La Foire sur la place/II/6

La bibliothèque libre.
Paul Ollendorff (Tome 1p. 178-187).
◄  5
7  ►
Deuxième Partie — 6


Entre tous les jeunes gens qui entouraient Colette, il y en avait un qu’elle semblait préférer. Naturellement, de tous il était aussi celui qui était le plus insupportable à Christophe.

C’était un de ces fils de bourgeois enrichis, qui font de la littérature aristocratique, et jouent les patriciens de la Troisième République. Il se nommait Lucien Lévy-Cœur. Il avait les yeux écartés, au regard vif, le nez busqué, les lèvres fortes, la barbe blonde taillée en pointe, à la Van Dyck, un commencement de calvitie précoce, qui ne lui allait point mal, la parole câline, des manières élégantes, des mains fines et molles, qui fondaient dans la main. Il affectait toujours une très grande politesse, une courtoisie raffinée, même avec ceux qu’il n’aimait point, et qu’il cherchait à jeter par-dessus bord.

Christophe l’avait rencontré déjà, au premier dîner d’hommes de lettres, où Sylvain Kohn l’avait introduit ; et bien qu’ils ne se fussent point parlé, il lui avait suffi d’entendre le son de sa voix pour éprouver à son égard une aversion, qu’il ne s’expliquait pas lui-même, et dont il ne devait comprendre que plus tard les profondes raisons. Il y a des coups de foudre de l’amour. Il y en a aussi de la haine, — ou, — (pour ne point choquer les âmes douces, qui ont peur de ce mot, comme de toutes les passions), — c’est l’instinct de l’être sain, qui sent l’ennemi et se défend.

En face de Christophe, il représentait l’esprit d’ironie et de décomposition, qui s’attaquait doucement, poliment, sourdement, à tout ce qu’il y avait de grand dans l’ancienne société qui mourait : à la famille, au mariage, à la religion, à la patrie ; en art, à tout ce qu’il y avait de viril, de pur, de sain, de populaire ; à toute foi dans les idées, dans les sentiments, dans les grands hommes, dans l’homme. Au fond de toute cette pensée, il n’y avait qu’un plaisir mécanique d’analyse, d’analyse à outrance, une sorte de besoin animal de ronger la pensée, un instinct de ver. Et à côté de cet idéal de rongeur intellectuel, une sensualité de fille, mais de fille bas-bleu : car chez lui, tout était ou devenait littéraire. Tout lui était matière à littérature : ses bonnes fortunes, ses vices et ceux de ses amis. Il avait écrit des romans et des pièces où il narrait avec beaucoup de talent la vie privée de ses parents, leurs aventures intimes, celles de ses amis, les siennes, ses liaisons, une entre autres qu’il avait eue avec la femme de son meilleur ami : les portraits étaient faits avec un grand art ; chacun en louait l’exactitude : le public, la femme, et l’ami. Il ne pouvait obtenir les confidences ou les faveurs d’une femme, sans le dire dans un livre. — Il eût semblé naturel que ses indiscrétions le missent en froid avec ses « associées ». Mais il n’en était rien : elles en étaient à peine un peu gênées ; elles protestaient, pour la forme : au fond, elles étaient ravies qu’on les montrât aux passants, toutes nues ; pourvu qu’on leur laissât un masque sur la figure, leur pudeur était en repos. De son côté, il n’apportait à ces commérages aucun esprit de vengeance, ni peut-être même de scandale. Il n’était pas plus mauvais fils, ni plus mauvais amant que la moyenne des gens. Dans les mêmes chapitres où il dévoilait effrontément son père, sa mère et sa maîtresse, il avait des pages où il parlait d’eux avec une tendresse et un charme poétiques. En réalité, il était extrêmement familial ; mais de ces gens qui n’ont pas besoin de respecter ce qu’ils aiment : bien au contraire ; ils aiment mieux ce qu’ils peuvent un peu mépriser ; l’objet de leur affection leur en paraît plus près d’eux, plus humain. Ce sont les gens du monde les moins capables de comprendre l’héroïsme et surtout la pureté. Ils ne sont pas loin de les considérer comme un mensonge ou une faiblesse d’esprit. Il va de soi d’ailleurs qu’ils sont convaincus de comprendre mieux que quiconque les héros de l’art, et qu’ils les jugent avec une familiarité protectrice.

Il s’entendait admirablement avec les ingénues perverties de la société bourgeoise, riche et fainéante. Il était une compagne pour elles, une sorte de servante dépravée, plus libre et plus avertie, qui les instruisait, et qu’elles enviaient. Elles ne se gênaient pas avec lui ; et, la lampe de Psyché à la main, elles étudiaient curieusement l’androgyne nu, qui les laissait faire.

Christophe ne pouvait comprendre comment une jeune fille, comme Colette, qui semblait avoir une nature délicate et le désir touchant d’échapper à l’usure dégradante de la vie, pouvait se complaire dans cette société. Christophe n’était point psychologue. Lucien Lévy-Cœur l’était cent fois plus que lui. Christophe était le confident de Colette ; mais Colette était la confidente de Lucien Lévy-Cœur. Grande supériorité pour celui-ci. Il est doux à une femme de croire qu’elle a affaire à un homme plus faible qu’elle. Elle trouve à satisfaire là, en même temps qu’à ce qu’il y a de moins bon en elle, à ce qu’il y a de meilleur : son instinct maternel. Lucien Lévy-Cœur le savait bien : un des moyens les plus sûrs pour toucher le cœur des femmes est d’éveiller cette corde mystérieuse. Puis, Colette se sentait faible, passablement lâche, avec des instincts, dont elle n’était pas très fière, mais qu’elle se fût bien gardée de repousser. Il lui plaisait de se laisser persuader, par les confessions audacieusement calculées de son ami, que les autres étaient de même, et qu’il fallait prendre la nature humaine comme elle était. Elle se donnait alors la satisfaction de ne pas combattre des penchants qui lui étaient agréables, et le luxe de se dire que ce devait être ainsi, que la sagesse était de ne pas se révolter et d’être indulgent pour ce qu’on ne pouvait — « hélas ! » — empêcher. C’était là une sagesse dont la pratique n’avait rien de pénible.

Pour qui sait regarder la vie avec sérénité, il y a une forte saveur dans le contraste perpétuel qui existe, au sein de la société, entre l’extrême raffinement de la civilisation apparente et l’animalité profonde. Tout salon, qui n’est point rempli de fossiles et d’âmes pétrifiées, présente, comme deux couches de terrains, deux couches de conversations superposées l’une à l’autre : l’une, — que tout le monde entend, — entre les intelligences ; l’autre, — dont peu de gens ont conscience, et qui est pourtant la plus forte, — entre les instincts, entre les bêtes. Ces deux conversations sont souvent contradictoires. Tandis que les esprits échangent des monnaies de convention, les corps disent : Désir, Aversion, ou, plus souvent : Curiosité, Ennui, Dégoût. La bête, encore que domptée par des siècles de civilisation, et aussi abrutie que les misérables lions dans la cage au dompteur, rêve toujours à sa pâture.

Mais Christophe n’était pas encore arrivé à ce désintéressement de l’esprit, que seul apporte l’âge et la mort des passions. Il avait pris très au sérieux son rôle de conseiller de Colette. Elle lui avait demandé son aide ; et il la voyait s’exposer de gaieté de cœur au danger. Aussi ne cachait-il plus son hostilité à Lucien Lévy-Cœur. Celui-ci s’était tenu d’abord, vis-à-vis de Christophe, dans l’attitude d’une politesse irréprochable et ironique. Lui aussi flairait l’ennemi ; mais il ne le jugeait pas redoutable : il le ridiculisait, sans en avoir l’air. Au reste, il n’eût demandé qu’à être admiré de Christophe pour rester en bons termes avec lui : mais c’était ce qu’il ne pourrait obtenir jamais ; et il le sentait bien, car Christophe n’avait pas l’art de feindre. Alors, Lucien Lévy-Cœur était passé insensiblement d’une opposition tout abstraite de pensées à une petite guerre personnelle, soigneusement voilée, dont Colette devait être le prix.

Entre ses deux amis elle tenait la balance égale. Elle goûtait la supériorité morale et le talent de Christophe ; mais elle goûtait aussi l’immoralité amusante et l’esprit de Lucien Lévy-Cœur ; et, au fond, elle y trouvait plus de plaisir. Christophe ne lui ménageait pas les remontrances ; elle les écoutait avec une humilité touchante, qui le désarmait. Elle était assez bonne, mais sans franchise, par faiblesse, par bonté même. Elle jouait à demi la comédie ; elle feignait de penser comme Christophe. De fait, elle savait bien le prix d’un ami comme lui ; mais elle ne voulait faire aucun sacrifice à une amitié ; elle ne voulait faire aucun sacrifice à rien, ni à personne ; elle voulait ce qui lui était le plus commode et le plus agréable. Elle cachait donc à Christophe qu’elle recevait toujours Lucien Lévy-Cœur ; elle mentait, avec le naturel charmant des jeunes femmes du monde, expertes dès l’enfance en cet exercice nécessaire à qui doit posséder l’art de garder tous ses amis et de les contenter tous. Elle se donnait comme excuse que c’était pour ne pas faire de peine à Christophe ; mais en réalité, c’était parce qu’elle savait qu’il avait raison, et qu’elle n’en voulait pas moins faire ce qui lui plaisait à elle, sans pourtant se brouiller avec lui. Christophe avait parfois le soupçon de ces ruses ; il grondait alors, il faisait la grosse voix. Elle, continuait de jouer la petite fille contrite, affectueuse, un peu triste ; elle lui faisait les yeux doux, — feminæ ultima ratio. — Cela l’attristait vraiment de sentir qu’elle pouvait perdre l’amitié de Christophe ; elle se faisait séduisante et sérieuse ; et elle réussissait en effet à désarmer pour quelque temps Christophe. Mais tôt ou tard il fallait bien en finir par un éclat. Dans l’irritation de Christophe, il entrait, à son insu, un petit peu de jalousie. Et dans les ruses enjôleuses de Colette, il entrait aussi un peu, un petit peu d’amour. La rupture n’en devait être que plus vive.

Un jour que Christophe avait pris Colette en flagrant délit de mensonge, il lui mit marché en main : choisir entre Lucien Lévy-Cœur et lui. Elle essaya d’éluder la question ; et, finalement, elle revendiqua son droit d’avoir tous les amis qu’il lui plaisait. Elle avait parfaitement raison ; et Christophe se rendit compte qu’il était ridicule ; mais il savait aussi que ce n’était pas par égoïsme qu’il se montrait exigeant : il s’était pris pour Colette d’une sincère affection ; il voulait la sauver, fût-ce en violentant sa volonté. Il insista donc, maladroitement. Elle refusa de répondre. Il lui dit :

— Colette, vous voulez donc que nous ne soyons plus amis ?

Elle dit :

— Non, je vous en prie. Cela me ferait beaucoup de peine, si vous ne l’étiez plus.

— Mais vous ne feriez pas à notre amitié le moindre sacrifice ?

— Sacrifice ! Quel mot absurde ! dit-elle. Pourquoi faudrait-il toujours sacrifier une chose à une autre ? Ce sont des bêtes d’idées chrétiennes. Au fond, vous êtes un vieux clérical sans le savoir.

— Cela se peut bien, dit-il. Pour moi, c’est tout un ou tout autre. Entre le bien et le mal, je ne trouve pas de milieu, même pour l’épaisseur d’un cheveu.

— Oui, je sais, dit-elle. C’est pour cela que je vous aime. Je vous aime bien, je vous assure ; mais…

— Mais vous aimez bien aussi l’autre ?

Elle rit, et dit, en lui faisant ses yeux les plus câlins et sa voix la plus douce :

— Restez !

Il était sur le point de céder encore. Mais Lucien Lévy-Cœur entra ; et les mêmes yeux câlins et la même voix douce servirent à le recevoir. Christophe regarda, quelque temps, en silence, Colette faire ses petites comédies ; puis il s’en alla, décidé à rompre. Il avait le cœur chagrin. C’était si bête de s’attacher toujours, de se laisser prendre au piège !

En rentrant chez lui, et rangeant machinalement ses livres, il ouvrit par désœuvrement sa Bible, et lut :


…Le Seigneur a dit : Parce que les filles de Sion vont en raidissant le cou, en agitant les yeux, en marchant à petits pas affectés, en faisant résonner les anneaux de leurs pieds,

Le Seigneur rendra chauve le sommet de la tête des filles de Sion, le Seigneur en découvrira la nudité…


Il éclata de rire, en songeant aux manèges de Colette ; et il se coucha, de bonne humeur. Puis il pensa qu’il fallait qu’il fût bien atteint, lui aussi, par la corruption de Paris pour que la Bible fût devenue pour lui d’une lecture comique. Mais il n’en continua pas moins, dans son lit, à se répéter la sentence du grand Justicier farceur ; et il cherchait à en imaginer l’effet sur la tête de sa jeune amie. Il s’endormit, en riant comme un enfant. Il ne songeait déjà plus à son nouveau chagrin. Un de plus, un de moins… Il commençait à devenir habitué.