La Foire sur la place/II/19

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Paul Ollendorff (Tome 1p. 272-277).
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Deuxième Partie — 19


Christophe n’était point riche, ni fait pour le devenir. Quand il venait de gagner quelque argent, il se hâtait de le dépenser aussitôt en musique ; il se privait de nourriture pour aller au concert. Il prenait des dernières places, tout en haut du théâtre du Châtelet ; et il se plongeait dans la musique : cela lui tenait lieu de souper et de maîtresse. Il apportait là une telle faim de bonheur et tant d’aptitude à en jouir que les imperfections de l’orchestre ne parvenaient pas à le troubler ; il restait, deux ou trois heures, engourdi dans un état de béatitude, sans que les fautes de goût et les fausses notes provoquassent en lui autre chose qu’un sourire indulgent : il avait laissé sa critique à la porte ; il venait pour aimer et non pas pour juger. Autour de lui, le public s’abandonnait, comme lui, immobile, les yeux à demi clos, au courant du grand torrent de rêves. Christophe avait la vision d’un peuple tapi dans l’ombre, ramassé sur lui-même, comme un énorme chat, couvant des hallucinations de volupté et de carnage. Dans les demi-ténèbres épaisses et dorées, se modelaient mystérieusement certaines figures, dont le charme inconnu et l’extase muette attiraient les regards et le cœur de Christophe ; il s’attachait à elles ; il écoutait en elles ; il finissait par s’assimiler corps et âme avec elles. Il arrivait qu’une d’elles s’en aperçût, et qu’il se tissât entre elle et Christophe, pendant la durée du concert, une de ces sympathies obscures, qui vont jusqu’au plus profond de l’être, sans qu’aucun mot précis en traduise rien à notre propre conscience, et dont il ne reste rien, une fois le concert fini et le courant rompu qui unissait les âmes. C’est un état que connaissent bien ceux qui aiment la musique, surtout quand ils sont jeunes et se donnent le plus : l’essence de la musique est tellement l’amour qu’on ne la goûte complètement que si on la goûte en un autre, et qu’au concert on cherche instinctivement des yeux, au milieu de la foule, un ami avec qui partager une joie trop grande pour soi seul.

Parmi ces amis d’une heure, dont parfois Christophe faisait choix, afin de savourer mieux la douceur de la musique, une figure l’attirait, qu’il revoyait, à chaque concert. C’était une petite grisette, qui devait adorer la musique, sans rien y comprendre. Elle avait un profil de petite bête, un petit nez droit, dépassant à peine la ligne de la bouche légèrement avancée et du menton délicat, des sourcils fins et levés, des yeux clairs : un de ces minois insouciants, sous le voile desquels on sent de la joie, du rire, enveloppés d’une paix indifférente. Ce sont ces fillettes vicieuses, ces gamines ouvrières, qui reflètent peut-être le plus de la sérénité disparue, celle des statues antiques et des figures de Raphaël. Ce n’est là qu’un instant dans leur vie, le premier éveil du plaisir ; la flétrissure est proche. Mais elles ont vécu du moins une jolie heure.

Christophe se délectait à la regarder : une gentille figure lui faisait du bien au cœur : il savait en jouir sans la désirer ; il y puisait de la joie, de la force, de l’apaisement, — oui, presque de la vertu. Elle, — cela va sans dire, — avait vite remarqué qu’il la regardait ; et il s’était établi entre eux, sans y penser, un courant magnétique. Et comme ils se retrouvaient, à peu près aux mêmes places, à presque tous les concerts, ils n’avaient pas tardé à connaître leurs goûts. À certains passages, ils échangeaient un regard d’intelligence ; lorsqu’elle aimait particulièrement une phrase, elle tirait légèrement la langue, comme pour se lécher les lèvres ; ou, pour montrer qu’elle ne trouvait pas cela bon, elle avançait dédaigneusement son gentil museau. Il se mêlait à ces petites mines un peu de ce cabotinage innocent, dont presque aucun être ne peut se dégager quand il se sait observé. Elle voulait se donner parfois, pendant les morceaux sérieux, une expression grave ; et, tournée de profil, l’air absorbé, et la joue souriante, du coin de l’œil elle regardait s’il la regardait. Ils étaient devenus très bons amis, sans s’être jamais dit un mot, et sans avoir même essayé — (Christophe tout au moins) — de se rencontrer à la sortie.

Le hasard fit enfin, qu’à un concert du soir, ils se trouvèrent placés l’un à côté de l’autre. Après un instant d’hésitation souriante, ils se mirent à causer amicalement. Elle avait une voix charmante, et disait beaucoup de bêtises sur la musique : car elle n’y connaissait rien, et voulait avoir l’air de s’y connaître ; mais elle l’aimait passionnément. Elle aimait la pire et la meilleure, Massenet et Wagner ; il n’y avait que la médiocre qui l’ennuyât. La musique était une volupté pour elle ; elle la buvait par tous les pores de son corps, comme Danaé la pluie d’or. Le prélude de Tristan lui donnait la petite mort ; et elle jouissait de se sentir emportée, comme une proie dans la bataille, par la Symphonie Héroïque. Elle apprit à Christophe que Beethoven était sourd-muet, et que, malgré cela, si elle l’avait connu, elle l’aurait bien aimé, quoiqu’il fût joliment laid. Christophe protesta que Beethoven n’était pas si laid ; alors, ils discutèrent sur la beauté et sur la laideur ; et elle convint que tout dépendait des goûts ; ce qui était beau pour l’un ne l’était pas pour l’autre : « on n’était pas le louis d’or, on ne pouvait pas plaire à tout le monde ». — Il aimait mieux qu’elle ne parlât point : il l’entendait bien mieux. Pendant la Mort d’Ysolde, elle lui tendit sa main ; sa main était toute moite ; il la garda dans la sienne jusqu’à la fin du morceau ; ils sentaient, à travers leurs doigts entrelacés, couler le même flot de vie.

Ils sortirent ensemble ; il était près de minuit. Ils remontèrent, en causant, dans le quartier Latin ; elle lui avait pris le bras, et il la reconduisit presque chez elle ; mais arrivés à la porte, comme elle se disposait à lui montrer le chemin, il la quitta, sans prendre garde à son sourire et à ses yeux engageants. Sur le moment, elle fut stupéfaite, puis furieuse ; puis, elle se tordit de rire, en pensant à sa sottise ; puis, rentrée dans sa chambre et se déshabillant, au milieu de sa toilette, elle fut de nouveau agacée, et finalement pleura en silence. Quand elle le revit au concert, elle voulut se montrer piquée, indifférente, un peu cassante. Mais il était si bon enfant que sa résolution ne tint pas. Ils se remirent à causer ; seulement, elle gardait maintenant avec lui une certaine réserve. Il lui parlait cordialement, mais avec une grande politesse, et de choses sérieuses, de belles choses, de la musique qu’ils entendaient et de ce que cela signifiait pour lui. Elle l’écoutait attentivement, et tâchait de penser comme lui. Le sens de ses paroles lui échappait souvent ; mais elle y croyait quand même. Elle avait pour Christophe un respect reconnaissant, qu’elle lui montrait à peine. D’un accord tacite, ils ne se parlaient qu’au concert. Il la rencontra une fois au milieu d’étudiants. Ils se saluèrent gravement. À personne elle ne parlait de lui. Il y avait dans le fond de son âme une petite province sacrée, quelque chose de beau, de pur, de consolant.

Ainsi, Christophe commençait à exercer par sa seule présence, par le seul fait qu’il existait, une influence apaisante et fortifiante. Partout où il passait, il laissait inconsciemment une trace de sa lumière intérieure. Il était le dernier à s’en douter. Il y avait près de lui, dans sa maison, des gens qu’il n’avait jamais vus, et qui, sans s’en douter eux-mêmes, subissaient peu à peu son rayonnement bienfaisant.