La Foire sur la place/II/16

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Paul Ollendorff (Tome 1p. 244-256).
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Deuxième Partie — 16


Il y avait chez les Stevens une petite fille de treize à quatorze ans, à qui Christophe avait donné des leçons, en même temps qu’à Colette. Elle était cousine germaine de Colette, et se nommait Grazia Buontempi. C’était une fillette au teint doré, rosissant délicatement aux pommettes, les joues pleines, d’une santé campagnarde, un petit nez un peu relevé, la bouche grande, bien fendue, à demi entr’ouverte toujours, le menton rond, très blanc, les yeux tranquilles, doucement souriants, le front rond, encadré d’une profusion de cheveux longs et soyeux, qui descendaient, sans boucles, le long des joues, avec de légères et calmes ondulations. Une petite Vierge d’Andrea del Sarto, à la figure large, au beau regard silencieux.

Elle était Italienne. Ses parents habitaient, presque toute l’année, à la campagne, dans une grande propriété du Nord de l’Italie : plaines, prairies, petits canaux. De la terrasse sur le toit, on avait à ses pieds des flots de vignes d’or, d’où émergeaient de place en place les fuseaux noirs des cyprès. Au delà, c’étaient les champs, les champs. Le silence. On entendait meugler les bœufs qui retournaient le sol, et les cris aigus des paysans à la charrue :

Ihi !… Fat innanz’ !…

Les cigales chantaient dans les arbres, et les grenouilles le long de l’eau. Et, la nuit, c’était l’infini du silence, sous la lune aux flots d’argent. Au loin, de temps en temps, les gardiens des récoltes, qui sommeillaient dans des huttes de branchages, tiraient des coups de fusil, pour avertir les voleurs qu’ils étaient réveillés. Pour ceux qui les entendaient, à demi-assoupis, ce bruit n’avait plus d’autre sens que le tintement d’une horloge pacifique, marquant au loin les heures de la nuit. Et le silence se refermait, comme un manteau moelleux aux vastes plis, sur l’âme.

Autour de la petite Grazia, la vie semblait endormie. On ne s’occupait pas beaucoup d’elle. Elle poussait tranquillement dans le beau calme qui la baignait. Nulle fièvre, nulle hâte. Elle était paresseuse, elle aimait à flâner et dormir longuement. Elle restait étendue, des heures, dans le jardin. Elle se laissait flotter sur le silence, comme une mouche sur un ruisseau d’été. Et parfois, brusquement, elle se mettait à courir, sans raison. Elle courait, comme un petit animal, la tête et le buste légèrement inclinés vers la droite, souplement, sans raideur. Un vrai cabri, qui grimpait et glissait, parmi les pierres, pour la joie de bondir. Elle causait avec les chiens, avec les grenouilles, avec les herbes et les arbres, avec les paysans et les bêtes de la basse-cour. Elle adorait tous les petits êtres qui l’entouraient, et aussi les grands : mais avec ceux-ci elle se livrait moins. Elle voyait très peu de monde. La propriété était loin de la ville, isolée. Bien rarement passait sur la route poudreuse le pas traînant de quelque grave paysan, ou d’une belle campagnarde, aux yeux lumineux dans la figure hâlée, marchant d’un rythme balancé, la tête haute, la poitrine en avant. Grazia vivait, des journées, seule, dans le parc silencieux ; elle ne voyait personne ; elle ne s’ennuyait jamais ; elle n’avait peur de rien.

Une fois, un vagabond entra, pour voler une poule dans la ferme déserte. Il s’arrêta, interdit, devant la petite fille couchée dans l’herbe, qui mangeait une longue tartine, en chantonnant une chanson. Elle le regarda tranquillement, et lui demanda ce qu’il voulait. Il dit :

— Donnez-moi quelque chose, ou je deviens méchant.

Elle lui tendit sa tartine, et dit, avec ses yeux souriants :

— Il ne faut pas devenir méchant.

Alors il s’en alla.

Sa mère mourut. Son père, très bon, très faible, était un vieil Italien de bonne race, robuste, jovial, affectueux, mais un peu enfantin, et tout à fait incapable de diriger l’éducation de la petite. La sœur du vieux Buontempi, Mme  Stevens, qui était venue pour l’enterrement, et qui avait été frappée de l’isolement de l’enfant, décida, pour la distraire de son deuil, de l’emmener pour quelque temps à Paris. Grazia pleura, et le vieux papa aussi ; mais quand Mme  Stevens avait décidé quelque chose, il n’y avait plus qu’à se résigner : nul ne pouvait lui résister. Elle était la forte tête de la famille ; et, dans sa maison de Paris, elle dirigeait tout, elle dominait tout : son mari, sa fille, et ses amants ; — car elle ne s’était pas fait faute d’en avoir ; elle menait de front ses devoirs et ses plaisirs : c’était une femme pratique et passionnée, — au reste, très mondaine et très agitée.

Transplantée à Paris, la calme Grazia se prit d’adoration pour sa belle cousine Colette, qui s’en amusa. On conduisit dans le monde, on mena au théâtre la douce petite sauvageonne. On continuait de la traiter en enfant, et elle-même se regardait comme une enfant, quand déjà elle ne l’était plus. Elle avait des sentiments qu’elle cachait, et dont elle avait peur : d’immenses élans de tendresse pour un objet, ou pour un être. Elle était amoureuse en secret de Colette : elle lui volait un ruban, un mouchoir ; souvent, en sa présence, elle ne pouvait dire un seul mot ; et quand elle l’attendait, quand elle savait qu’elle allait la voir, elle tremblait d’impatience et de bonheur. Au théâtre, lorsqu’elle voyait sa jolie cousine, décolletée, entrer dans la loge où elle était et attirer tous les regards, elle avait un bon sourire, humble, affectueux, débordant d’amour ; et son cœur se fondait, lorsque Colette lui adressait la parole. En robe blanche, ses beaux cheveux noirs défaits et bouffants sur ses épaules brunes, mordillant le bout de ses longs gants de fil blanc, dans l’ouverture desquels elle fourrait le doigt par désœuvrement, — à tout instant, pendant le spectacle, elle se retournait vers Colette, pour quêter un regard amical, pour partager le plaisir qu’elle ressentait, pour dire de ses yeux bruns et limpides :

— Je vous aime bien.

En promenade, dans les bois, aux environs de Paris, elle marchait dans l’ombre de Colette, s’asseyait à ses pieds, courait devant ses pas, arrachait les branches qui auraient pu la gêner, posait des pierres au milieu de la boue. Et, un soir que Colette, frileuse, au jardin, lui demanda son fichu, elle poussa un rugissement de plaisir. — dont elle fut honteuse après, — du bonheur que la bien-aimée s’enveloppât d’un peu d’elle, et le lui rendît ensuite, tout imprégné du parfum de son corps.

Il y avait aussi des livres, certaines pages des poètes, lues en cachette, — (car on continuait de lui donner des livres d’enfant), — qui lui causaient des troubles délicieux. Et, plus encore, certaines musiques, bien qu’on lui dît qu’elle n’y pouvait rien comprendre ; et elle se persuadait qu’elle n’y comprenait rien ; — mais elle était toute pâle et moite d’émotion. Personne ne savait ce qui se passait en elle, à ces moments.

En dehors de cela, elle était toujours une fillette docile, étourdie, paresseuse, assez gourmande, rougissant pour un rien, tantôt se taisant pendant des heures, tantôt parlant avec volubilité, riant et pleurant facilement, ayant de brusques sanglots et un rire d’enfant. Elle aimait rire et s’amusait de petits riens. Jamais elle ne cherchait à jouer la dame. Elle restait enfant. Surtout, elle était bonne, elle ne pouvait souffrir de faire de la peine, et elle avait de la peine du moindre mot un peu fâché contre elle. Très modeste, s’effaçant toujours, toute prête à aimer et à admirer tout ce qu’elle croyait voir de beau et de bon, elle prêtait aux autres des qualités qu’ils n’avaient pas.

On s’occupa de son éducation, qui était très en retard. Ce fut ainsi qu’elle prit des leçons de piano avec Christophe.

Elle le vit, pour la première fois, à une soirée de sa tante, où il y avait une société nombreuse. Christophe, incapable de s’adapter à aucun public, joua un interminable adagio, qui faisait bâiller tout le monde : quand cela semblait fini, cela recommençait ; on se demandait si cela finirait jamais. Mme  Stevens bouillait d’impatience. Colette s’amusait follement : elle dégustait tout le ridicule de la chose, et elle ne savait pas mauvais gré à Christophe d’y être, à ce point, insensible ; elle sentait qu’il était une force, et cela lui était sympathique ; mais c’était comique aussi ; et elle se fût bien gardée de prendre sa défense. Seule, la petite Grazia était pénétrée jusqu’aux larmes par cette musique. Elle se dissimulait dans un coin du salon. À la fin, elle se sauva, pour qu’on ne remarquât point son trouble, et aussi parce qu’elle souffrait de voir qu’on se moquait de Christophe.

Quelques jours après, à dîner, Mme  Stevens parla, devant elle, de lui faire donner des leçons de piano par Christophe. Grazia fut si troublée qu’elle laissa retomber sa cuiller dans son assiette à soupe, et qu’elle s’éclaboussa, ainsi que sa cousine. Colette dit qu’elle aurait bien besoin d’abord de leçons pour se tenir convenablement à table. Mme  Stevens ajouta qu’en ce cas, ce n’était pas à Christophe qu’il faudrait s’adresser. Grazia fut heureuse d’être grondée avec Christophe.

Christophe commença ses leçons. Elle était toute guindée et glacée, elle avait les bras collés au corps, elle ne pouvait remuer ; et quand Christophe posait la main sur sa menotte, pour rectifier la position des doigts et les étendre sur les touches, elle se sentait défaillir. Elle tremblait de jouer mal devant lui ; mais elle avait beau étudier jusqu’à se rendre malade et jusqu’à faire pousser des cris d’impatience à sa cousine, toujours elle jouait mal, quand Christophe était là ; le souffle lui manquait, ses doigts étaient raides comme des morceaux de bois, ou mous comme du coton ; elle accrochait les notes et accentuait à contre-sens ; Christophe la grondait et s’en allait, fâché : alors, elle avait envie de mourir.

Il ne faisait aucune attention à elle ; il n’était occupé que de Colette. Grazia enviait l’intimité de sa cousine avec Christophe ; mais quoiqu’elle en souffrît, son bon petit cœur s’en réjouissait pour Colette et pour Christophe. Elle trouvait Colette si supérieure à elle qu’il lui semblait naturel qu’elle absorbât tous les hommages. — Ce ne fut que lorsqu’il fallut choisir entre sa cousine et Christophe qu’elle sentit son cœur prendre parti contre celle-là. Avec son intuition de petite femme, elle vit bien que Christophe souffrait des coquetteries de Colette et de la cour assidue que lui faisait Lévy-Cœur. Déjà, d’instinct, elle n’aimait pas Lévy-Cœur, et elle le détesta, dès le moment qu’elle sut que Christophe le détestait. Elle ne pouvait comprendre comment Colette s’amusait à le mettre en rivalité avec Christophe. Elle commença de la juger sévèrement en secret ; elle surprit certains de ses petits mensonges, et elle changea soudain de manières avec elle. Colette s’en aperçut, sans en deviner la cause ; elle affectait de l’attribuer à des caprices de petite fille. Mais le certain, c’était qu’elle avait perdu son pouvoir sur Grazia : un fait insignifiant le lui montra. Un soir que, se promenant toutes deux au jardin, Colette voulait, avec une tendresse coquette, abriter Grazia sous les plis de son manteau contre une petite ondée qui s’était mise à tomber, Grazia, pour qui c’eût été, quelques semaines avant, un bonheur ineffable de se blottir contre le sein de sa chère cousine, s’écarta froidement, et se tint à quelques pas, en silence. Et quand Colette disait qu’elle trouvait laid un morceau de musique que jouait Grazia, cela n’empêchait pas Grazia de le jouer, et de l’aimer.

Elle n’était plus attentive qu’à Christophe. Elle avait la divination de la tendresse, et percevait ce qu’il souffrait, sans qu’il le dît. Elle se l’exagérait beaucoup, il est vrai, dans son attention inquiète et enfantine. Elle croyait que Christophe était amoureux de Colette, quand il n’avait pour elle qu’une amitié exigeante. Elle pensait qu’il était malheureux, et elle était malheureuse pour lui. La pauvrette n’était guère récompensée de sa sollicitude : elle payait pour Colette quand Colette avait fait enrager Christophe ; il était de mauvaise humeur, et se vengeait sur sa petite élève, en relevant impatiemment les fautes de son jeu. Un matin que Colette l’avait exaspéré encore plus qu’à l’ordinaire, il s’assit au piano avec tant de brusquerie que Grazia acheva de perdre le peu de moyens qu’elle avait : elle pataugea ; il lui reprocha ses fausses notes avec colère ; alors, elle se noya tout à fait ; il se fâcha, il lui secoua les mains, il cria qu’elle ne ferait jamais rien de propre, qu’elle s’occupât de cuisine, de couture, de tout ce qu’elle voudrait, mais, au nom du ciel ! qu’elle ne fît plus de musique ! Ce n’était pas la peine de martyriser les gens à entendre ses fausses notes. Sur quoi, il la planta là, au milieu de sa leçon, et il partit, furieux. Et la pauvre Grazia pleura toutes les larmes de son corps, moins encore du chagrin que lui faisaient ces humiliantes paroles, que du chagrin de ne pouvoir faire plaisir à Christophe, malgré tout son désir, et même d’ajouter encore par sa sottise à la peine de celui qu’elle aimait.

Elle souffrit bien plus, quand Christophe cessa de venir chez les Stevens. Elle eût voulu retourner au pays. Cette enfant, si saine jusque dans ses rêveries, et qui gardait en elle un fond de sérénité rustique, se sentait mal à l’aise dans cette ville, au milieu des Parisiennes neurasthéniques et agitées. Sans oser le dire, elle avait fini par juger assez exactement les gens qui l’entouraient. Mais elle était timide, faible, comme son père, par bonté, par modestie, par défiance de soi. Elle se laissait dominer par sa tante autoritaire et par sa cousine habituée à tout tyranniser. Elle n’osait pas écrire à son vieux papa, à qui elle envoyait régulièrement de longues lettres affectueuses :

— Je t’en prie, reprends-moi !

Et le vieux papa n’osait pas la reprendre, malgré tout son désir ; car Mme  Stevens avait répondu à ses timides avances que Grazia était bien où elle était, beaucoup mieux qu’elle ne serait avec lui, et que, pour son éducation, il fallait qu’elle restât.

Mais il arriva un moment où l’exil devint trop douloureux à la petite âme du Midi, et où il fallut qu’elle reprît son vol vers la lumière. — Ce fut après le concert de Christophe. Elle y était venue avec les Stevens ; et ce fut un déchirement pour elle d’assister à ce spectacle hideux d’une foule s’amusant à outrager un artiste… Un artiste ? Celui qui, aux yeux de Grazia, était l’image même de l’art, la personnification de tout ce qu’il y avait de divin dans la vie. Elle avait envie de pleurer, de se sauver. Il lui fallut entendre jusqu’au bout le tapage, les sifflets, les huées, et, au retour chez sa tante, les réflexions désobligeantes, le joli rire de Colette, qui échangeait avec Lucien Lévy-Cœur des propos apitoyés. Réfugiée dans sa chambre, dans son lit, elle sanglota, une partie de la nuit : elle parlait à Christophe, elle le consolait, elle eût voulu donner sa vie pour lui, elle se désespérait de ne pouvoir rien pour le rendre heureux. Il lui fut impossible désormais de rester à Paris. Elle supplia son père de la faire revenir. Elle disait :

— Je ne peux plus vivre ici, je ne peux plus, je mourrai si tu me laisses plus longtemps.

Son père vint aussitôt ; et si pénible qu’il leur fût à tous deux de tenir tête à la terrible tante, ils en puisèrent l’énergie dans un effort de volonté désespérée.

Grazia revint dans le grand parc endormi. Elle retrouva avec joie la chère nature et les êtres qu’elle aimait. Elle avait emporté et garda quelques temps encore dans son cœur endolori, qui se rassérénait chaque jour, un peu de la mélancolie du Nord, comme un voile de brouillards, que le soleil peu à peu faisait fondre. Elle pensait par moments à Christophe malheureux. Couchée sur la pelouse, écoutant les grenouilles et les cigales familières, ou assise au piano, avec qui elle s’entretenait plus souvent qu’autrefois, elle rêvait de l’ami qu’elle s’était choisi ; elle causait avec lui, tout bas, pendant des heures, et il ne lui eût pas semblé impossible qu’il ouvrît la porte, un jour, et qu’il entrât. Elle lui écrivit, et, après avoir hésité bien longtemps, elle lui envoya une lettre, non signée, qu’elle alla, un matin, en cachette, le cœur battant, jeter dans la boîte du village, à trois kilomètres de là, de l’autre côté des grands champs labourés, — une bonne lettre, touchante, qui lui disait qu’il n’était pas seul, qu’il ne devait pas se décourager, qu’on pensait à lui, qu’on l’aimait, qu’on priait Dieu pour lui, — une pauvre lettre, qui s’égara sottement en route, et qu’il ne reçut jamais.

Puis, les jours uniformes et sereins se déroulèrent dans la vie de la lointaine amie. Et la paix italienne, le génie du calme, du bonheur tranquille, de la contemplation muette, rentrèrent dans ce cœur chaste et silencieux, au fond duquel continuait de brûler, comme une petite flamme immobile, le souvenir de Christophe.