La Foire sur la place/II/23

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Paul Ollendorff (Tome 1p. 302-305).
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Deuxième Partie — 23


L’hiver s’éternisait. Un hiver humide, brumeux et boueux. Des semaines sans soleil. Bien que Christophe allât mieux, il n’était pas guéri. Il avait toujours un point douloureux au poumon droit, une lésion qui se cicatrisait lentement, et des accès de toux nerveuse, qui l’empêchaient de dormir, la nuit. Le médecin lui avait défendu de sortir. Il aurait pu tout autant lui ordonner de s’en aller sur la Côte d’Azur, ou dans les Canaries. Il fallait bien qu’il sortît ! S’il n’était pas allé chercher son dîner, ce n’était pas son dîner qui serait venu le chercher. — On lui ordonnait aussi des drogues qu’il n’avait pas les moyens de payer. Aussi avait-il renoncé à demander conseil aux médecins : c’était de l’argent perdu ; et puis, il se sentait toujours mal à l’aise avec eux ; eux et lui ne pouvaient se comprendre : c’étaient deux mondes opposés. Ils avaient une compassion ironique et un peu méprisante pour ce pauvre diable d’artiste, qui prétendait être un monde à lui tout seul, et qui était balayé comme une paille par le fleuve de la vie. Il était humilié d’être regardé, palpé, tripoté par ces hommes. Il avait honte de son corps malade. Il pensait :

— Comme je serai content, lorsqu’il mourra !

Malgré la solitude, la maladie, la misère, tant de raisons de souffrir, Christophe supportait son sort patiemment. Jamais il n’avait été si patient. Il s’en étonnait lui-même. La maladie est bienfaisante, souvent. En brisant le corps, elle affranchit l’âme ; elle la purifie : dans les nuits et les jours d’inaction forcée, se lèvent des pensées, qui ont peur de la lumière trop crue, et que brûle le soleil de la santé. Qui n’a jamais été malade ne s’est jamais connu tout entier.

La maladie avait mis en Christophe un apaisement singulier. Elle l’avait dépouillé de ce qu’il y avait de plus grossier dans son être. Il sentait, avec des organes plus subtils, le monde des forces mystérieuses qui sont en chacun de nous, et que le tumulte de la vie nous empêche d’entendre. Depuis la visite au Louvre, dans ces heures de fièvre, dont les moindres souvenirs s’étaient gravés en lui, il vivait dans une atmosphère analogue à celle du tableau de Rembrandt, chaude, profonde et douce. Il sentait, lui aussi, dans son cœur, les magiques reflets d’un soleil invisible. Et bien qu’il ne crût plus, il savait qu’il n’était point seul : un Dieu le tenait par la main, le menait où il fallait qu’il vînt. Il se confiait à lui comme un petit enfant.

Pour la première fois depuis des années, il était contraint de se reposer. La lassitude même de la convalescence lui était un repos, après l’extraordinaire tension intellectuelle, qui avait précédé la maladie, et qui le courbaturait encore. Christophe qui, depuis plusieurs mois, se raidissait dans un état de qui-vive perpétuel, sentait se détendre peu à peu la fixité de son regard. Il n’en était pas moins fort ; il en était plus humain. La vie puissante, mais un peu monstrueuse, du génie, était passée à l’arrière-plan ; il se retrouvait un homme comme les autres, dépouillé de tous ses fanatismes d’esprit, et de tout ce que l’action a de dur et d’impitoyable. Il ne haïssait plus rien ; il ne pensait plus aux choses irritantes, ou seulement avec un haussement d’épaules ; il songeait moins à ses peines, et plus à celles des autres. Depuis que Sidonie lui avait rappelé les souffrances silencieuses des humbles âmes, qui luttaient sans se plaindre, sur tous les points de la terre, il s’oubliait en elles. Lui qui n’était pas sentimental à l’ordinaire, il avait maintenant des accès de cette tendresse mystique, qui est la fleur de la faiblesse et de la maladie. Le soir, accoudé à sa fenêtre, au-dessus de la cour, écoutant les bruits mystérieux de la nuit,… une voix qui chantait dans une maison voisine, et que l’éloignement faisait paraître émouvante, une petite fille qui pianotait naïvement du Mozart,… il pensait :

— Vous tous que j’aime, et que je ne connais pas ! Vous que la vie n’a point flétris, qui rêvez à de grandes choses que vous savez impossibles, et qui vous débattez contre le monde ennemi, — je veux que vous ayez le bonheur — il est si bon d’être heureux !… Ô mes amis, je sais que vous êtes là, et je vous tends les bras… Il y a un mur entre nous. Pierre à pierre, je l’use ; mais je m’use, en même temps. Nous rejoindrons-nous jamais ? Arriverai-je à vous, avant que se soit dressé un autre mur : la mort ?… — N’importe ! que je sois seul, toute ma vie, pourvu que je travaille pour vous, que je vous fasse du bien, et que vous m’aimiez un peu, plus tard, après ma mort !…

Ainsi, Christophe convalescent buvait le lait des deux bonnes nourrices : « Liebe und Noth » (Amour et Misère).