La Formation des États-Unis/III

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La Nouvelle RevueTome 104 (p. 319-342).

LA

FORMATION DES ÉTATS-UNIS[1]




DEPUIS L’INDÉPENDANCE (1776-1865).


Quand le Congrès eut appelé Washington au commandement suprême et proclamé l’indépendance, il sembla que sa tâche fût achevée. On n’attendit plus rien de lui. L’attention se porta vers les treize souverainetés qu’il venait de créer. Chacun retourna dans son État pour aider à l’organiser et il devint bientôt évident que le titre de membre du Congrès serait moins envié que celui de membre de l’un des treize parlements qui allaient se constituer. Il y avait à cela plusieurs motifs. Le premier et le plus puissant était le patriotisme local très légitimement développé par les efforts accomplis et les résultats obtenus. Chaque État avait ses souvenirs, ses traditions, de bons serviteurs dont il honorait la mémoire et de belles institutions dont il suivait les progrès avec amour. Il s’agissait maintenant de compléter l’édifice, de grouper toutes les forces, d’utiliser la liberté conquise pour établir un bon gouvernement. L’ambition des premiers puritains revenait à leurs descendants de créer l’État idéal, l’État modèle. Mais à côté de ce louable désir de bien faire se manifestait une sorte de méfiance inquiète et jalouse à l’endroit d’un pouvoir fédéral, d’une souveraineté d’ensemble dominant celles des États. On était d’accord pour l’instituer, parce qu’il le fallait bien, si l’on voulait entretenir des relations suivies, peut-être même nouer des alliances avec les nations étrangères ; mais on était d’accord également pour la restreindre, la confiner dans des limites étroites, se précautionner contre ses envahissements possibles. Les hommes qui avaient rédigé et voté la déclaration d’indépendance n’étaient point des révolutionnaires ; à peine y en avait-il deux ou trois parmi eux. La nécessité les avait rendus révolutionnaires. C’étaient des sages, des hommes de bon sens et de sang-froid, s’entendant aux besognes raisonnées et suivies, aptes aux énergies de détail, aux longs dévouements, mais mal faits pour une rupture solennelle, pour déchirer brusquement le passé et ouvrir l’avenir devant une race encore indécise sur sa mission, encore incertaine de ses pas. Ils ne regrettaient point ce qu’ils avaient fait, parce que le salut public leur avait semblé l’exiger ; mais ils en ressentaient une sorte d’effroi et presque inconsciemment se réjouissaient d’avoir une tâche à remplir dans leur État, un prétexte, par conséquent, pour ne pas rester à Philadelphie devant des devoirs inconnus et des responsabilités d’ensemble.

On les remplaça par des députés de second ordre dont les talents n’égalaient point la bonne volonté et qui se sentirent plus intimidés encore en présence de l’œuvre à accomplir que leurs prédécesseurs. Le moment exigeait des décisions promptes et surtout la volonté de les faire exécuter. Ils adoptèrent de bonnes mesures, mais ne voulurent pas savoir ce qui en résultait. Ils s’en remettaient aux États du soin de les appliquer, et les États, qui avaient d’abord regardé le Congrès avec inquiétude, lui prodiguèrent ensuite les expressions de leur dédain. Le langage des congressistes devint de plus en plus timide. Ils s’en tinrent à des discussions métaphysiques sur la Constitution qu’on les avait chargés de rédiger ou bien firent des plans d’avenir vagues et grandioses, sans intérêt immédiat et par conséquent sans portée. Cette Constitution, sortie enfin de leurs mains, n’avait rien d’effrayant pour l’indépendance des États, mais elle était effrayante pour l’avenir de la confédération. Elle n’établissait que des pouvoirs sans sanction. Le Congrès ne se donnait ni le droit de lever un impôt, ni celui de forcer les citoyens à l’obéissance. C’était l’ombre d’une Assemblée exerçant des ombres de droits. Quand cette œuvre législative fut achevée, il ne manquait pas de besogne. L’armée était dans le dénuement. Washington faisait entendre des plaintes continuelles et dénonçait l’inexécution de la plupart des mesures adoptées par l’Assemblée pour l’équipement et l’approvisionnement des troupes[2]. On se gardait de l’écouter. Le Congrès avait encore un échelon à descendre. Des cabales se formèrent dans son sein ; la position du général en chef se trouva même menacée : il fut question de lui retirer le commandement. À l’étranger, les instructions données aux agents américains se ressentaient de l’état de décomposition du gouvernement central ; elles étaient contradictoires et sans suite. Quand l’heure vint de faire la paix, les congressistes recouvrèrent un peu de prestige. C’était une besogne qui ne pouvait incomber aux États. Il fallait bien traiter au nom de la confédération. Mais aussitôt la paix conclue, les choses allèrent de mal en pis. La dépression était générale parmi les députés : au lieu de 91, chiffre légal, ils n’étaient souvent que 25 en séance et l’ordre du jour demeurait toujours le même, faute d’un quorum pour trancher les questions. En parfait contraste avec cette situation humiliante, la prospérité des États s’affirmait : leur commerce grandissait ; l’agriculture se relevait ; les rouages gouvernementaux se mouvaient d’une manière satisfaisante. Un si heureux état de choses avait ses dangers. Les États prenaient confiance en eux-mêmes, s’habituaient à une complète indépendance et de moins en moins se sentaient disposés à accepter qu’une autorité supérieure à la leur s’implantât dans le pays. Des événements survinrent qui forcèrent néanmoins leurs hommes d’État à la réflexion. Les redoutables conséquences qu’aurait eues en se prolongeant ce singulier émiettement des forces nationales leur apparurent nettement. Les traités de paix contiennent souvent des clauses dont l’exécution est ensuite retardée ou entravée. On y découvre aussi des lacunes et les sources de nouvelles disputes s’y révèlent. C’est ce qui advint une fois de plus. L’Angleterre n’évacua pas ses postes avancés de l’Ouest ; la Virginie se plaignit que des esclaves lui avaient été enlevés et en demanda le prix ; les loyalistes réclamèrent la restitution de leurs propriétés confisquées. L’Espagne afficha la prétention d’interdire aux Américains la navigation du Mississipi, sur lequel ils n’avaient, disait-elle, aucun droit. D’autre part, les pirates algériens se saisirent de nombreux vaisseaux de commerce américains que ne protégeait plus la marine anglaise et finalement une insurrection éclata dans le Massachusetts groupant tous les mécontents, militaires sans solde et ouvriers sans salaires ; le mouvement fut assez considérable pour causer de l’émoi même dans les États voisins. L’initiative virginienne se manifesta de nouveau et provoqua la réunion, à Annapolis en 1786, d’une assemblée de tous points illégale dont le Congrès s’empressa, ne pouvant faire autrement, d’approuver les travaux. Cette assemblée conclut à la convocation d’une Constituante. La Constituante se réunit le 25 mai 1787 et, après de longues discussions, adopta la célèbre charte, qui, aujourd’hui encore, régit les États-Unis d’Amérique et dont une expérience de cent huit années n’a pas terni la réputation.

En lisant le résumé des débats tel que le rédigea Madison (car très sagement la Constituante déclara le huis clos et ne rendit aucun compte de ses séances), on aperçoit mieux les terribles écueils contre lesquels, à cette époque critique, faillit se briser le vaisseau national. Un accord parut impossible tout d’abord, tant les divergences étaient profondes entre les propositions des délégués virginiens et celles des États du Nord, sans parler de ceux qui soutenaient, avec Hamilton, que « l’Angleterre, possédant le meilleur gouvernement du monde », on devait le plus possible chercher à s’en rapprocher. Hamilton savait bien qu’un roi et une Chambre haute héréditaire étaient incompatibles avec la démocratie américaine ; mais il demandait que du moins le chef de l’État et les sénateurs fussent élus à vie et les États réduits au rang de simples provinces. Le bon sens conseillait de ne pas s’appuyer sur des principes, mais sur l’expérience acquise. C’est à quoi l’on se décida. La plupart des États avaient adapté leur Constitution aux coutumes existantes ; ces Constitutions n’étaient que le développement logique des institutions coloniales arrivées à maturité. On fit de même : on donna au président les pouvoirs d’un gouverneur d’État, aux Chambres fédérales les attributions des Chambres d’État ; on délimita avec soin les sphères de ces deux régimes superposés, afin que, loin de se heurter, ils pussent se compléter. Un grand désir d’aboutir, une tendance générale à la conciliation prévalurent ; des concessions réciproques furent consenties et, le 17 décembre 1787, les députés apposèrent leurs signatures au bas d’une œuvre dont leur modestie d’ouvriers consciencieux n’était pas entièrement satisfaite. Franklin conte que, ce jour-là, considérant l’image du soleil gravée sur le fauteuil du président de l’Assemblée, il se demandait tristement si cet emblème représentait l’astre de l’union à son lever ou à son déclin. Un dernier cap restait à doubler : l’acceptation par les États. Ce fut long et difficile. Le Massachusetts et la Virginie étaient hostiles. Un moment on désespéra de vaincre les résistances de New-York. Rhode-Island n’avait pas de députés à la Constituante et continua de faire bande à part jusqu’en 1790. Les majorités furent, en général, très faibles. Nul doute que si le peuple avait été admis à se prononcer directement, il n’eût repoussé la Constitution par esprit particulariste et par méfiance des nouveautés qu’elle renfermait. Les Chambres d’État, fort heureusement, ne songèrent pas à le consulter et considérèrent qu’elles avaient le mandat de se prononcer en son nom. Toute l’année 1788 s’était écoulée de la sorte dans une pénible attente. Au début de 1789, le régime put enfin fonctionner. On procéda à l’élection présidentielle. Le vote unanime des délégués, confirmant le vœu général, appela Georges Washington au pouvoir suprême. L’histoire des États-Unis commence véritablement à cette date.

Elle comprend quatre périodes très diverses, mais que la complication de la vie électorale, la succession régulière des présidents, les conflits d’intérêts et les querelles des partis ont confondues dans une sorte de crépuscule gris que le public européen ne sait pas encore percer. La politique joue, aux États-Unis, un rôle éminemment trompeur. Elle apparaît comme le centre d’attraction de toutes les forces ; l’étranger la trouve partout et dès lors y rattache tout. Il interroge ses pontifes, suppute les chances des candidats, lit attentivement les proclamations, cherche dans les journaux et les brochures l’indice des sentiments du pays et prend pour de l’argent comptant les exagérations sans nom formulées par les orateurs dans les meetings électoraux. Il finit par se faire des États-Unis une idée très nette, mais aussi fausse qu’elle est nette. Cette aventure est arrivée à plus d’un parmi nos compatriotes. Leur perspicacité a été mise en défaut, parce que, n’ayant pas vécu en Amérique et ayant étudié les Américains à distance, ils ne se sont pas avisés que la politique pût être un jouet, un sport. Ce jouet est utile, car il est bon que les hommes s’amusent ; mais la récréation n’est que l’accessoire, le contrepoids du travail. Et le travail s’accomplit individuellement, dans le silence du cabinet, dans le calme de l’atelier et il est d’autant plus intense et plus productif que la récréation a été plus bruyante et plus animée. Il est très difficile d’analyser la vie américaine en faisant abstraction de la politique ou plutôt en attribuant à la politique la place qui lui revient réellement ; presque tous ceux qui l’ont tenté d’une manière directe se sont égarés. Une seule méthode n’a pas encore été essayée, la seule sans doute qui donnerait de bons résultats, la méthode historique. En classant les événements, on s’apercevrait bien vite du peu d’influence que la politique a exercée sur eux. On noterait surtout ce fait suggestif. La machine électorale aux États-Unis est fort ancienne. Elle a fonctionné dès 1797, lors de l’élection à la présidence de John Adams, premier successeur de Washington. Depuis elle n’a guère subi que des modifications de détail ; on y ajoute des roues, des engrenages, mais le type est demeuré identique ; c’est toujours la même machine dont le volume et la force motrice se sont accrus en raison directe des agrandissements du pays lui-même. Elle a quelques avantages et beaucoup d’inconvénients ; elle est surtout curieuse à observer ; il n’y en a pas encore d’analogue dans le monde ; peut-être n’en existera-t-il jamais d’autres. Elle a prouvé sa solidité ; elle n’est point inusable cependant et on la remplacera probablement par quelque chose de plus simple et de plus normal. L’ampleur de ses mouvements et le tapage qu’elle produit nous empêchent d’observer ces petits moteurs modestement installés dans les angles de l’usine et qui, sans bruit, sans effort, donnent des produits bien autrement importants. Ceux-là ont été incessamment modifiés : on les a démontés et remontés, déplacés et remplacés ; ils impriment l’histoire des États-Unis dont la grande machine ne fournit que la couverture.

Ces annales, nous l’avons dit, se divisent en quatre périodes. La première dure quarante ans, de 1789, date de l’inauguration de Washington, à 1829, date de l’expiration des pouvoirs de J. Quincy Adams, le sixième président. De ces six présidents, quatre : Washington, Jefferson, Madison et Monroë, sont réélus au bout de leur premier terme ; chacun d’eux gouverne donc pendant huit années consécutives. Washington, bien entendu, domine de très haut les cinq autres, mais ceux-ci sont dignes de lui succéder. John Adams a joué un rôle considérable pendant la Révolution : son éloquence a assuré le vote de la déclaration d’indépendance. En France, comme négociateur du traité de paix, en Angleterre, comme représentant de son pays, il s’est acquis de l’expérience dans les affaires européennes. S’il se montre parfois nerveux et irritable, un peu dogmatique aussi et non exempt de pédanterie, il a pour lui son énergie, son intégrité, son ardeur au travail. Il est capable d’initiatives heureuses et hardies ; en 1798, au moment où les folies du Directoire et l’impudence de Talleyrand vont déchaîner la guerre, John Adams prend sur lui de renouer les relations qui déjà ont cessé ; son parti lui en veut et la nation l’accuse d’avoir compromis son honneur ; mais la postérité lui donnera raison. Jefferson, qui vient ensuite, affiche des habitudes démocratiques : il supprime l’apparat semi-royal dont Washington a entouré sa haute fonction. Il ne veut pas être traité d’Altesse ou d’Excellence, ni se rendre au Congrès dans un équipage à six chevaux, ni donner des audiences solennelles et recevoir des honneurs. Il affecte une simplicité qui charme la foule et choque les étrangers. C’est pourtant un aristocrate et du genre le plus raffiné. Ses plaisirs préférés sont ceux d’un grand seigneur : sportsman, musicien, brillant causeur, il parle avec aisance les langues étrangères ; l’antiquité classique lui est familière. Sa pensée est tour à tour originale et puissante ; il a des aperçus d’une profondeur déconcertante et d’amusants à-propos. Son imagination est enflammée, son raisonnement serré et sa conduite habile ; il y a en lui un singulier mélange de scepticisme ironique et de passion sincère et désintéressée. Sa popularité est un instant ternie, parce qu’en voulant défendre le commerce américain contre les conséquences du blocus continental de Napoléon, il manque de le ruiner. Malgré cela, la haine de ses ennemis n’empêchera pas sa mémoire de vivre dans le cœur de ses compatriotes, ni son influence posthume de s’exercer sur leurs sentiments et sur leurs actes. Madison, Monroë et Quincy Adams sont aussi des travailleurs et des lettrés. Ils ont exercé de hautes fonctions dans le gouvernement ou dans la diplomatie, portent des noms connus, appartiennent à un milieu social élevé. Sous Madison, la guerre, longtemps menaçante, éclate entre l’Angleterre et les États-Unis ; elle dure deux ans et se termine par le traité signé à Gand le 24 décembre 1814, qui ne résout rien et ne donne aux Américains qu’un avantage : celui de prouver que leur nationalité a bien réellement pris corps et va s’affirmant chaque jour. Ils l’ont prouvé déjà d’ailleurs en armant une flotte qui a déployé victorieusement le pavillon étoilé dans la Méditerranée ; la marine américaine est désormais à l’abri des corsaires algériens et tripolitains, et, chose singulière, la dernière venue parmi les nations civilisées est la première à se faire respecter par ces pirates. La double présidence de Monroë et celle de Quincy Adams sont une époque de travail réparateur et de prospérité. Monroë n’est pas ennemi du faste ; il remet en usage quelques-unes des cérémonies et des formules d’étiquette que Jefferson avait supprimées. Mais elles ne s’implantent pas, car le règne de la brillante aristocratie à laquelle appartenaient tous ces hommes est terminé.

Une seconde période commence qui va de 1829 à 1861, date de l’élection d’Abraham Lincoln. C’est une période d’extension territoriale et de progrès matériel. Avec Andrew Jackson, le septième président, la démocratie elle-même s’installe au pouvoir. Le jour de l’inauguration du nouveau chef de l’État est un jour de triomphe populaire. Les habitants de Washington considèrent avec stupeur le cortège de besogneux et de « pieds crottés » qui montent vers le Capitole à la suite de Jackson, puis se répandent dans les jardins, défoncent les tonneaux de vin préparés pour eux et finalement envahissent les salons de la White-House. Ils ont mené la campagne avec une vigueur sans égale, parlant, criant, écrivant : ils attendent la récompense sous la forme d’une place, d’un emploi quelconque. On procède, pour les satisfaire, à une véritable hécatombe de fonctionnaires ; ainsi s’établit ce lamentable usage que les Américains appellent « rotation des offices » et qui consiste à renouveler, après chaque élection présidentielle, tout le personnel fédéral depuis le diplomate jusqu’à l’employé des postes, depuis le directeur des douanes jusqu’à l’huissier du Sénat. On ne saurait dire trop de mal d’un semblable système, afin d’en détourner les nations qui seraient tentées de l’adopter ; il aurait vite fait de jeter parmi elles le désordre et la désorganisation. Force est bien de constater pourtant qu’ici il n’a eu sur le pays qu’une répercussion affaiblie et indirecte ; rien ne prouve mieux combien l’agitation politique est, en Amérique, une agitation de surface, indépendante du progrès national.

Mais Andrew Jackson n’est pas seulement l’enfant du peuple qui a connu la misère, qui a, dès le jeune âge, gagné son pain, laborieusement, au hasard des circonstances et dont la science n’a pas affiné l’esprit ni adouci les angles. C’est un soldat. Une guerre avec les Cricqs avait déjà mis en relief ses qualités militaires lorsqu’en 1815 il s’est trouvé appelé à défendre la Nouvelle-Orléans[3] contre 12,000 Anglais qu’il a taillés en pièces. Voilà un beau titre de gloire, mais ce n’est pas un titre à la présidence. Le peuple en juge autrement. Il veut un militaire, il veut une poigne ; il ne serait pas très éloigné de vouloir un empereur selon la formule romaine, c’est-à-dire un général victorieux, sorti d’en bas et qui, sur le pavois, continuerait de reconnaître dans la démocratie l’origine et la sauvegarde de son pouvoir. Quel est donc ce peuple et d’où sort-il ? Les tables de recensement vont nous le dire. En 1800, il y a, aux États-Unis, 4,304,501 blancs, 893,041 esclaves et 108,395 nègres libérés. Dans ce total les coloniaux dominent ; ils forment le parti de l’ordre et du bon sens ; ils ont l’expérience de la liberté. Parmi eux beaucoup aiment l’Angleterre ; les autres la détestent ; tous l’admirent. Moralement ils ne sont pas détachés d’elle ; ils penchent encore du côté de ses méthodes, de ses croyances, de ses habitudes d’esprit. Mais il y a aussi des nouveaux venus qui sont turbulents, violents, pour lesquels les progrès lents, le travail régulier, le développement sans secousses n’ont point de charmes. Ceux-là sont des disciples de la Révolution française ; leurs sympathies lui ont été acquises dès qu’elle est sortie des voies légales et par cela même qu’elle en sortait. Ils ont applaudi Danton et Robespierre, excusé les massacres de septembre et les noyades de Nantes. On les a vus arborer la cocarde tricolore, chanter la Marseillaise, fonder des clubs jacobins, encourager l’agent français Genêt dans ses tentatives incorrectes pour compromettre les États-Unis vis-à-vis de l’Europe et les atteler au char de la France. Washington et Adams ont dû intervenir et n’ont pas triomphé sans peine de cette effervescence. En 1810, la population blanche atteint 5,862,004, tandis que les esclaves sont 1,191,364 et les nègres libérés 186,446. En 1820, les blancs ont augmenté de 2 millions, les esclaves de 350,000 seulement et les nègres libérés ont presque doublé. En 1830, enfin, les blancs sont 10,532,060, les esclaves 2,009,043 et les nègres libérés 319,599. De 1820 à 1830 il est arrivé 143,439 émigrants, dont la moitié seulement provient des Îles Britanniques et parmi ceux-là beaucoup sont irlandais. Les coloniaux (ils ne portent plus ce nom, mais c’est en réalité celui qui leur convient) ne s’en trouvent guère renforcés, tandis que les populistes voient leur puissance s’accroître démesurément et c’est à ce moment qu’ils poussent Jackson au pouvoir. Toute cette génération subit inconsciemment l’influence de Napoléon. Le lien entre la Révolution et l’Empire n’apparaît nulle part aussi clairement qu’ici. Les admirateurs des Jacobins reportent leur admiration sur l’Empereur, qui n’est, à leurs yeux, qu’un Jacobin plus fort que les autres ; et cette force les enchante. Ils aiment la brutalité du glaive courbant la loi, de l’homme matant ses semblables. Si Napoléon vaincu se fût enfui aux États-Unis, ils lui eussent taillé un empire entre le Mississipi et le Pacifique. En attendant, Jackson est leur homme ; ils le réélisent, non pas à cause de son honnêteté et de ses talents, mais parce qu’il est général et ne souffre point d’opposition à ses volontés. Va-t-on le réélire une troisième fois ? Le moment est critique ; les traditions coloniales s’effacent. Un mouvement sécessionniste s’est produit dans le Nord. C’est Washington qui sauve le pays. Il y a trente-huit ans qu’il repose dans sa tombe de Mount-Vernon, sur la colline au pied de laquelle le Potomac roule ses flots dorés. Mais sa mémoire est demeurée si vivante, ses dernières paroles sont incrustées si profondément dans les âmes, une telle vénération s’attache à tout ce qui vient de lui qu’à la seule pensée de violer une tradition établie par lui, l’opinion s’insurge. Van Buren est élu ; c’est un politicien. Après lui, on hisse au pouvoir le général Harrison, qui a le double mérite d’avoir battu les Indiens à Tippecanoe et d’avoir passé sa prime jeunesse dans une masure. Il meurt peu après et conformément à la Constitution, c’est le vice-président John Tyler qui lui succède. Puis viennent James Polk, Taylor, celui que Daniel Webster appelait « un ignare officier de frontière », Fillmore, Pierce, et à la veille de la guerre civile, Buchanan. Tous ces hommes sont des politiciens doublés souvent de soldats de hasard. Les électeurs apprécient qu’ils aient fait le coup de feu et acquis le droit de porter un bout d’uniforme. On ne leur en demande pas davantage. Ils sont médiocres, oubliés bientôt et dignes de l’oubli. On s’étonne qu’ils aient été placés à la tête d’une si grande nation, qu’ils aient exercé des fonctions si considérables et joui de pouvoirs si étendus. Car il ne faut pas voir en eux des serviteurs obéissants de la foule qui les a élus. Sans doute depuis Jackson, le président est plus dépendant de ses électeurs que ne l’avaient voulu les constituants. Une fois en place pourtant, il peut s’émanciper et se trouve hors d’atteinte. Beaucoup de ces chefs d’État ont eu des vues personnelles et ont dirigé les affaires à leur guise. La nation n’a pas, en général, à se louer d’eux ; elle pourrait, au contraire, leur adresser plus d’un reproche. Mais elle n’y songe guère ; elle est occupée ailleurs.

Un grand changement s’est, en effet, produit, qui a complètement déplacé le centre de gravité des États-Unis et a découvert devant eux un horizon presque illimité. En 1803, Bonaparte, s’étant fait céder la Louisiane par les Espagnols, l’a vendue aux Américains ; il eût préféré la garder, mais comprenant qu’il ne pourrait longtemps la défendre contre les Anglais, il s’est décidé à l’aliéner afin de la leur soustraire. Qu’est-ce que la Louisiane ? On ne sait pas au juste. Pour les uns, c’est simplement une province sise à l’embouchure du Mississipi ayant la Nouvelle-Orléans comme centre et comme dépendances quelques postes commerciaux espacés le long du fleuve. Pour les autres c’est un territoire immense qui va du Sud au Nord-Ouest jusqu’aux montagnes Rocheuses, peut-être même au delà. Ces régions sont inconnues. On ignore les sources du Mississipi ; on croit que le Missouri communique avec l’océan Pacifique. Une expédition est organisée pour vérifier le fait. Du reste, on s’en soucie peu. Le traité de Paris, qui a consacré l’indépendance des États-Unis, leur a reconnu comme frontières les grands lacs et le Mississipi. Les États-Unis n’en sont pas moins demeurés une puissance côtière, tournée vers l’Europe, déplorant la distance matérielle et empressée à diminuer la distance morale qui l’en séparent. Chaque État a fixé modestement ses limites du côté de l’Occident ; tout le reste a formé le « territoire du Nord-Ouest » organisé par le Congrès en 1787. La valeur en est très discutée. La terre est bonne sans doute, mais qu’en ferait-on d’utile ? Les gens de l’Est parlent de ce pays avec un dédain marqué ; ils le désignent d’un mot intraduisible : wilderness qui signifie à la fois désert et endroit barbare. Cependant la population augmentant, trois États se forment : le Kentucky en 1792, le Tennessee en 1796 et l’Ohio en 1802. Ce sont trois États continentaux — notez ce fait capital. — Ils sont loin de la mer ; de là, on ne voit plus l’Europe ; il va arriver, c’est forcé, que les regards se tourneront vers l’Ouest. Sur ces entrefaites, la Louisiane est cédée. La Constitution n’a pas prévu les agrandissements territoriaux. Rien n’autorise le président à signer ce marché. Jefferson, malgré son souci de la légalité, passe outre. En 1819, la Floride a de même été achetée à l’Espagne et de nouveaux États sont nés, l’Indiana en 1816, le Mississipi en 1817, l’Illinois en 1818, l’Alabama en 1819. Tous ressemblent au Kentucky, le premier fondé. Le Kentuckien est un type étrange ; il y a en lui un peu de civilisation virginienne greffée sur un tempérament de trappeur et d’aventurier. Il boit du whisky, joue aux cartes, se bat en duel, spécule sur les terrains, et par ailleurs il est accessible aux grands sentiments, très épris d’éloquence et patriote exalté. Il n’a plus besoin de Napoléon pour satisfaire ses instincts glorieux. Sa propre mission lui suffit. Il entrevoit une Amérique impériale assise sur des bases de granit et débordant sur les deux océans. Il se nourrit d’immensité ; tout ce domaine est à lui ; il le soumettra, l’apaisera ; l’aigle est son emblème favori ; comme lui, il vole au plus haut, se réjouit de sa force et regarde le soleil en face. Il est belliqueux ; en 1812, il a poussé à la guerre contre l’Angleterre ; il voudrait conquérir le Canada et n’en revient pas que tous les Canadiens ne soient pas empressés à devenir ses compatriotes. Il encourage la formation de la République du Texas et plus tard son absorption par les États-Unis ; il provoque la guerre contre le Mexique et l’invasion de la Californie ; la prise de Mexico le ravit d’aise et le traité de Guadalupe-Hidalgo comble ses vœux[4]. Les États-Unis vont maintenant d’un océan à l’autre. Leur superficie a quintuplé en quarante-cinq ans ; ils prennent rang parmi les plus grands pays du monde. Le Kentuckien est pour ces terres nouvelles ce qu’ont été pour le Massachusetts les puritains et pour la Virginie les planteurs. Elles se forment d’après lui ; il y sème sa graine de jingoïsme, sa manie de grandeur matérielle qui se traduira plus tard par les maisons à quinze étages de Chicago, par les édifices publics à architecture cyclopéenne, par les réclames géantes et par cette perpétuelle assertion de supériorité universelle dont les Américains de l’Ouest sont si prodigues et qu’ils expriment en un refrain bien connu : Nothing equal in the world, rien de semblable dans le monde ! Et telle est l’influence du Kentuckien qu’elle déborde sur les États de l’Est et domine absolument le gouvernement fédéral. Au Sud, le coton est roi ; avant que Whitney eût inventé sa fameuse machine, cette culture était peu rémunératrice ; maintenant, c’est à qui en produira le plus. Au Nord, les affaires financières ont pris une énorme extension. Mais dans les bureaux de New-York et de Boston comme dans les plantations géorgiennes ou louisianaises, l’idéal kentuckien s’est infiltré : on rêve de faire grand, d’amplifier (magnify) toutes choses et de déplacer l’équilibre du monde. Cela se traduit dans les discours ; car chacun parle. Les étudiants emploient leurs loisirs universitaires à s’exercer dans l’art de la parole. Les fermiers font des lieues en charrette par des chemins défoncés pour entendre un orateur célèbre. Le centre de toute cette éloquence est le Sénat fédéral. Le hasard y a réuni trois hommes aux lèvres desquelles toute la nation demeure suspendue ; ils sont bien différents d’origine et de caractère. Clay a les qualités et les brillants défauts des Kentuckiens ; Webster a enseigné dans les écoles puritaines de la Nouvelle-Angleterre, sa patrie ; Calhoun appartient à la Caroline du Sud dont il sert les intérêts en défendant l’esclavage. Mais tous les trois ont, au même degré, le culte de la grandeur nationale. Ils aiment d’autant plus l’Union qu’ils la sentent menacée ; ils tremblent que le démembrement tant redouté ne se produise. Ils mettent tous leurs talents et tout leur cœur à trouver des compromis, afin d’ajourner tout au moins la crise[5] et de gagner du temps.

Le conflit est inévitable ; ce zèle patriotique le retarde de dix années, mais il n’est au pouvoir de personne d’empêcher qu’il n’éclate. L’Union, cependant, est bien cimentée. On a prétendu qu’elle avait grandi trop vite, que l’esclavage n’était qu’un prétexte, que les véritables motifs de la rupture résidaient dans l’étendue démesurée du sol, dans les divergences d’intérêts et les jalousies réciproques des États, qu’ainsi cette rupture se fût produite fatalement, même si l’esclavage n’avait pas existé. Mais c’est là une erreur capitale. L’Union, au contraire, a prouvé sa force en résistant si longtemps à une cause de dislocation qui eût agi bien plus rapidement sur des nationalités moins jeunes et en apparence mieux formées. La guerre de sécession n’a qu’une seule et unique cause, qui est l’esclavage. Les antiesclavagistes ne sont pas des sentimentaux, mais des patriotes : l’institution contre laquelle ils se liguent est un chancre qui peu à peu dévore les États-Unis et les achemine vers l’abîme ; beaucoup d’entre eux l’aperçoivent nettement. En effet, l’être dangereux, ce n’est point l’esclave, c’est le maître. Les constituants de 1787 ne s’en étaient pas rendus compte. Autour d’eux, on était unanime à regretter que sur la terre d’Amérique tous les hommes ne fussent pas libres. Hors de la Caroline du Sud, on n’eût pas entendu une seule voix s’élever alors en faveur d’un régime auquel on était d’accord pour mettre fin le plus tôt possible. L’erreur fut de croire que le problème se résoudrait de lui-même, qu’il y avait intérêt à attendre, qu’il suffirait d’interdire le commerce des noirs et que l’émancipation et l’assimilation se feraient lentement et naturellement. Le temps passa et le mal ne fit qu’empirer.

La demande d’admission du Missouri, en 1818, est un terrible réveil ; un député du Nord propose de spécifier que le nouvel État n’établira pas l’esclavage ; cette proposition déchaîne une tempête. La querelle dure deux ans ; on finit par accepter le Missouri comme État à esclaves en même temps que le Maine comme État antiesclavagiste ; et pendant longtemps les États continuent d’entrer ainsi dans l’Union, deux par deux, afin que l’équilibre électoral ne soit pas rompu : il l’est pour la Chambre des représentants, où le chiffre des députés est en proportion du chiffre de la population. En 1790, le Nord et le Sud se balançaient ; en 1820, il y a déjà 30 sièges de plus en faveur du Nord. Mais, au Sénat, on vote par État, chaque État ayant droit au même nombre de sièges. Toutes les fois qu’il s’agit de l’admission d’un nouvel État, une bataille effroyable s’engage. À la fin, les passions sont surexcitées au point qu’un député sudiste qui assomme, en plein Capitole, un de ses adversaires, est porté en triomphe par les Caroliniens. La question a changé de face ; la valeur des esclaves a triplé en vingt ans, parce que la production du coton a passé elle-même de 20 millions à 100 millions de francs, et que nulle machine ne vaut, pour le cultiver et le récolter, le travail humain. Mais s’il ne s’agissait que d’une question économique, ce serait l’intérêt des États chez lesquels l’esclavage est légalement organisé d’empêcher qu’il ne s’étende afin d’être seuls à jouir des avantages qu’il procure. S’ils se montrent si empressés à accroître ses domaines, c’est surtout parce que l’esclavage est devenu le symbole d’une civilisation, la clef de voûte d’un système politique en opposition directe avec la civilisation et le système qui se sont développés au Nord. Le grand propriétaire d’esclaves n’était qu’un égoïste, heureux que l’effort d’autrui puisse alimenter sa paresse ; maintenant, les vils instincts d’en bas l’ont envahi et l’ont rendu cruel, débauché : il a souvent auprès de lui un petit harem de femmes esclaves. Sa tyrannie s’exerce au delà de son domaine : il veut diriger la politique, faire la loi partout, mettre tout le monde sous le joug. Longtemps il ne s’est occupé que de son propre bien-être ; il vise maintenant à supprimer jusqu’aux libertés traditionnelles qui l’entourent. Il a des complices dans le Nord ; ce sont les gens d’affaires qui possèdent ou négocient les titres du Sud, les riches auxquels il procure de bons placements, et jusqu’au clergé épiscopalien dont la clientèle se recrute surtout dans la classe aisée. Tous ceux-là font silence sur « l’institution particulière » ; c’est ainsi que, par un hypocrite euphémisme, ils désignent l’esclavage lorsque force leur est d’en parler. L’intérêt les tient ; en même temps le langage habile des agents sudistes tend à corrompre leur cœur. On en est arrivé à ceci, que la suppression de l’esclavage non seulement détruirait les fortunes du Sud, mais atteindrait fortement celles du Nord. Quand il se fait dans les rues de Boston une chasse au nègre autorisée par la fameuse loi sur les esclaves fugitifs que le Congrès a eu la faiblesse de voter, les fenêtres se ferment. On ne veut point voir : on affecte d’ignorer le traitement que les lois barbares du Sud réservent au prisonnier. La corruption se propage par l’inertie. Et ainsi se trouve compromis l’avenir de cette grande République, si puissamment constituée, devant qui des hasards favorables ouvraient une carrière illimitée de prospérité matérielle et d’améliorations sociales. Elle possède des territoires immenses et fertiles, donnant à la fois sur l’Europe et sur l’Asie. Elle est assez éloignée de l’une et de l’autre pour n’avoir pas à redouter d’être envahie ni conquise, assez rapprochée pour que son commerce se développe indéfiniment. Le trésor des expériences accumulées par le vieux monde est à sa portée sans qu’elle ait eu la peine de contribuer à l’amasser ; toutes les entraves qu’y rencontre le progrès lui ont été épargnées. Une liberté presque absolue peut impunément inspirer sa législation ; une égalité longtemps utopique devient, pour la première fois, réalisable : nul obscurantisme ne se dresse devant la science à laquelle un culte universel est rendu. Mais tout cela menace d’être annihilé parce que deux cents ans plus tôt un navire hollandais a débarqué vingt nègres sur la côte de Virginie.

Assurément le danger est grand. Cependant Tocqueville, qui vient de parcourir les États-Unis et y a recueilli les éléments de son immortel ouvrage, demeure plein de confiance ; son merveilleux coup d’œil a su découvrir d’où viendra le salut : de la démocratie. Il y a, en effet, une partie de la nation qui ne possède pas de titres du Sud et n’a pas d’argent à placer sur le coton. Ceux-là estiment que l’honneur national vaut plus que le crédit ; ils n’ont pas de motifs pour se taire et ce qu’ils voient les révolte. Ils s’adressent directement à l’opinion publique et la soulèvent. Jusque-là on n’a essayé que des remèdes anodins, tels que la fondation de cette honnête petite république de Libéria, colonie africaine où les nègres des États-Unis peuvent jouir à leur aise des « bienfaits de la civilisation » ; mais, pour les y transporter, il faut les acheter à leurs possesseurs, et l’argent manque. Cette fois-ci, le plan est plus logique et plus pratique. Les sudistes le sentent bien ; chaque pétition déposée devant le Congrès, chaque société antiesclavagiste qui se fonde, chaque article virulent qui se publie dans le Liberator, leur arrache de véritables cris de rage. L’éditeur du Liberator est un jeune homme qui imprime et dirige son journal à lui seul, vivant de rien plutôt que d’abandonner une cause qui lui paraît aussi noble qu’elle est peu rémunératrice. Et bientôt le mouvement se propage ; il est conduit avec une vigueur, un désintéressement, une pureté de principes qui le rendent cent fois plus redoutable. Sans attendre la victoire du nouveau parti qui présente comme candidat à la présidence Abraham Lincoln, la Caroline du Sud se prépare à dénoncer le pacte de 1788 et à se retirer de l’Union. C’est la moins fidèle des colonies ; sa loyauté a toujours été suspecte. La doctrine de la « nullification », c’est-à-dire le droit pour un État de « nullifier » les lois fédérales votées par le Congrès, a été énoncée en Virginie. Mais c’était une déclaration de principes bien plus qu’une arme de réserve, une satisfaction d’amour-propre bien plus qu’une expression de méfiance. Les Caroliniens sont les seuls qui s’en soient servis et qui aient toujours menacé de s’en servir de nouveau. Aussi donnent-ils avec empressement le signal de la révolte, et leur exemple est suivi par le Mississipi, la Floride, l’Alabama, la Géorgie, la Louisiane et le Texas. Avant même que le Nord ait songé à la résistance, un nouveau gouvernement fédéral est sur pied. Il a son drapeau, sa constitution, son président, son organisation militaire ; il est en instances auprès des grandes puissances européennes pour se faire reconnaître. En Angleterre, ses agents le représentent comme le champion du libre échange et dissimulent de leur mieux l’esclavage qui est sa seule et unique raison d’être. Ce gouvernement est formé par les propriétaires d’esclaves ; aussi ses sujets sont-ils déjà façonnés à la discipline et à l’obéissance ; de la république, il n’a que le nom. En réalité, il est despotique, discute à huis clos, décide sans appel, commande et punit durement. Un grand péril est proche, c’est que la guerre n’ait pas lieu, c’est que le Nord, dans son désir d’éviter l’effusion du sang, n’oublie les forces dont il dispose et ne consente à une séparation amiable. En élisant Abraham Lincoln, il s’est donné un chef, mais il l’ignore encore. Il n’y a pas de courant populaire ; personne n’ose parler d’appel aux armes. Lincoln ose, lui, et avec cette sagacité merveilleuse qui est en lui, il trouve immédiatement la note juste. Il ne préjuge pas la question de l’esclavage, mais il juge celle de la rébellion. Il maintiendra l’Union par tous les moyens, ne reconnaissant pas aux États le droit de la rompre. Les confédérés veulent la guerre parce qu’ils croient au succès infaillible de leurs armes ; ils attaquent la garnison du fort Sumter, à Charleston. Lincoln rédige aussitôt un appel aux armes ; il demande 75,000 volontaires : 300,000 se présentent et, en quelques jours, tout le Nord est uni ; l’esprit de parti disparait, le patriotisme s’exalte. La lutte est engagée.

Des écrivains de talent en ont déjà retracé les péripéties héroïques, mais nul n’a tenté jusqu’ici d’en écrire l’histoire définitive à l’aide des innombrables documents renfermés dans les archives privées et publiques. Parmi les soldats du Nord, beaucoup notaient chaque soir, pour leurs parents ou pour eux-mêmes, les péripéties de la journée, et ces relations sont dignes d’être consultées. Jamais armées, en effet, ne représentèrent une pareille somme de science et d’intelligence ; jamais on ne trouva sous les drapeaux tant d’hommes instruits et éclairés ; ce résultat bienfaisant de l’esprit d’égalité et de la diffusion de l’instruction fit la supériorité du Nord. Le Sud avait pour lui les officiers d’élite que lui fournit la Virginie en adhérant à la confédération. Son adhésion fut tardive et hésitante. Elle détermina la conduite de Lee et de ses camarades. Ceux-là, certes, ne se battaient pas pour défendre l’esclavage, mais la petite patrie dans leurs cœurs l’emporta sur la grande. Ils s’enrôlèrent, — et quelques-uns bien à regret, — là où la Virginie elle-même s’enrôlait. La guerre de sécession dura du 14 avril 1861 au 3 avril 1865. On estime qu’elle coûta près de 14 milliards de francs et anéantit ou estropia pour la vie près d’un million d’hommes. Mais les États-Unis en sortirent grandis, affermis pour longtemps, fortement trempés et aptes à remplir les plus hautes destinées. Le monde nota avec surprise la façon dont se termina une lutte si acharnée, sans représailles, sans exécutions ni confiscations, sans désordres d’aucun genre. Le licenciement des vainqueurs s’accomplit avec autant de facilité que le désarmement des vaincus ; dans le culte fleuri rendu aux morts, les haines s’évaporèrent ; les universités inscrivirent sur des tablettes de marbre les noms des étudiants tombés au champ d’honneur ; l’une d’elles choisit pour gouverneur le grand vaincu Robert Lee et lui confia le soin de former les générations nouvelles. Un souvenir grave, ému plana, sur cette race d’hommes qui, le combat fini, retournaient aux labeurs pacifiques, moins glorieusement fiers de leur Union, mais l’aimant davantage. Chaque année, depuis lors, le Decoration Day a ramené dans les cimetières la foule recueillie. L’Amérique a retenu cette leçon apprise sur les tombes de ses vaillants soldats que ni le recul des frontières, ni l’accumulation des richesses ne suffisent à constituer une nation et qu’il faut pour cela un passé de luttes désintéressées et de souffrances collectives. La dernière victime fut Abraham Lincoln ; le poignard d’un sudiste fanatique fut dirigé sur cet homme dont la bonté égalait l’énergie et qui, réélu aux acclamations du peuple, allait panser doucement les blessures des vaincus, après avoir, sans faillir jamais, soutenu le courage et la confiance de leurs adversaires.

Cette fin tragique fixe l’attention non pas seulement sur les actes, mais sur la personnalité du seizième président des États-Unis, et l’historien se sent amené tout naturellement à rapprocher l’une de l’autre ces deux figures si marquantes et en apparence si dissemblables, Washington et Lincoln. Entre eux, tout semble contraste. Le premier est un grand seigneur : sa famille est noble, sa fortune considérable ; il a reçu une éducation conforme à son rang. Sa modestie égale son mérite, mais il se fait du pouvoir une conception qui ne lui permet pas de l’exercer sans prestige. Il accepte qu’on le traite d’Altesse ou d’Excellence ; sa fête est célébrée comme celle d’un souverain, et lorsqu’il se rend au Congrès, six chevaux traînent son carrosse à caisse dorée et ses gens portent la livrée de sa maison, blanche à parements rouges. À ses réceptions solennelles du mardi, il a l’épée au côté et sur son habit de velours noir brille la plaque en diamants de l’ordre de Cincinnatus[6]. Ses cheveux poudrés encadrent son beau visage calme ; il y a dans toute sa tenue une dignité, une majesté qui inspirent le respect. Le second est fils d’un obscur ouvrier : il a lui-même travaillé de ses mains ; on l’appelait le fendeur de pieux (rail splitter), et ce fut un de ses titres à la confiance des politiciens qui le choisirent pour candidat et le présentèrent aux électeurs. Son éducation s’est faite toute seule, au hasard des livres qui tombaient sous sa main. On ne sait comment il a pu acquérir la connaissance approfondie des lois qui lui a permis de devenir avocat et de réussir dans cette carrière pour laquelle, cependant, il ne semble pas fait. Il y a quelque chose d’un peu grotesque dans sa silhouette. Il est haut de six pieds et horriblement maigre : il s’avance, les épaules voûtées, les bras ballants, la démarche incertaine, vêtu de sa légendaire redingote noire à demi usée. Sa chevelure est inculte, sa bouche et son nez énormes, son front sillonné de rides ; mais ce qui brille dans ses yeux noirs est tel que, lorsqu’on a croisé son regard, on ne l’oublie plus.

Washington est déjà illustre quand il arrive à la magistrature suprême ; il y est porté par un courant unanime d’enthousiasme populaire. Lorsque, pour prendre possession de sa charge, il se rend de Mount-Vernon à New-York où le siège du gouvernement est provisoirement fixé, des ovations sans nombre lui sont faites ; à Trenton, où il a remporté une de ses plus brillantes victoires, un arc de triomphe est dressé et des jeunes filles vêtues de blanc jettent des fleurs sous ses pas. Le canot présidentiel traverse l’Hudson suivi d’un cortège d’embarcations pavoisées. Washington a, devant lui, une tâche bien ardue à remplir, mais il semble qu’elle doive lui être facilitée par la gratitude et la bonne volonté de tous. Son administration pourtant n’est pas exempte d’amertumes ; la majorité lui reste fidèle, mais une minorité ingrate use pour l’attaquer de procédés déloyaux et va jusqu’à ridiculiser ce beau titre de « père de la patrie » qu’il a reçu de ses contemporains reconnaissants et que la postérité consacrera.

Lincoln, lui, n’a guère de passé. Il y a, dans son parti, des hommes plus en vue ; on les écarte, selon l’usage qui tend à prévaloir, à cause de leur valeur même. Nul, parmi ses meilleurs amis, ne sait ce dont il est capable. Mais les abolitionnistes lui ayant donné leurs suffrages, son élection est le signal de la guerre civile. Il n’est pas encore « inauguré » et déjà des assassins rôdent autour de lui. C’est à la faveur de la nuit et en avance sur l’heure fixée qu’il pénètre dans la capitale ; les troupes qui l’entourent le jour où il prête serment sont là pour le protéger. Jamais chef d’État ne s’est trouvé en présence d’une pareille situation. Les devoirs qu’il a à remplir sont aussi lourds que sont faibles les ressources dont il dispose. D’un côté est la rébellion, formidable et déjà organisée ; de l’autre, règnent l’hésitation et le découragement. Cependant la courte carrière de Lincoln suffit à sa renommée et sur son cercueil le monde entier s’incline, saisi de respect.

Or, de Washington à Lincoln, la distance n’est pas si grande ; les contrastes n’existent que dans la forme ; les ressemblances, au contraire, sont profondes. L’un et l’autre sont deux magnifiques exemplaires de l’humanité, marqués au coin de cette nouvelle fabrique d’hommes qui s’appelle l’Amérique et dont le vieux monde commence à admirer les produits sans les bien comprendre encore. Washington et Lincoln ont, à un haut degré, l’esprit américain ; leurs âmes sont sœurs. C’est une tendance habituelle de notre nature de prêter plus d’attention aux actes en général qu’aux mobiles dont les actes s’inspirent. Ainsi le nom de Washington évoquera le souvenir des batailles qu’il a gagnées, des talents dont il a fait preuve dans le gouvernement de son pays, et celui de Lincoln demeurera attaché à l’abolition de l’esclavage qu’il a réalisée. Inconsciemment on les comparera à d’autres capitaines, à d’autres chefs d’État, sans noter ce qui les en différencie, ce qui fait leur supériorité véritable et leur originalité, ce qui explique le prestige et la durée de leurs œuvres. Lisez la harangue par laquelle Washington, à l’issue de la guerre de l’Indépendance, se démet de ses fonctions de commandant en chef et le message que, quatorze ans plus tard, il adresse au peuple des États-Unis au moment d’abandonner la présidence de la République. Lisez de même le discours que prononce Abraham Lincoln, le jour de son inauguration, pour exposer ses vues et son programme. Ce sont là des documents sans précédents. Le passé n’en fournit pas d’analogues. Jamais un soldat victorieux, jamais le chef d’une grande nation n’ont tenu un pareil langage. On ne les eût pas compris, surtout on ne les eût pas jugés dignes d’être suivis et obéis, car ce langage est celui d’un subordonné, non d’un maître. Or, chose étrange, il s’en dégage une impression de force que nulle autorité personnelle n’aurait pu produire au même degré. Cette force est celle de la loi. Elle en a les caractères d’anonymat, de collectivité et de stabilité. Ici, la loi domine complètement l’individu qui se réclame, s’inspire d’elle et ne se croit pas d’autre mission que de la faire observer et interpréter exactement. Aussi Washington, ses pouvoirs expirés, retourne-t-il à ses occupations de grand propriétaire rural, comme Lincoln serait retourné à son cabinet d’avocat si la mort n’avait prématurément tranché le fil de ses jours. L’un et l’autre sont des « improvisés ». Ils apportent à la conduite des affaires publiques leurs qualités quotidiennes, la clarté, la persévérance, la franchise, la modération, et cela leur suffit à résoudre des problèmes politiques contre lesquels des Européens expérimentés se fussent brisés. Il est évident qu’un principe nouveau s’est introduit dans le gouvernement des sociétés humaines et que, loin de s’affaiblir, il s’est encore fortifié de Washington à Lincoln. Entre leurs présidences, soixante-quatre années se sont écoulées ; des hommes de second et de troisième ordre ont rempli la même charge qu’eux ; ils n’y ont pas réussi de même ; certains n’ont pu y apporter des vertus qu’ils ne possédaient pas. Mais le principe est demeuré.

C’est un principe de simplification. Sous son apparence compliquée, la société américaine est extrêmement simple. Elle l’est d’instincts, de besoins et de sentiments. Nous autres qui sommes déshabitués de la simplicité au point de ne savoir plus l’atteindre que par une recherche raffinée de sensations rares, en quelque sorte par excès de complication, nous avons peine à comprendre la civilisation transatlantique parce que nous y cherchons l’équivalent de la nôtre. Or, là où nous mettons en mouvement trois machines, une seule suffit aux Américains, et là où ils ont un employé, il nous en faut dix. En politique ils estiment qu’on peut gouverner un grand pays comme on gouverne une petite communauté, avec les mêmes garanties, les mêmes méthodes, le même contrôle. Chez eux, Richelieu passerait pour fou et on enfermerait Machiavel. Cette société simplifiée aborde sans crainte les problèmes sociaux les plus ardus. Nous la verrons innover en matière religieuse, ouvrière, pédagogique ; nous constaterons même qu’elle croit avoir une mission internationale à remplir et s’y prépare. Un royaliste qui a fait un effort sincère pour apprécier impartialement les États-Unis et y est à demi parvenu, M. le duc de Noailles, a écrit ces lignes remarquables : « La supériorité américaine paraît tenir à un don, à un sens spécial, espèce de notion spontanée de la direction droite, comparable à l’aimant dans la boussole ou à l’instinct de l’hirondelle qui sait toujours reconnaître le chemin du nord ou du midi. » Ce sens spécial, Washington et Lincoln l’avaient au plus haut degré. Il ne s’est pas perdu depuis eux ; il a continué de se manifester, en dehors des qualités exceptionnelles qui placent ces deux hommes si au-dessus des autres hommes. On en rencontre les traces dans la plupart des œuvres d’initiative privée qui ont surgi depuis la guerre ainsi que dans les messages et les décisions du président Cleveland. Et c’est à l’aide de ce sens spécial que les Américains trouveront, pour les problèmes sociaux, des solutions simples et nouvelles auxquelles l’Europe peut-être ne s’attend pas.

Quand Lincoln eut expiré, le vice-président Johnson lui succéda et tant bien que mal joua son rôle. Un conflit d’attributions entre le chef de l’État et le Congrès n’entrava pas la politique de « reconstruction ». Les uns après les autres, les États rebelles reprirent leur place dans l’Union. La prospérité matérielle s’affirma de nouveau. Tandis que s’achevaient la pose du câble transatlantique et la construction du chemin de fer transcontinental, les sudistes se mettaient résolument à l’œuvre pour refaire leur fortune. Il est dans le caractère américain d’accepter sans arrière-pensée le fait accompli, même lorsqu’on a soutenu, pour l’empêcher de s’accomplir, une lutte à outrance[7]. Jeunes et vieux rivalisèrent d’entrain et les circonstances vinrent en aide à leur courage. Des mines de fer et des dépôts de charbon d’une grande richesse furent découverts dans la Géorgie, le Tennessee, l’Alabama et y attirèrent les capitaux du Nord. D’autre part, on trouva le moyen de fabriquer de l’huile avec les graines tombées du cotonnier. Enfin le délicieux climat de la Floride et des régions environnantes fit éclore des stations hivernales dont la vogue devint une source de profits considérables. Les nègres ne furent pas les plus heureux. Leur conduite, pendant la guerre, avait pourtant été méritoire. Les uns, enrégimentés sous la bannière du Nord, s’étaient vaillamment battus ; les autres, demeurés dans le Sud, avaient veillé sur les femmes et les enfants des confédérés dont la vie se trouvait, en somme, à leur discrétion. La guerre finie, ils se sentirent désorientés ; ils n’avaient plus rien à attendre de leurs anciens maîtres et n’étaient point préparés aux responsabilités de la vie libre. Ils devinrent la proie des carpetbaggers[8] qui exploitèrent leur vanité. On put voir alors des domestiques des hôtels de Montgomery siéger dans la législature de l’Alabama et la Louisiane élire un sénateur et deux députés qui, pendant les vacances, servaient sur les paquebots du Mississipi, l’un en qualité de barbier, les autres comme garçons de chambre. Quant à la Caroline du Sud, la justice y fut administrée par un grand nombre de magistrats qui ne savaient ni lire ni écrire, mais dont la peau était irréprochablement noire. Ces choses ne durèrent pas. De 1869 à 1876 les blancs reprirent possession du pouvoir dans tous les États successivement. La Caroline du Sud, la Floride et la Louisiane furent recouvrées en dernier lieu et non sans peine. En 1877, les dernières troupes fédérales d’occupation se retirèrent. Depuis lors, leur intervention n’a plus été nécessaire. Il est entendu que là où les nègres possèdent la majorité ou même une très forte minorité, on ne compte point leurs votes. Ils souscrivent à ce régime ; ils supportent de même la vie à part qu’on leur fait ; ils ont leurs églises, leurs écoles, leurs wagons, leurs quartiers réservés. S’ils commettent certains crimes contre les blancs, ceux-ci les lynchent. Pour le reste, ils jouissent d’une complète liberté et progressent en paix.

Car presque tous ceux auxquels on fournit les moyens de s’instruire en profitent. Toute race échappée à l’esclavage, après l’avoir longtemps subi, demeure éminemment influençable. Les nègres, en Amérique, sont ce qu’on les fait ; ils s’avilissent ou s’abaissent selon l’action qui s’exerce sur eux. Partout où l’on s’occupe d’eux intelligemment, ils s’améliorent ; leurs progrès, bien entendu, sont lents. Leur nombre dépasse 7 millions ; c’est beaucoup. Il y aurait danger si la population blanche ne s’accroissait plus rapidement que la population noire ; celle-ci domine encore numériquement dans le Mississipi, la Louisiane et la Caroline du Sud. Il est probable qu’elle perdra cette supériorité avant d’avoir su en faire usage. Dans les autres États, les blancs sont déjà les plus nombreux. Du reste, la frontière confédérée de 1861 ne correspondait pas à la réalité des choses. La Caroline du Nord, la Virginie de l’Ouest et toute la partie montagneuse du Kentucky et du Tennessee étaient, dès cette époque, peuplées par des forestiers et de petits agriculteurs, gens peu lettrés, rudes et honnêtes. Leurs terres ne convenant pas à la culture du coton et du tabac, l’esclavage ne les avait jamais atteints. Mais ils le détestaient d’instinct et fournirent aux armées du Nord un important contingent.

Certains, considérant qu’il existe encore une question nègre, déclarent que la guerre de sécession a manqué son but. Mais ce but était l’abolition de l’esclavage et non l’expulsion des esclaves. L’esclavage était une maladie, la présence des noirs n’est qu’un embarras. Avec le rétablissement de l’ordre légal dans les États du Sud prend fin la troisième période de l’histoire des États-Unis, celle qui correspond à la grande crise sanglante si souvent prévue, tant redoutée, ajournée par des compromis sans nombre et dont les résultats imprévus ont été tels qu’on chercherait vainement dans le passé une secousse plus salutaire, un holocauste plus bienfaisant.


(À suivre.)
Pierre de COUBERTIN.

  1. Voir la Nouvelle Revue du 15 décembre 1896 et 1er  janvier 1897.
  2. Lettres de Washington au président du Congrès (23 décembre 1777) et à Benjamin Harrison, speaker de la Chambre de Virginie (décembre 1778).
  3. La bataille de la Nouvelle-Orléans eut lieu le 8 janvier 1815. À cette date, le traité de Gand qui mit fin à la guerre était déjà signé, mais la nouvelle n’en était pas encore parvenue en Amérique.
  4. Le traité de Guadalupe-Hidalgo cédait aux États-Unis la Californie, le Nouveau-Mexique, l’Arizona et la région où se sont formés depuis les États du Colorado, d’Utah et de Nevada.
  5. Calhoun, toutefois, ne demeura pas fidèle à ce programme et son zèle esclavagiste l’entraîna dans une voie antinationale.
  6. L’ordre de Cincinnatus, fondé en 1783 par les officiers de la guerre de l’Indépendance, devait, dans la pensée des fondateurs, être héréditaire. La clause d’hérédité dut être abandonnée à cause des véhémentes attaques qu’elle causa. L’emblème était un aigle d’or attaché à un ruban blanc et bleu. Washington ne le porta que dans les premiers temps de sa présidence. L’ordre existe encore comme société privée dans six États où d’ailleurs il a changé complètement de caractère.
  7. Peu de temps après la guerre, à Richmond, dans un dîner, un toast fut proposé « au drapeau des vaincus » (the fallen flag). Le fils du général Lee était présent ; il se leva et dit : « Messieurs, ces temps ne sont plus. Nous n’avons qu’un seul drapeau, le glorieux étendard étoilé et, pour ma part, je ne prendrai mon fusil ni ne lèverai mon verre pour aucun autre. » Vit-on jamais une guerre civile se terminer de la sorte, sans désordres et presque sans rancunes ? Il est positif que l’Amérique a modifié certaines des lois de l’histoire.
  8. On nommait ainsi, à cause du sac de nuit en tapisserie qui constituait leur unique bagage, les aventuriers qui, après la guerre, se ruèrent sur le Sud et organisèrent en grand l’exploitation des nègres.