensent :

— Puisque je n’ai pu faire ce que j’avais rêvé, pourquoi le feraient-ils, eux ? Je ne veux point qu’ils le fassent.

Combien d’Heddas Gabier parmi les hommes ! Quelle sourde lutte pour annihiler les forces neuves et libres, quelle science pour les tuer par le silence, par l’ironie, par l’usure, par le découragement, — et par quelque séduction perfide, au bon moment !…

Le type est de tous les pays. Christophe le connaissait, pour l’avoir rencontré en Allemagne. Contre cette espèce de gens il était cuirassé. Son système de défense était simple : il attaquait, le premier ; dès leurs premières avances, il leur déclarait la guerre ; il contraignait ces dangereux amis à se faire ses ennemis. Mais si cette franche politique était la plus efficace à sauvegarder sa personnalité, elle l’était beaucoup moins à lui faciliter sa carrière d’artiste. Christophe recommençait ses errements d’Allemagne. C’était plus fort que lui. Il n’y avait qu’une chose de changée : son humeur, qui était fort gaie.

Il exprimait gaillardement à qui voulait l’entendre ses critiques peu mesurées sur les artistes français : il s’attirait ainsi beaucoup d’inimitiés. Il ne prenait même pas la précaution de se ménager, comme font les gens sensés, l’appui d’une petite coterie. Il n’eût pas eu de peine à trouver autour de lui des artistes, tout prêts à l’admirer, pourvu qu’il les admirât. Il y en avait même qui l’admiraient d’avance, à charge de revanche. Ils considéraient celui qu’ils louaient, comme un débiteur, auquel ils pouvaient toujours, le moment venu, réclamer le remboursement de leur créance. C’était de l’argent bien placé. — C’était de l’argent fort mal placé, avec Christophe. Il ne remboursait rien. Bien pis, il avait l’effronterie de trouver médiocres les œuvres de ceux qui trouvaient bonnes les siennes. Ils en gardaient, sans le dire, une rancune profonde, et se promettaient, à la prochaine occasion, de lui rendre exactement la même monnaie.

Entre toutes les maladresses commises, Christophe eut celle de partir en guerre contre Lucien Lévy-Cœur. Il le trouvait partout sur sa route, et il ne pouvait cacher une antipathie exagérée pour cet être doux, poli, qui ne faisait aucun mal apparent, qui semblait même avoir plus de bonté que lui, et qui en tout cas avait bien plus de mesure. Il le provoquait à des discussions ; et, si insignifiant que fût l’objet de la discussion, elle prenait toujours, par le fait de Christophe, une âpreté subite, qui surprenait l’auditoire. Il semblait que Christophe cherchât tous les prétextes pour fondre, tête baissée, sur Lucien Lévy-Cœur ; mais jamais il ne pouvait l’atteindre. Son ennemi avait toujours la suprême habileté, même quand son tort était le plus certain, de se donner le beau rôle ; il se défendait avec une courtoisie, qui faisait ressortir le manque d’usages de Christophe. Celui-ci, qui d’ailleurs parlait fort mal le français, avec des mots d’argot, voire d’assez gros mots, qu’il avait sus tout de suite, et qu’il employait mal à propos, comme beaucoup d’étrangers, était incapable de déjouer la tactique de Lucien Lévy-Cœur ; et il se débattait furieusement contre cette douceur ironique. Tout le monde lui donnait tort : car on ne voyait pas ce que Christophe sentait obscurément : l’hypocrisie de cette douceur, qui, lorsqu’elle se heurtait à une force, qu’elle ne parvenait pas à entamer, cherchait à l’étouffer, sans éclat, en silence. Il n’était pas pressé, étant de ceux qui, comme Christophe, comptaient sur le temps ; mais c’était pour détruire, au lieu que Christophe, c’était pour édifier. Il n’eut pas de peine à détacher de Christophe Sylvain Kohn et Goujart, comme il l’avait peu à peu évincé du salon des Stevens. Il fit le vide autour de lui.

Christophe s’en chargeait, de lui-même. Il ne contentait personne, n’étant d’aucun parti, ou mieux, étant contre tous les partis. Il n’aimait pas les Juifs ; mais il aimait encore moins les antisémites. Cette lâcheté des masses soulevées contre une minorité puissante, non parce qu’elle est mauvaise, mais parce qu’elle est puissante, cet appel aux bas instincts de jalousie et de haine, lui répugnait. Il se faisait regarder par les Juifs comme un antisémite, par les antisémites comme un Juif. Quant aux artistes, ils sentaient en lui l’ennemi. Instinctivement, Christophe se faisait, en art, plus Allemand qu’il n’était. Par opposition avec la voluptueuse ataraxie de certaine musique parisienne, il célébrait la volonté violente, un pessimisme viril et sain. Quand la joie paraissait, c’était avec un manque de goût, une fougue plébéienne, bien faits pour révolter jusqu’aux aristocratiques patrons de l’art populaire. Une forme savante et rude. Même, il n’était pas loin d’affecter, par réaction, une négligence apparente dans le style et une insouciance de l’originalité extérieure, qui devaient être très sensibles aux musiciens français. Aussi, ceux d’entre eux, à qui il communiqua quelques-unes de ses œuvres, l’englobèrent-ils, sans y regarder de plus près, dans le mépris qu’ils avaient pour le wagnérisme attardé de l’école allemande contemporaine. Christophe ne s’en souciait guère ; il riait intérieurement, se répétant ces vers d’un charmant musicien de la Renaissance française, — adaptés à son usage :


........................
Va, va, ne t’esbahy de ceux la qui diront ;
Ce Christophe n’a pas d’un tel le contrepoint.
Il n’a pas de cestuy la pareille harmonie.
J’ai quelque chose aussi que les autres n’ont point.


Mais quand il voulut essayer de faire jouer ses œuvres dans les concerts, il trouva porte close. On avait déjà bien assez à faire de jouer — ou de ne pas jouer — les œuvres des jeunes musiciens français, pour ne pas s’inquiéter de celles d’un Allemand inconnu.

Christophe ne s’entêta point à faire des démarches. Il s’enferma chez lui, et se remit à écrire. Peu lui importait que les gens de Paris l’entendissent ou non. Il écrivait pour son plaisir, et non pour réussir. Le vrai artiste ne s’occupe pas de l’avenir de son œuvre. Il est comme ces peintres de la Renaissance, qui peignaient joyeusement des façades de maisons, sachant que dans dix ans il n’en resterait rien. Christophe travaillait donc en paix, résigné avec bonhomie à attendre des temps meilleurs, quand un secours lui vint d’un côté inattendu.